M. PETTIGREW - ALLOCUTION À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE D'ÉTÉ 2001SUR LES AFFAIRES PUBLIQUES DU COUCHICHING INSTITUTE - « AU NOM DU CANADA » - ORILLIA (ONTARIO)
2001/27 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE PIERRE PETTIGREW,
MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL,
À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE D'ÉTÉ 2001
SUR LES AFFAIRES PUBLIQUES
DU COUCHICHING INSTITUTE
« AU NOM DU CANADA »
ORILLIA (Ontario)
Le 12 août 2001
(13 h HAE)
La Renaissance : une première période de transformation
Le mois dernier, les dirigeants des pays du G-8 se sont réunis à Gênes pour leur sommet annuel.
Comme vous le savez, Gênes était autrefois une importante puissance méditerranéenne. De fait, on la décrivait
jadis comme « une cité d'une telle majesté que les Vénitiens craignaient sa puissance et enviaient sa
richesse ».
Quiconque est allé dans cette ville qui vit naître Christophe Colomb conviendra certainement qu'il est
impossible de s'y promener sans penser à la Renaissance.
La Renaissance… après des siècles d'obscurantisme, l'épanouissement soudain des arts et de la littérature,
des sciences et de la technologie, de la religion et de la philosophie. Les gens qui commençaient à redécouvrir
la sagesse des anciens et à contester les enseignements contemporains.
Ce fut une période de chocs et de soulèvements, de découvertes merveilleuses et de condamnations amères,
où les idées et les inventions changèrent irréversiblement la société européenne.
La Renaissance a libéré des forces qui ont mené à la Réforme, puis à la guerre de Trente Ans et aux traités de
Westphalie, qui créèrent un nouveau système international fondé sur l'État-nation.
Un aspect de la mondialisation : ordre international c. désordre mondial
C'est cet ordre international -- des États-nations traitant avec des États-nations -- qui régit les affaires de
l'humanité depuis 1648. C'est sur lui que reposent en partie la sécurité et la prospérité depuis plus de 300 ans.
Cet ordre international peut se définir comme celui du monde de l'État, codifié, ritualisé, composé d'un nombre
fini d'acteurs qui sont connus et plus ou moins prévisibles.
Et c'est cet ordre international sûr et prévisible qui s'est présenté le mois dernier, à Gênes, au sommet du G8,
qui n'était que le tout dernier en date d'une multitude d'autres sommets de représentants de différents
gouvernements nationaux. Une réunion de pays qui essaient de coopérer et de résoudre ensemble des
problèmes qui exigent de plus en plus des solutions aux niveaux international et supranational.
Bien entendu, nous avons également vu autre chose à Gênes, quelque chose qui est devenu très courant à
l'occasion de ces réunions internationales, quelque chose qui, à mon sens, annonce des changements
considérables.
J'ai assisté à la première de ces manifestations à Seattle, en 1999. Depuis, d'autres ont été organisées dans
de nombreuses villes dans le monde. Ce dont nous sommes témoins, c'est de l'affrontement entre le vieil ordre
international et ce que j'appelle le nouveau désordre mondial. Je tiens à préciser que je n'attache aucune
connotation péjorative au mot « désordre », car c'est toujours du désordre que naissent créativité et
améliorations.
Entre Seattle et Gênes, nous avons vu la fin du consensus de l'après-guerre au sein des démocraties,
événement qui favorise la croissance du nouveau désordre mondial.
Contrairement à l'ordre international que je décrivais il y a un instant, avec son nombre fini d'acteurs, ses codes
et ses rituels, ce nouveau « désordre mondial » repose sur un monde multicentrique qui se compose d'un
nombre presque infini de participants capables d'agir à l'échelle internationale et souvent indépendamment des
gouvernements.
Cette nouvelle force, à laquelle les dirigeants gouvernementaux doivent faire face, est à la fois un produit et un
contrecoup de la mondialisation.
J'ai toujours trouvé ironique que les manifestants s'opposent de façon si véhémente à un processus -- la
mondialisation -- à qui ils doivent le succès de leur mouvement!
Les ONG et les autres éléments de la société civile incarnent la mondialisation même -- ils peuvent se
mobiliser très facilement à très faible coût et ce, grâce à la mondialisation! -- puisqu'ils sont tous en ligne, en
communication constante, à s'envoyer par courrier électronique des articles, des stratégies, des pétitions, des
programmes de réunion et toute autre chose qui servira leur cause.
Je le dis en toute sincérité : ils en savent bien plus que le gouvernement -- ou que ceux d'entre vous qui
appartenez au monde des entreprises -- sur l'utilisation d'Internet! Ils pourraient nous en remontrer quant à
l'importance de la vitesse, de la souplesse, des décisions rapides et d'autres aspects des communications en
ligne.
Désordre mondial : nostalgie d'un monde qui n'a jamais existé
Je tiens à préciser que le point de vue de la plupart de ces manifestants est valide, que leurs préoccupations
sont légitimes et que leurs questions sont pertinentes.
Ainsi, un des éléments du désordre mondial, le mouvement écologiste, est à mon sens la dernière force vitale à
contester le capitalisme, à en montrer et à en dénoncer les effets négatifs et à proposer une action vigoureuse
menée dans l'unité pour contrer ces effets. Et, après l'effondrement, depuis 1989, de toutes les autres
idéologies crédibles, il faut bien que le capitalisme soit contesté. Sans cela, faute de contrepoids, le capitalisme
pourrait se détruire lui-même ou détériorer la qualité de vie des habitants de cette planète.
Malheureusement, la plupart des groupes du mouvement anti-mondialisation manquent de cohérence et ils
n'ont pas la perspective pratique de bien des écologistes.
Comme l'écrivait dernièrement M. Joseph Nye, doyen de la John F. Kennedy School of Government de
Harvard, dans Foreign Affairs : « Les manifestants, qui viennent principalement de pays riches, forment un
mouvement hétérogène et leur coalition ne fait pas toujours preuve de cohésion interne. On trouve parmi eux
des syndicalistes qui redoutent la perte d'emplois et des étudiants qui veulent aider le tiers monde à créer des
emplois... Certains manifestants affirment qu'ils représentent les pays pauvres, mais en même temps, ils
défendent le protectionnisme agricole des pays riches. »
Sur ce dernier point -- les manifestants qui affirment parler au nom des pays pauvres --, laissez-moi vous dire
que, pendant le Sommet des Amériques à Québec, j'ai été frappé par la différence entre ce que les
manifestants disaient dans la rue et ce que les dirigeants élus de l'hémisphère disaient autour de la table du
sommet.
Tous les dirigeants, qu'ils représentent des économies insulaires pauvres ou des pays industrialisés puissants,
qu'ils soient socialistes ou tenants du libéralisme, tous donc ont parlé d'une même voix sur un sujet au moins.
En effet, tous étaient favorables à la poursuite de la libéralisation des échanges et tous croyaient en ses
bienfaits.
Prenez quelqu'un comme Ricardo Lagos Escobar, le président du Chili. Voilà un socialiste convaincu -- un
homme qui a été l'ambassadeur de Salvador Allende à Moscou, pour vous donner une idée de sa carrière.
On aurait donc du mal à qualifier le président Lagos d'agent du capitalisme mondial, et pourtant, c'est un
fervent partisan de meilleures relations commerciales dans les Amériques et ailleurs. Il y voit, en effet, la seule
solution pour que son pays parvienne véritablement à se développer.
Cependant, malgré le soutien apparent au développement du commerce que l'on note dans les pays qu'elles
affirment représenter, et chez les gens sérieux comme le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, les forces
anti-mondialisation de la planète persistent dans leur opposition.
Les raisons en sont peu claires. En effet, pour l'essentiel, les opposants à la mondialisation à qui j'ai parlé -- et
j'ai parlé à beaucoup d'entre eux -- veulent revenir en arrière, c'est comme s'ils étaient animés d'une espèce
de nostalgie.
De quoi? Je ne suis pas sûr -- des luttes de classes épiques du passé, de l'État providence des années
1970... d'une certaine manière, d'un monde idéalisé qui n'a jamais existé.
Il est fort malheureux que toute cette énergie serve uniquement à s'opposer au travail des gouvernements et
de leurs organismes, à y faire obstruction ou à l'entraver. Et c'est malheureux pour deux raisons.
Premièrement, parce que si on empêche les représentants des gouvernements de se rencontrer, -- ce qui
semble avoir été l'objectif de plusieurs à Gênes -- s'ils ne peuvent pas renforcer un système de commerce
réglementé et garantir que nos nouvelles institutions continuent d'être efficaces et pertinentes, c'est le citoyen
ordinaire qui en souffrira le plus. En limitant davantage la latitude des acteurs politiques, on ne fait que
renforcer celle des acteurs ou des décideurs purement économiques. Or, les dirigeants politiques sont les seuls
à pouvoir mettre en œuvre des solutions mondiales nécessaires pour leur faire contrepoids.
Si le libre jeu apparent des forces du marché est une des principales préoccupations des manifestants, on
pourrait penser qu'ils appuieraient volontiers les gouvernements dans les efforts qu'ils déploient pour
humaniser la mondialisation et pour faire en sorte que les marchés servent les intérêts de tous.
Des passions politiques aux passions éthiques
Deuxièmement, la nature chaotique de l'opposition est regrettable parce que les manifestants laissent
échapper une occasion en or de redéfinir la société.
Je pense sincèrement qu'au-delà des avantages dans des domaines tels que l'économie et les
communications, notamment, la mondialisation crée les conditions voulues pour une transformation radicale de
notre société, pour confier à chacun de nouveaux pouvoirs, tout en renforçant les liens entre l'individu et la
société. Par exemple, l'information et le savoir sont beaucoup mieux partagés de nos jours. Les simples
citoyens en savent autant, et aussi vite, sur ce qui se passe dans le monde que les ministres des Affaires
étrangères ou du Commerce international. Il arrive souvent que CBC Newsworld, CNN, TV5 et BBC World
News soient plus rapidement informées des événements qui surviennent que les gouvernements par leurs
propres réseaux!
Après la chute du Mur de Berlin, le monde n'a plus eu qu'un seul modèle politique et économique à offrir. Cela
a conduit à une baisse de la participation électorale qui laisse certains perplexes, mais que je trouve assez
compréhensible, quoique malheureuse et problématique. En tout cas, la gamme des options politiques s'est
considérablement réduite.
Et parallèlement, le triomphe du capitalisme illimité, sans entrave, a réveillé chez nos concitoyens le sentiment
d'être de plus en plus confinés à leurs rôles de consommateurs et de producteurs, alors que plusieurs d'entre
eux ont une vision beaucoup plus large de leur rôle dans la société.
Les citoyens de démocraties bien établies perdent confiance dans leurs dirigeants politiques et dans leurs
institutions, et beaucoup deviennent des militants spécialisés, sympathisants d'organisations qui luttent pour
l'environnement ou contre les OGM [organismes génétiquement modifiés], ou encore pour de justes salaires
dans les pays en développement ou pour quelque autre cause valable.
Quand nous réfléchissons à ce double phénomène -- recul de l'engagement politique et investissement
croissant dans la société civile --, il est évident que les passions éthiques supplantent les passions politiques.
Dans le cadre de cette évolution de la société, nous passons d'une éthique de la justice à une éthique de
l'attention. Pendant longtemps, notre société a été convaincue qu'elle ne pouvait regarder au-delà de l'horizon
tracé par les Lumières, celui d'une justice commutative axée sur la rétribution, la réparation des torts et la
punition des crimes. À présent, nous pouvons regarder au-delà de cet horizon. Nous pouvons nous le
permettre. C'est le progrès humain.
L'Afrique du Sud nous fournit une illustration frappante des nouvelles perspectives de justice. Dans ce pays, le
travail de la Commission pour la vérité et la réconciliation, et le processus de réflexion et de débat très
fructueux qui en a découlé, a montré que la justice des Lumières n'est pas la seule que l'on puisse concevoir.
Des expériences comparables ont eu lieu, à plus petite échelle, en Tchécoslovaquie et au Chili, ainsi que dans
certaines collectivités autochtones, ici même, au Canada.
La société traversant des changements fondamentaux, de nouveaux acteurs seront appelés à jouer des rôles
plus importants. Or, certains de ces acteurs ont des avantages. Ainsi, les femmes jouent un rôle plus important
que jamais aujourd'hui parce qu'elles ont appris, au cours de combats remportés, notamment tout au long des
30 dernières années, à combiner leur vie professionnelle et personnelle en une vision unique. Le discours
féministe nous a beaucoup appris. Le point de vue des femmes, leurs sensibilités particulières nous ont permis
de beaucoup mieux comprendre la société et le monde dans lesquels nous vivons.
Cette perspective holistique, qui vise à concilier les différents besoins et aptitudes individuels, est essentielle
dans notre monde moderne où chacun doit assumer un nombre croissant de responsabilités, tant au travail
que dans sa vie personnelle.
Les jeunes joueront également un rôle plus important dans la nouvelle société qui se dessine, car ils sont très
adaptables et ouverts aux promesses du nouveau monde « global ». Les immigrants aussi, car ils voient plus
facilement le monde comme une communauté, et sont prêts, par nature, à prendre des risques et sont
capables de s'adapter à de nouvelles réalités. Ils ont déjà réinventé leur vie une fois.
Les principaux acteurs politiques de notre futur immédiat devront essentiellement faire preuve de créativité. Ce
seront -- ce sont déjà -- ces personnes ou ces groupes qui travaillent à combiner l'expérience culturelle (vie
privée) et la participation à l'économie, au monde de l'action (vie publique). C'est la raison pour laquelle les
jeunes, les femmes, les immigrants, les membres des minorités et les écologistes ont été les principaux acteurs
depuis plus de 20 ans.
Le système politique doit s'inspirer de ces groupes, s'ouvrir davantage au changement et mieux s'adapter aux
nouvelles réalités et aux nouvelles sensibilités. Pour retrouver sa crédibilité auprès d'un nombre croissant de
citoyens, le système politique doit être prêt aussi à prendre position dans les nouveaux débats éthiques.
En tant qu'hommes et femmes politiques, si nous voulons continuer de contribuer à l'amélioration de la qualité
de vie de nos concitoyens, nous devons être prêts à ne plus nous cacher derrière la robe des juges et à ne
plus nous réfugier derrière des sondages et les avis de spécialistes des médias. Les dirigeants politiques
doivent être prêts à affronter les problèmes éthiques difficiles qui jalonneront le début du XXIe siècle.
Car c'est ainsi que nous conjuguerons nos efforts à ceux de la société civile et que nous chercherons,
ensemble, à humaniser la mondialisation.
Transparence : tendre la main à la société civile
Dans le cadre de mon engagement à humaniser la mondialisation, je consacre beaucoup d'énergie à rendre le
système plus accessible à la société civile.
De toute évidence, il est essentiel, entre autres, de rendre plus transparents les éléments de la mondialisation
sur lesquels nous avons prise. Je veux dire, en l'occurrence, que des organisations telles que l'OMC
[Organisation mondiale du commerce] et la Banque mondiale et des instruments tels que l'ALENA [Accord de
libre-échange nord-américain] et la ZLEA [Zone de libre-échange des Amériques] doivent être plus
transparents.
Après tout, nous vivons dans le monde d'Internet et de Cluetrain Manifesto, où l'on a accès à tellement
d'information instantanément, d'un clic de souris, et les gens peuvent aller chercher cette information, et ils le
font.
Nous vivons dans un monde où les gens sont plus sceptiques, où ils n'ont plus la même confiance dans les
dirigeants et où ils ne prennent plus rien pour argent comptant. S'ils ne peuvent bien cerner quelque chose,
non seulement cette chose est sans valeur, mais en plus, elle est suspecte.
En adoptant une approche transparente, nous pouvons démystifier le processus de mondialisation aux yeux de
nombreux citoyens. En les laissant consulter des avant-projets de textes de négociation ou regarder à
l'intérieur d'une organisation pour trouver réponse à leurs questions, nous faisons taire une des plus grandes
accusations lancées par le mouvement anti-mondialisation, à savoir que les accords commerciaux sont conclus
dans le secret, derrière des portes closes, au nom de sociétés transnationales.
C'est pourquoi j'étais heureux de jouer un rôle actif dans la publication des avant-projets de textes de
négociation de la ZLEA. C'est pourquoi j'étais heureux également que mes collègues américain et mexicain et
moi-même ayons décidé il y a deux semaines, à Washington, de faire preuve de plus de transparence au sujet
du chapitre 11 de l'ALENA.
Cette nouvelle transparence est le symbole d'une nouvelle ère dans les négociations commerciales et j'espère
sincèrement qu'elle prendra de l'ampleur. L'OMC, notamment, gagnerait grandement à ce type de
transparence, et je m'efforce avec d'autres de parvenir à l'y instaurer.
Je suis fermement convaincu que la transparence et un débat ouvert sont très prometteurs pour l'avenir de la
mondialisation, même s'il reste encore beaucoup de problèmes à régler.
Le Canada : pas un État-nation traditionnel
Cependant, malgré les défis et les changements qui pointent à l'horizon, je dois vous dire que je suis très
optimiste quant aux promesses de la mondialisation. Contrairement à certains, je ne redoute pas l'avenir. Je
suis fermement convaincu que le Canada, de par sa nature très unique, est mieux équipé que tout autre pays
pour relever les défis de la mondialisation.
J'ai intitulé ces observations « Au nom du Canada ». Je vais donc essayer d'exprimer mon point de vue en tant
que Canadien dans cette ère révolutionnaire.
Le Canada est une entité politique par excellence. Depuis le tout début, il a résisté aux flux économiques
naturels Nord-Sud, choisissant au contraire une orientation Est-Ouest fondée sur des alliances, d'abord avec
les Premières nations, puis entre les provinces de la fédération.
Depuis le tout début, donc, avant d'être un pays sur le plan économique, le Canada était un pays sur le plan
politique. Nous avons bâti un pays septentrional et, à l'instar d'autres nations septentrionales, comme les pays
scandinaves, le sens de la communauté et le besoin de solidarité sont beaucoup plus développés que dans
l'immense société américaine, qui repose sur l'individualisme.
Puis, au XIXe siècle, tandis que la nature de leur pays se dessinait, les Canadiens ont inventé un nouveau
modèle. Au lieu de l'État-nation traditionnel, où une culture, une langue, une religion ou un système juridique
domine tous les autres, ils ont créé quelque chose de tout à fait nouveau, un pays fondé sur la justice, la
tolérance et l'équilibre.
Trop souvent, le Canada ne s'attribue pas de mérite pour le choix éclairé qu'il a fait. À cause de notre
prédisposition nationale à la modestie, nous ne reconnaissons pas le courage, la clairvoyance et la générosité
évidentes dans les décisions prises par Robert Baldwin, Louis-Hippolyte LaFontaine et les autres fondateurs.
Grâce à leurs choix, le Canada a développé une forme de citoyenneté qui était plus politique qu'ethnique.
Nous voyons les avantages de ces choix chaque jour. Par exemple, le fait que nous ayons adopté à la fois le
droit civil et la Common Law nous aide à combler le fossé entre les États-Unis et l'Europe dans la négociation
du cadre de référence de la prochaine réunion de l'OMC. Parce qu'ils suivent un système ou l'autre, les États-Unis et l'Union européenne ont des perspectives différentes en ce qui concerne les mesures à prendre pour
protéger l'environnement. Grâce à sa perspective plus large, le Canada peut comprendre les uns et les autres.
La question de l'immigration est un autre exemple des bienfaits que nous retirons des décisions prises par
Baldwin et LaFontaine. Alors que la plupart des autres pays considèrent l'immigration comme une menace et
ne savent pas comment la traiter, notre citoyenneté politique nous a permis de créer une mosaïque culturelle.
J'attire souvent l'attention des diverses communautés d'immigrants de notre pays sur le fait qu'ils doivent
beaucoup à la présence francophone au Canada, car c'est à la capacité de s'accomoder des différences que
l'on doit l'attitude nettement plus ouverte à leur égard et le respect de leur différence et de leur contribution. Il
aurait été certainement bien plus difficile aux immigrants de créer une mosaïque au Canada si notre pays avait
été un État homogène et unilingue.
Évidemment, de plus en plus de sociétés dans le monde deviennent des mosaïques, ce qui remet en question
le modèle homogène qu'elles ont imposé il y a longtemps et qui rassurait bon nombre de leurs citoyens.
Cependant, la vigueur de notre société, sa faculté d'adaptation lui permettent de dépasser la mosaïque -- où
de nombreuses communautés culturelles peuvent vivre l'une à côté de l'autre, dans des enclaves séparées --
pour arriver au kaléidoscope culturel que nous connaissons aujourd'hui, du moins dans les grandes
communautés.
Il y a 54 communautés linguistiques dans ma circonscription de Montréal, et tout le monde vit en harmonie,
travaille, fait du commerce, se marie et élève des familles ensemble.
Cette réalité heureuse résulte, selon moi, du fait que le Canada a choisi de se définir autour d'un attachement
commun à des valeurs fondamentales que sont le respect des qualités uniques de chaque personne, un souci
commun de la justice et un sens de la proportion dans l'usage du pouvoir.
En bref, on pourrait dire que le génie canadien est influencé par une volonté d'équilibre.
Pour les Canadiens, la prospérité sans équité n'a aucun sens. Pas plus que la coexistence sans solidarité, le
pouvoir sans contrepoids, les richesses sans générosité, ou la diversité sans interaction.
Dans un monde de plus en plus intégré et interconnecté, le projet canadien pourrait servir d'exemple à d'autres
pays. De fait, le Canada pourrait aider à orienter la mondialisation en montrant au reste du monde que
l'interdépendance recèle une plus grande valeur morale que l'indépendance et que, oui, il est possible de vivre
ensemble, égaux mais différents.
Cela dit, on ne peut partir du principe que le « modèle canadien » se perpétue automatiquement. Si nous
voulons que les valeurs canadiennes influent sur l'évolution de la mondialisation, nous devons tous être prêts à
participer au processus de renouveau du Canada.
Toutes les générations doivent contribuer au renouveau du Canada
Le Canada est plus un projet politique qu'un pays traditionnel. Nous avons vu en quoi cela constitue un atout,
mais ce peut aussi être une faiblesse. C'est donc pourquoi il faut sans cesse le réévaluer et le réinventer.
Beaucoup de gens ont besoin du confort et de la sécurité de ce qui est éprouvé et vrai, ce qui explique l'attrait
du nationalisme québécois traditionnel, qui joue sur la peur et le tribalisme, ainsi que le charme du nationalisme
canadien des années 1970, avec son souci nerveux de préserver le statu quo.
Mais c'est là la route de la stagnation. Chaque génération doit réinventer le Canada -- et lui insuffler une
énergie nouvelle. Cette tâche nous incombe, après avoir été celle de nos prédécesseurs et avant de devenir
celle de nos successeurs.
Depuis huit ans, le gouvernement actuel du Canada s'efforce de remettre de l'ordre dans les finances du pays
tout en renforçant et en assurant notre filet de sécurité sociale. Notre gouvernement a réussi à venir à bout du
déficit et il a commencé à rembourser la dette nationale, à réduire les impôts et à rétablir le financement des
programmes de santé et autres programmes sociaux.
Mais beaucoup oublient que, même pendant qu'il luttait contre le déficit, notre gouvernement a pu mettre en
place de nouveaux programmes, conçus pour relever les défis sociaux et affronter les nouvelles réalités du XXI
e siècle. Des initiatives telles que la Prestation nationale pour enfants, qui est dotée de milliards de dollars, nos
programmes d'emploi pour les jeunes et l'amélioration des programmes destinés aux autochtones canadiens
aident des centaines de milliers de Canadiens et démontrent bel et bien qu'il est possible de faire preuve de
prudence budgétaire tout en investissant dans le tissu social de nos pays.
Tout au long de cette période difficile malgré les sacrifices consentis par tous les Canadiens, notre économie
est restée solide, tout comme notre filet de sécurité sociale.
Cependant, si ces résultats doivent servir à quelque chose, nous devons utiliser la liberté que nous avons
recouvrée. Selon moi, le Canada devrait être plus canadien.
Au lieu de chercher à nous éloigner des valeurs à qui nous devons notre belle réussite, comme la tolérance, la
justice et notre passion de l'équilibre, nous devons adhérer à ces principes, les renforcer et les utiliser à notre
avantage.
Nous devons nous appuyer sur le travail accompli au cours des vingt dernières années pour créer un nouveau
Canada, un Canada capable de profiter pleinement des promesses de la mondialisation, tout en évitant les
écueils que nous rencontrerons sans doute.
Nous vivons des années enrichissantes, des années où nous devrions faire des provisions et nous doter des
outils dont nous aurons besoin dans les temps difficiles qui nous attendent.
Planifier l'avenir
Nous pouvons réussir et prospérer dans ce monde en mutation, mais uniquement si nous faisons les bons
choix maintenant et si nous avons le courage de concrétiser notre vision.
Nous devons agir de manière décisive pour combattre l'exclusion, qui pourrait bien être, selon moi, le plus
grand défi de politique publique auquel les gouvernements sont confrontés dans le monde aujourd'hui. Par sa
nature même, et la part belle qui y est faite aux industries du savoir, la nouvelle économie risque de créer une
classe marginale de citoyens désenchantés qui auront peu ou pas de rôle à y jouer. À mon sens, il est de notre
devoir sacré, en tant que gouvernement, de notre responsabilité même, non seulement envers cette génération
mais aussi envers les suivantes, de faire en sorte qu'aucun Canadien ne soit laissé pour compte.
Pour cela, nous devons nous poser quelques questions difficiles et être prêts à faire des choix novateurs.
Par exemple, comment nous assurer que nos jeunes possèdent les connaissances nécessaires pour réussir
dans la nouvelle économie?
Comment encourager l'entrepreneuriat? Comment changer nos institutions et nos programmes de manière à
les adapter à la nature changeante du travail?
Comment concilier la nécessité de protéger l'environnement et celle de favoriser la croissance économique?
Comment renforcer la culture canadienne dans une économie mondialisée?
Comment adapter notre démocratie à la nouvelle réalité des groupes d'intérêts et à la domination croissante
exercée par les décideurs du marché? La démocratie parlementaire, avec son système et sa culture très
polarisés qui renvoient face à face gouvernement et opposition, est-elle le meilleur moyen de responsabiliser
les gouvernements et de faire en sorte qu'ils soient toujours mis en question?
Ce ne sont là que quelques-unes des questions auxquelles le Canada doit répondre, s'il veut profiter du
potentiel de la mondialisation.
Le statu quo et ses légions silencieuses en proie à une inertie soporifique, voilà notre pire ennemi.
Nous devons accepter le changement
La revue Fast Company écrivait dans un de ses articles que le changement est l'ennemi des personnes
compétentes parce que quelqu'un qui a maîtrisé un ensemble de règles a tendance à devenir très réticent à
l'idée d'en apprendre de nouvelles. Voilà un paradoxe intéressant!
Cette attitude craintive conduirait au déclin et aux catastrophes. En cette époque de mondialisation, nous
devons être confiants, nous devons nous montrer souples, curieux, ouverts à de nouvelles idées, d'où qu'elles
viennent et qui qu'en soient les auteurs.
C'est une des raisons pour lesquelles j'apprécie tellement le Couchiching Institute et ses conférences. Votre
dévouement prouve indéniablement l'importance des idées ainsi que le fait que la discussion ouverte entre
citoyens intéressés peut changer les choses.
C'est pourquoi aussi j'éprouve le plus profond respect pour notre modératrice, Chaviva Hosek, qui a démontré
le pouvoir des idées tout au long de sa carrière et, sans aucun doute, lors de ses nombreuses participations
aux conférences de Couchiching.
Conclusion
Pour terminer, je vous laisserai sur cette réflexion. Je ne suis pas entré dans la fonction publique pour gérer
des attentes décroissantes. Étant de nature optimiste, je suis convaincu que nous sommes à l'aube d'un
nouvel âge d'or.
Dans les mois à venir, c'est volontiers que je partagerai mes idées avec vous et avec d'autres Canadiens et
j'écouterai les idées formulées par d'autres. Dans les années à venir, j'espère mettre les meilleures idées en
pratique, dans l'intérêt des habitants du Canada.
Je me réjouis de ce que l'avenir nous réserve. Nous, Canadiens, sommes ingénieux et industrieux, et nous
avons réussi à construire quelque chose d'inouï, ici, dans la moitié septentrionale de ce grand continent.
Je suis convaincu que nous pouvons faire encore plus au cours du siècle à venir. Tout ce dont nous avons
besoin, c'est d'être prêts à rêver et d'avoir le courage d'agir.
Je vous remercie.