M. AXWORTHY - ALLOCUTION À L'OCCASION DU SYMPOSIUM « LES CIVILS ET LES CONFLITS ARMÉS : 100 ANS APRÈS LA CONFÉRENCE DE PAIX DE LA HAYE » - NEW YORK
99/49 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'OCCASION DU SYMPOSIUM
« LES CIVILS ET LES CONFLITS ARMÉS :
100 ANS APRÈS LA CONFÉRENCE DE PAIX DE LA HAYE »
ÉTATS-UNIS, New York
Le 24 septembre 1999
(9 h 15 HAE)
Je suis extrêmement heureux d'être parmi vous ce soir. Se savoir l'invité de Vartan Gregorian si tôt après sa venue à la
Carnegie Corporation est un plaisir tout particulier. Andrew Carnegie serait certainement content de savoir que son oeuvre
continue de nous inspirer et de nous pousser à réfléchir à ce qu'il faut faire pour protéger les personnes plongées dans les
horreurs de la guerre.
Je suis heureux également de travailler de nouveau avec l'Académie internationale pour la paix et avec sa présidente Rita
Hauser, une force de la nature qui met sa vaste influence au service de la primauté du droit. Jamais le travail de
l'Académie, où se mêlent recherche, perfectionnement professionnel et défense des politiques, n'a été aussi apprécié - ni
aussi nécessaire.
Qu'on me permette de remercier également David Malone pour avoir prêté main-forte à l'organisation de ce symposium.
Nous nous sommes reposés sur lui - sur son esprit, sur ses idées et sur son dynamisme - à Ottawa, et ces qualités ont
manifestement bien servi l'Académie pendant son mandat.
Au seuil du nouveau millénaire, aucun sujet ne me paraît aussi important que le sort des civils dans la guerre.
En 1899, la Conférence de paix de La Haye avait débouché sur un programme. En 1999, notre monde a besoin d'un
nouveau programme - d'un programme qui place la personne au coeur de la politique étrangère. L'élan qui a poussé la
génération de l'autre époque à tenir la Conférence de La Haye était le désir d'humaniser l'acte de guerre même, d'établir
des règles pour protéger les combattants, les civils étant alors surtout des spectateurs.
Aujourd'hui, nous faisons face à de nouveaux défis que n'auraient pas pu prévoir les participants à la Conférence de La
Haye. Les civils, qui ont constitué 5 p. 100 des victimes pendant la Première Guerre mondiale, en constituent de nos jours
près de 80 p. 100. En 1999, les civils sont les cibles directes des guerres et vivent là où les combats se déroulent. Ils sont
aussi devenus des armes de guerre : on s'en sert pour déstabiliser les gouvernements, on les enrôle de force, on les prend en
otages, on les exploite sexuellement et on les transforme en boucliers humains.
Les chefs de guerre de notre temps ont créé une nouvelle économie de guerre. Ils vendent les ressources pour financer leurs
ambitions, ils terrorisent des populations locales pour en tirer des avantages économiques. Ils bénéficient de la complicité
silencieuse des profiteurs des marchés que sont les conflits armés. Les trafiquants d'armes ne sont que trop heureux de leur
rendre service, sous l'oeil souvent indulgent des gouvernements.
Je sais bien que je ne vous apprends rien. Il s'agit de montrer qu'il incombe à notre génération, 100 ans après la Conférence
de La Haye, de réagir à ces nouvelles réalités. Il faut changer le discours de la diplomatie. Et il faut en changer la pratique.
Fondamentalement, il faut donner autant d'importance à la sécurité humaine qu'au privilège d'État.
En février, le Canada a lancé, au Conseil de sécurité, le débat sur la protection des civils dans les conflits armés. La
semaine dernière, le Secrétaire général y a donné suite en présentant un schéma d'action.
Ce matin, quand je me suis adressé à l'Assemblée générale des Nations Unies, j'ai engagé les membres à penser aux gens
d'abord et avant tout. La Charte des Nations Unies ne dit pas « Nous, États des Nations Unies », « Nous, ambassadeurs »
ou « Nous, P5 ». La Charte dit : « Nous, peuples des Nations Unies ». Pour redonner un sens au credo d'où est née
l'Organisation, à savoir « préserver les générations futures du fléau de la guerre », nous devons faire passer les peuples en
premier. Je suis convaincu que l'avenir de l'ONU en dépend.
Au Canada, nous entendons bien contribuer à l'établissement d'un nouveau programme. Nous avons l'intention de changer
vraiment la vie des gens pris dans la guerre au quotidien. Notre démarche comprend trois volets : renforcer les normes,
créer des instruments d'application et les intégrer aux pratiques dans d'autres domaines - bref, contribuer à établir des
normes pour protéger les civils, et prendre des mesures internationales pour maintenir ces normes.
Certains se sont demandé s'il est vraiment nécessaire d'ajouter de nouvelles normes juridiques internationales pour
protéger les civils. À cela, d'autres répondent que nous avons déjà un cadre juridique servant de fondement à la protection
des civils, et qu'il suffit de mieux l'appliquer.
Je suis à la fois d'accord et pas d'accord. Il est essentiel d'appliquer plus rigoureusement les normes qui existent déjà, mais
les raisons des guerres changent et des lacunes qui existent dans les normes internationales s'aggravent.
Prenons le cas des enfants soldats - une pratique horrible. Les règles qui concernent le recrutement des enfants et leur
déploiement dans les guerres sont inadéquates. C'est ce qui m'a poussé à rencontrer plus tôt cette semaine un groupe
d'ONG [organisations non gouvernementales] et de ministres des Affaires étrangères, afin de susciter un courant en faveur
du changement. Les enfants du monde ont besoin d'un vigoureux Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de
l'enfant.
En lui-même, un nouveau protocole ne mettra pas fin aux abus. Par contre, il créera une nouvelle norme. Il nous faudra
donner du relief à la question, faire progresser le consensus dans l'opinion mondiale, créer des points de repère auxquels
confronter les violateurs et orienter et légitimer les mesures destinées à le faire respecter. Bref, envoyer des enfants à la
guerre doit devenir un crime de guerre dont nous pourrons poursuivre les auteurs en justice.
Il nous faut aussi créer des mécanismes obligeant les violateurs des droits de la personne et des normes humanitaires à
rendre compte de leurs actes. Nous avons besoin de mécanismes pour briser la tradition d'impunité qui a largement cours.
La perspective de faire face à des poursuites et à des sanctions doit faire partie des calculs auxquels se livrent les individus
usant de violence.
C'est pour cette raison que nous avons défendu aussi ardemment l'institution de tribunaux pénaux internationaux pour le
Rwanda et l'ex-République de Yougoslavie. Pour cette raison également, nous avons soutenu énergiquement des personnes
comme la juge canadienne Louise Arbour dont la détermination a fait fonctionner ces tribunaux.
Soit dit en passant, les actes d'accusation portés contre le président Milosevic et de hauts gradés militaires yougoslaves ont
hâté la fin de l'agression de Belgrade contre le Kosovo. Loin de compliquer le problème, comme certains le craignaient,
l'action déterminée du Tribunal a contribué à le régler.
Cet exemple montre bien la nécessité de mener une intervention rapide et ferme au Timor oriental, pour exiger des
comptes. Certes, il ne faut pas déstabiliser l'Indonésie. Certes, il faut soutenir avec soin la fragile transition à la démocratie
de ce pays. Mais nous n'acceptons pas l'idée selon laquelle la création d'un tribunal nuirait à la démocratie indonésienne. À
quel genre d'avenir les Indonésiens peuvent-ils aspirer s'il est fondé sur l'impunité? Et quelle aide les Indonésiens peuvent-ils attendre d'un monde complice?
Quoique nécessaires, des arrangements ponctuels sont, par définition, temporaires et limités. Le monde a besoin d'une
Cour pénale internationale permanente. Un Canadien dirige les négociations qui donneront vie à cette cour, et il a le plein
appui de notre gouvernement.
Enfin, rendre les normes utiles pour les personnes qu'elles visent à protéger, c'est faire d'elles une force déclenchant
l'action. En matière de contrôle des armements, la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel fait
passer les personnes en premier, parce que ses principes sont assortis d'un plan d'action prévoyant le déminage et la
réadaptation des victimes.
Dès le départ, la campagne contre les mines terrestres était fondée sur la conviction qu'il fallait une action décisive pour
protéger les vies emportées par la guerre. Aujourd'hui, plus de 500 millions de dollars ont été rassemblés pour cette
initiative, et cette somme donne des résultats réels : elle permet de sauver des vies et d'éviter des mutilations. Le nombre
des victimes d'explosions de mines diminue, plus de 14 millions de mines ont été détruites, les pays qui les fabriquent sont
moins nombreux et les exportations sont pratiquement arrêtées.
Nous avons réussi à stigmatiser les mines antipersonnel et leurs utilisateurs, et à introduire une approche axée sur les gens
dans une question qui était autrefois la mire du discours démodé axé sur la souveraineté de l'État. Nous pouvons et nous
devons en faire autant pour les autres problèmes qu'éprouvent les gens dans les pays en guerre.
Au Conseil de sécurité où il siège, le Canada a pour principal objectif de faire de la sécurité humaine, et en particulier de la
protection des civils, le point central des travaux du Conseil.
Les déficiences du Conseil sont bien connues. Il ne met pas suffisamment de détermination à prévenir les situations de
danger pour les civils - surtout lorsque les menaces sont patentes -, et c'est là une de ses principales faiblesses. Un
engagement plus préventif ne nuirait pas.
Compter sur des séries de sanctions complètes pour instaurer la paix et la sécurité à bon compte - avec possibilité de causer
du tort à des innocents - est une attitude à revoir. Les sanctions doivent être employées plus intelligemment, de manière à
faire mal là où elles sont censées faire mal. Elles doivent être aussi appliquées plus fermement. Voilà vers quoi tendent les
efforts déployés par le Canada dans son rôle de président du Comité des sanctions pour l'Angola. Il cherche à durcir les
mesures concernant la circulation des armes et le commerce des diamants, afin de diminuer la capacité des rebelles à faire
la guerre.
Mais je ne veux pas exagérer les déficiences du Conseil. Nous progressons. L'application du droit humanitaire est en train
de s'intégrer dans tous les travaux du Conseil. Les membres du Conseil sont mis en présence de plus en plus d'intervenants
et de questions humanitaires (pour la première fois, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme et le
Président du CICR ont présenté des exposés). Aujourd'hui, les opérations de paix comportent régulièrement des volets
touchant aux droits de la personne. Il est maintenant courant d'entendre parler des droits de la personne et du droit
humanitaire dans les déclarations du Conseil.
Tous ces progrès sont importants parce qu'ils font avancer le Conseil, à petits pas, dans la bonne direction. Pourtant, le
Conseil craint toujours de prendre des risques, et les privilèges des P5 sont intacts - particulièrement le recours au veto par
mesure d'obstruction. Les actions du Conseil sont trop sujettes aux aléas des intérêts nationaux et à des jeux de puissance
exclusifs et sont trop rarement motivées par des raisons humanitaires. Sa crédibilité et la sécurité des gens, pour laquelle il
a été créé, sont en péril.
Pendant les dix dernières années, le Conseil a fait ses preuves en matière d'interventions à but humanitaire. Mais nous
constatons avec inquiétude qu'il réagit de façon inégale et incohérente. Nous savons tous qu'une action humanitaire en
Sierra Leone et en Angola est aussi impérative (sinon plus) qu'au Kosovo et au Timor oriental, mais nous n'avons aucun
moyen d'assurer un traitement égal.
C'est pourquoi il nous faut établir un ensemble plus clair de principes pour orienter l'intervention militaire à but
humanitaire. Ensuite, si nous voulons que ces principes soient respectés, il faudra trouver des moyens de faire tomber la
réticence de certains à prendre des risques en faveur des victimes des guerres qui se déroulent dans des contrées lointaines.
Le Canada est résolu à s'attaquer sérieusement à ces questions, afin de rendre le Conseil de sécurité plus attentif aux
menaces pesant sur la sécurité humaine.
Mais de toute évidence, la tâche de protéger les civils n'incombe pas uniquement au Canada, au Conseil de sécurité ou aux
Nations Unies. La société civile a un grand rôle à jouer dans la préparation des normes, puis du passage des normes aux
résultats. L'Académie et la Fondation Carnegie, qui ont pour mission d'élargir la portée du droit humanitaire international,
sont parfaitement placés pour contribuer, sur le plan intellectuel, à l'établissement des critères qui guideront les
interventions à but humanitaire. J'espère qu'elles le feront.
J'ai parlé ce soir de la protection des civils en situation de conflit. Cependant, ce n'est là qu'un aspect de la question. Dans
un monde en mutation, les menaces qui pèsent sur les civils viennent aussi du côté sombre de la mondialisation :
criminalité, drogue, terrorisme, enlèvements et esclavage. Dans le nouveau contexte de mondialisation, si notre objectif est
la protection des civils, il faut donner une définition plus vaste de la sécurité et élargir notre approche pour la protéger.
À titre de ministre des Affaires étrangères, je m'efforce d'adapter la politique étrangère du Canada à ces nouvelles réalités,
alors que les perspectives de paix mondiale tournent de plus en plus autour de la sécurité de l'individu. C'est ce qui sous-tend le programme de sécurité humaine du Canada. Ce programme est un vaste effort pour que la sécurité des personnes
devienne la nouvelle jauge de la sécurité mondiale et un courant suscitant une action à l'échelle mondiale.
Il est évident que l'attachement aux privilèges de l'État-nation à l'exclusion de tout le reste est un dangereux anachronisme.
On ne peut pas construire la paix dernière les mûrs de la souveraineté, sur le dos des pauvres, des faibles et des démunis.
Bien sûr, l'État restera un instrument. Les nouvelles de son décès sont prématurées. Mais le droit international et la pratique
des relations internationales devront s'adapter. Dans toute démocratie digne de ce nom, le droit passe avant les privilèges.
Et dans toute diplomatie digne d'être pratiquée, les personnes viennent au premier rang.
Merci.