L'ÉCOLE DE RELATIONS PUBLIQUES ET INTERNATIONALES WOODROW WILSON DE L'UNIVERSITÉ PRINCETON« LE KOSOVO ET LE PROGRAMME DE SÉCURITÉ HUMAINE »

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SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS

NOTES POUR UNE ALLOCUTION

DE

L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

À L'ÉCOLE DE RELATIONS PUBLIQUES ET INTERNATIONALES

WOODROW WILSON DE L'UNIVERSITÉ PRINCETON

« LE KOSOVO ET LE PROGRAMME DE SÉCURITÉ HUMAINE »

PRINCETON, New Jersey

Le 7 avril 1999

(18 h 15 HAE)

La situation critique dans laquelle se trouvent les Kosovars illustre le drame humain auquel nous, de la communauté internationale, devons faire face à l'aube de l'an 2000. La fin de la guerre froide et l'accélération de la mondialisation ont radicalement transformé la face du monde.

Dans cet environnement en pleine évolution, les concepts traditionnels de paix et de sécurité universelles, fondés principalement sur la sécurité nationale, ne suffisent plus. En ces temps incertains, une nouvelle réalité prend forme; le bien-être des personnes -- la sécurité humaine -- fait de plus en plus figure de proue dans nos définitions de la paix et de la sécurité, dans l'origine des menaces, et dans la formulation de nos réponses à celles-ci. La crise au Kosovo constitue l'expression concrète de cette dynamique.

D'abord et avant tout, il est d'une cruelle évidence que la population constitue de plus en plus la victime, la cible et l'instrument principaux des conflits modernes. Les exodes forcés, la brutalité horrifiante, les disparitions et les meurtres de milliers de victimes innocentes et sans défense, perpétrés avec l'accord de l'État, sont la preuve que dans notre monde actuel, les civils sont les plus touchés par les conflits violents.

Des gens comme vous et moi, de Sierra Leone au Soudan, en passant par l'Afrique centrale et l'Angola, ne connaissent que trop ce genre de situation. Au cours des 10 dernières années seulement, les pertes de vies humaines à la suite de conflits armés ont doublé. Quelque 1 million de personnes y laissent leur vie chaque année. Alors que les victimes de la Première Guerre mondiale ne comptaient que 5 p. 100 de civils, les conflits actuels font grimper ce chiffre à près de 80 p. 100.

Les civils paient le plus chèrement pour les tensions grandissantes entre les États et pour les États avortés. Ce sont eux qui font les frais des nouvelles pratiques de guerre -- par exemple, l'utilisation déplorable d'enfants-soldats ou de paramilitaires sauvages. Et ce sont encore eux qui souffrent le plus des armes de la guerre moderne, peu coûteuses et trop facilement disponibles, telles que les mines terrestres et les armes militaires légères.

L'information abusive et l'utilisation inadéquate des moyens de communication coûtent également cher à la population. Dans les Balkans, on s'est servi des médias régis par l'État pour alimenter les craintes traditionnelles, pour renforcer les préjugés et les stéréotypes, et pour promouvoir le nationalisme extrémiste et d'exclusion.

Nous n'avons qu'à regarder les reportages d'aujourd'hui en provenance des médias contrôlés de Belgrade pour constater à quel point les communications peuvent fausser la réalité et manipuler le public, et comment elles sont utilisées à ces fins.

La crise au Kosovo illustre de quelle façon le règlement de conflits par des civils a mené à un niveau effroyable de misère humaine : l'exploitation de civils, l'arrivée massive de réfugiés -- près du tiers de la population albanaise du Kosovo, et les pires violations des droits de la personne et du droit humanitaire -- exécutions sommaires, viols et purification ethnique.

Si le Kosovo symbolise le coeur de l'attention et des préoccupations de la communauté internationale en matière de sécurité humaine, la réponse de l'OTAN, quant à elle, reflète l'évolution de la défense de la sécurité humaine en force d'action globale.

L'OTAN s'est engagée dans le conflit au Kosovo pour redonner aux Kosovars un pays sécuritaire. L'Alliance était mue par un impératif humanitaire, et l'est toujours. Certaines considérations stratégiques ont certainement également joué un rôle dans cette décision. En effet, la propagation du conflit dans les Balkans, particulièrement en Albanie et dans l'ex-République yougoslave de Macédoine constituait, et constitue toujours, un risque.

Cependant, l'OTAN agit essentiellement pour assurer le respect des droits et le bien-être des Kosovars. L'évidence de la montée et de l'accélération de la répression exercée par le gouvernement serbe a précipité le recours de l'OTAN à une offensive aérienne.

La République fédérale de Yougoslavie [RFY] avait dérogé à toutes ses obligations en vertu des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU et des ententes signées à Belgrade en octobre 1998. Les forces de sécurité de la RFY ont harcelé les vérificateurs de l'OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] pour se défaire d'une présence internationale de plus en plus gênante pour Belgrade. En outre, ils ont établi leur présence militaire bien au-delà des limites convenues, et de la justification d'une position défensive. De toute évidence, les Yougoslaves préparaient une offensive massive pour ce printemps -- et celle-ci s'accélérait depuis le départ des vérificateurs de l'OSCE. Il était évident, avant le début de l'opération de l'OTAN, que des centaines de milliers de Kosovars avaient été déplacés. Toutes les tentatives de parvenir à une entente négociée ont été épuisées, devant l'intransigeance de la RFY.

Par conséquent, nous devons clairement établir qui sont les responsables de la situation actuelle. La catastrophe dont nous sommes tous témoins constitue la conséquence directe d'une décennie de tyrannie, de crimes et d'un cercle vicieux d'actes de violence croissants commis envers la population du Kosovo par le gouvernement de Belgrade.

L'OTAN n'a pas provoqué cette tragédie -- elle y a répondu. Et sa décision n'a pas été motivée par une menace militaire contre son territoire, mais bien par un affront envers ses valeurs et la conviction -- peut-être plus explicite dans certaines capitales -- de l'importance de la sécurité humaine. Les membres de l'Alliance ne pouvaient tourner le dos à la crise humanitaire qui s'installait aux portes de l'Alliance en Europe. C'est la raison pour laquelle les pilotes canadiens participent aux efforts de l'Alliance, et que nous fournissons des secours humanitaires, et offrons l'asile à 5 000 réfugiés.

Le mois d'avril marque le 50e anniversaire de la formation de l'Alliance. Les actions de l'OTAN au Kosovo reflètent un besoin d'adapter l'Alliance à une réalité mondiale, et de répondre à des demandes radicalement différentes depuis sa création, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ces actions sous-tendent également la pertinence toujours bien présente des principes fondateurs de l'OTAN, qui s'harmonisent pleinement avec le concept de la sécurité humaine. Il y a 50 ans, les membres de l'OTAN ont accepté de s'identifier aux quatre libertés de l'alliance en temps de guerre, soit l'affranchissement du besoin, l'affranchissement de la crainte, la liberté de religion et la liberté de réunion. Ces libertés sont individuelles, et non collectives : elles visent les droits des personnes, et non des États.

Au fur et à mesure que nous planifions l'avenir de l'Alliance, une fois de plus, la sécurité des personnes doit être -- et est -- véritablement au coeur de nos préoccupations collectives. C'est cet avenir que nous souhaitons pour le Kosovo. Manifestement, la sécurité humaine est, plus que jamais, d'une pertinence directe pour l'OTAN et l'OTAN est, pour sa part, d'une pertinence directe pour la sécurité humaine.

L'action de l'Alliance montre comment peuvent réagir des institutions régionales et mondiales quand la sécurité humaine est menacée. Elle met aussi en lumière tout ce qu'il reste à faire. Le Canada aurait grandement préféré que le Conseil de sécurité de l'ONU autorise explicitement la mission de l'OTAN. Nous nous sommes efforcés d'obtenir son engagement, afin qu'il assume pleinement son mandat de promotion de la paix et de la sécurité. Malheureusement, certains membres du Conseil ne pouvaient concilier les hypothèses d'hier sur la souveraineté avec les impératifs humanitaires d'aujourd'hui.

C'est à la fois lamentable et étrange. Lamentable car en ne prenant pas de mesure décisive lorsque de nouvelles menaces à la sécurité apparaissent, le Conseil risque d'amoindrir son rôle légitime de leader dans la poursuite de la paix mondiale. Et quand certains s'opposent maintenant à une intervention pour des motifs humanitaires, les membres du Conseil pourraient plutôt essayer de s'entendre sur une série de conditions -- et de limites -- d'action en faveur de la sécurité humaine.

Étrange car loin d'affaiblir la souveraineté des États, une action à l'appui de la sécurité humaine -- dans la mesure où elle soutient la démocratie, la primauté du droit et le respect des droits de la personne -- peut contribuer à renforcer la stabilité. Parallèlement, ce sont les pays qui argumentent contre une intervention humanitaire pour des raisons de souveraineté, qui sont le plus pressés d'adhérer à des organisations commerciales qui, de par leur nature, les obligent à céder une certaine partie de leur contrôle national. Il est difficile de comprendre pourquoi il est acceptable de sacrifier la souveraineté à des intérêts économiques et non pas à un intérêt humain.

Pendant son mandat au Conseil de sécurité, le Canada continuera de s'efforcer de faire intégrer la dimension humaine aux démarches du Conseil et à ses opérations. À cette fin, le Canada a convoqué une réunion du Conseil, il y a deux mois, portant spécifiquement sur le thème de la protection des civils lors d'un conflit armé. À la suite de cette réunion, le secrétaire général rédigera un rapport qui contiendra des recommandations concrètes sur les mesures que le Conseil pourrait adopter.

À ce sujet, il convient de souligner que, dans les observations qu'il a communiquées, cette semaine, au Conseil de sécurité sur la situation au Kosovo, le sous-secrétaire général des Nations Unies aux Affaires humanitaires, M. Sergio de Mello, a exhorté le Conseil à donner suite aux récents débats sur la protection des civils lors d'un conflit armé, qualifiant la vaste et systématique campagne de déplacement forcé -- si elle est confirmée de source indépendante -- de crime contre l'humanité.

La réaction de l'OTAN à la situation au Kosovo souligne comment la sécurité humaine sert de base à une action concertée, même si cette action n'est pas dénuée de tensions. Elle montre également que les instruments qui permettent de promouvoir la sécurité humaine sont divers. Au cours des dernières années, le Canada s'est efforcé de faire avancer le dossier de la sécurité humaine par divers moyens de coopération et de négociation, établissant des coalitions avec des gouvernements d'optique commune et la société civile. Toutefois, il est parfois nécessaire d'exercer un pouvoir « dur » -- en l'occurrence ici de recourir à la force militaire -- pour atteindre les objectifs de sécurité humaine.

La campagne aérienne de l'OTAN devait servir à rectifier l'opinion erronée selon laquelle force militaire et programme de sécurité humaine seraient mutuellement exclusifs.

Ce n'est évidemment pas le cas. La quête de la sécurité humaine repose sur divers moyens : certains font plutôt appel à la persuasion -- c'est le cas de la campagne d'interdiction des mines antipersonnel ou des initiatives de maintien de la paix -- tandis que d'autres sont plus musclés -- dans le cas de sanctions ou d'interventions militaires. De même, soutenir la force militaire ne signifie pas abandonner la sécurité humaine. Au Kosovo, de toute évidence, l'inverse est vrai. C'est précisément pour assurer la sécurité de la population du Kosovo que l'option militaire a été retenue.

Pour faire avancer la sécurité humaine, il faut que ceux qui ont enfreint les droits de la personne et le droit humanitaire puissent être tenus responsables. Il ne peut y avoir de paix durable sans justice. Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et un tribunal semblable pour le Rwanda ont été créés pour que l'on puisse poursuivre en justice les responsables de génocides et de crimes contre l'humanité. Les enquêteurs du Tribunal yougoslave recueillent actuellement des preuves des atrocités commises au Kosovo afin que les responsables ne demeurent pas impunis. Le Canada et d'autres alliés de l'OTAN aident le Tribunal dans cette tâche.

Ces tribunaux ont inspiré la création de la Cour criminelle internationale [CCI]. L'été dernier, la communauté internationale a adopté en effet le statut de la CCI. Cet événement marquant préviendra certains des plus graves violations du droit humanitaire international -- partout au monde et pas seulement dans les Balkans ou au Rwanda.

Les négociations sur les modalités des opérations de la CCI progressent. À cet égard, je me réjouis qu'on tienne de plus en plus compte des préoccupations des États-Unis. J'espère que les États-Unis pourront éventuellement accorder à la CCI un appui aussi énergique que celui qu'ils ont accordé aux autres tribunaux.

Une fois en place, la CCI poursuivra les criminels afin que justice soit faite lorsque les systèmes nationaux ne peuvent pas ou ne veulent pas le faire. Elle reflète un nouveau réseau de conventions internationales et du droit humanitaire allant de la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel aux protocoles sur le travail des enfants et les enfants-soldats, en voie de négociation, et destinées tout particulièrement à promouvoir et à protéger la sécurité humaine aussi bien en théorie qu'en pratique.

Finalement, la sécurité humaine reflète les valeurs et les intérêts de nos deux pays. Le Canada et les États-Unis partagent plusieurs valeurs : tolérance, démocratie, primauté du droit, liberté personnelle et protection des droits de la personne. Ces valeurs ont fait la force de nos pays. Elles sont aussi l'essence même de la sécurité humaine.

Cependant, l'insécurité d'autrui peut nous rendre vulnérables nous aussi et engendrer tôt ou tard notre propre insécurité. Le président Clinton l'a reconnu récemment quand il a établi que les menaces à la sécurité humaine, comme les drogues illicites, le terrorisme et l'instabilité politique, étaient étroitement liées aux intérêts des États-Unis.

Dans le monde de plus en plus interrelié où nous voyageons, exportons et importons, investissons et donnons, nous ne pouvons nous permettre de fermer les yeux sur les problèmes des autres -- même si nous le souhaitons. La promotion de la sécurité humaine ne traduit pas seulement nos valeurs, elle défend nos intérêts.

Et, au Kosovo, tant nos valeurs que nos intérêts sont en jeu. Le massacre de civils, l'exode forcé des habitants, la répression des droits de la personne -- bref, l'absence de sécurité humaine -- portent durement atteinte à nos valeurs fondamentales, en fait aux normes auxquelles la majorité de la communauté internationale est liée par le biais du droit humanitaire et des conventions internationales sur les droits de la personne. En travaillant à assurer la sécurité à long terme de la population du Kosovo, nous défendons nos propres valeurs.

Par ailleurs, les souffrances infligées à la population du Kosovo risquent de déstabiliser les pays voisins. Ce problème peut finir par s'étendre et affecter nos partenaires politiques et économiques. Ce conflit grève durement les ressources des organismes humanitaires internationaux dont nous sommes les principaux donateurs. Il crée un autre précédent de violence qui, laissée impunie, peut encourager un comportement répressif ailleurs. Il existe, entre la misère du Kosovo et nos propres intérêts, un lien direct et incontestable.

Fondamentalement, le programme de sécurité humaine vise à bâtir une société mondiale où la sécurité et le bien-être de la personne constituent une priorité internationale et un facteur motivant une action internationale, une société où les normes humanitaires internationales et la primauté du droit ont progressé, tissées en une toile cohérente de protection de la personne, où les violateurs de ces droits sont tenus pleinement responsables et, finalement, une société où nos institutions mondiales, régionales, et bilatérales -- actuelles et futures -- sont établies et équipées pour promouvoir et faire respecter ces normes.

C'est ce qui est en jeu au Kosovo. Le conflit symbolise à quel point la sécurité humaine est un facteur important des relations humaines. Les mesures prises montrent que la sécurité humaine déclenche une action internationale. Le recours à la force militaire prouve que les instruments de promotion de la sécurité humaine sont divers. Finalement, la poursuite de la sécurité humaine est une projection logique et naturelle de nos valeurs et de nos intérêts.

Par conséquent, sur le plan de la sécurité humaine, la crise au Kosovo -- et sa résolution -- est un moment crucial. C'est pourquoi les Canadiens sont déterminés à assurer la sécurité à long terme et la stabilité de la population du Kosovo, en collaboration avec les États-Unis et nos autres partenaires de l'Alliance. Je suis convaincu que nous réussirons.

Merci.