Date : 20060427
Dossiers :
A-632-04
A-633-04
A-634-04
A-635-04
Référence :
2006 CAF 153
CORAM : LA JUGE DESJARDINS
LE JUGE EVANS
LE JUGE
PELLETIER
ENTRE :
SOUTHPARK
ESTATES INC.
S.A.M.
(COLORADO) INC.
VILLA
BELIVEAU INC.
VIRDEN
KIN PLACE INC.
appelantes
et
SA MAJESTÉ LA REINE
intimée
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE PELLETIER
[1]
Le présent appel concerne la détermination de la
juste valeur marchande de certains immeubles à logements loués à titre viager
aux fins de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15. Lorsque
les promoteurs des différents immeubles ont transféré la possession du premier
logement à un locataire, ils étaient tenus de payer la TPS sur la juste valeur
marchande de l’immeuble d’habitation tout entier. Dans chaque cas, le promoteur
a déclaré que la juste valeur marchande était nettement inférieure au coût de
construction de l’immeuble. Le ministre a fixé le montant de TPS exigible en
prenant pour base que la juste valeur marchande des immeubles d’habitation
était le coût de leur construction, et les promoteurs ont fait appel. Le juge
de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) a confirmé la cotisation du ministre en
se fondant sur la preuve d’expert qu’il a décidé d’accepter. C’est la décision
de la CCI que les appelantes portent maintenant en appel.
[2]
Chacun des immeubles d’habitation en question a
fait l’objet d’un appel distinct. Les quatre appels ont été entendus et
tranchés ensemble devant la CCI. Pour la même raison, ils ont été entendus
ensemble devant la présente Cour. Les présents motifs s’appliquent aux appels
portant les numéros A-632-04, A-633-04, A-634-04 et A-635-04. Une copie de ces
motifs sera versée dans les dossiers correspondants, de pair avec le jugement
qui s’applique à chacun des appels.
[3]
Les quatre immeubles d’habitation ont été construits
et occupés à titre d’immeubles à logements multiples faisant l’objet de baux
viagers. Un immeuble à baux viagers est un immeuble d’habitation dans lequel
les locataires occupent leur logement à vie.
[4]
Trois des immeubles d’habitation - Villa Beliveau
Inc. (Villa Beliveau), S.A.M. (Colorado) Inc. (Colorado) et Southpark Estates Inc. (Southpark) - sont situés dans
la ville de Winnipeg, et le quatrième - Virden Kin Place Inc. (Virden) - est
situé dans la ville de Virden, dans l’ouest du Manitoba. Tous ces bâtiments ont
été construits par des organismes philanthropiques dans le but de fournir un
logement à des personnes âgées vivant dans leur collectivité.
[5]
À cause de l’imposition de mesures de contrôle
des loyers, il n’y a pas eu de construction de nouveaux logements locatifs dans
ces collectivités; les loyers prescrits sont insuffisants pour qu’un promoteur
puisse recouvrer ses coûts et bénéficier d’un rendement acceptable (voir le
par. 42 des motifs du juge de la CCI).
[6]
L’une des conséquences de cette situation a été
une pénurie de logements convenables pour les personnes âgées qui possédaient
une maison et « dont la valeur nette était plutôt élevée, mais qui avaient
un faible revenu » (voir le par. 42 des motifs du juge de la CCI).
C’est la raison pour laquelle la province du Manitoba a créé le concept des
baux viagers, qui permet à des promoteurs, habituellement des entités à but non
lucratif, de bâtir des logements convenables en se servant de la valeur nette
des locataires. La législation exige que le locataire à titre viager acquitte
des frais d’entrée qui, bien qu’élevés, sont nettement inférieurs au montant
qu’il aurait à dépenser pour faire l’achat d’un logement en copropriété. Le
locataire viager obtient un bail à vie ou d’une durée de cinquante ans, la plus
courte de ces deux périodes étant retenue, et, à l’expiration du bail, les
frais d’entrée payés lui sont remboursés. Ces derniers constituent la valeur
nette investie dans le projet; le solde des fonds est généralement avancé par
un prêteur qui prend une hypothèque en garantie. Le loyer du locataire est sa
part proportionnelle des coûts de l’immeuble d’habitation, et cela inclut les
frais de financement, qui sont rajustés pour tenir compte du montant des frais
d’entrée que paie le locataire. Les règles de chaque immeuble d’habitation
déterminent si, et sous quelles conditions, un locataire viager peut disposer
de l’intérêt qu’il détient dans un logement.
[7]
Colorado est un immeuble d’habitation à
45 logements, construit en 1997 au coût de 5 552 771 $
(D.A., vol. II(d), p. 1095). Au moment de l’occupation, elle a établi
elle-même sa cotisation de TPS à l'égard du bâtiment en prenant pour base une
juste valeur marchande de 2 740 000 $. Le ministre a établi une
nouvelle cotisation à l’endroit de Colorado en se fondant sur une juste valeur
marchande d’au moins 5 215 000 $, et a fixé un montant net de
TPS de 365 000 $, obligeant ainsi Colorado à acquitter un montant
additionnel de 273 200 $. Villa Beliveau est un immeuble d’habitation
de 33 logements, construit en 1998 au coût de 3 566 919 $
(D.A., vol. II(e), p. 1466). Elle a déclaré que la juste valeur marchande
du bâtiment était de 2 400 000 $. En désaccord, le ministre a
établi une nouvelle cotisation en considérant que la juste valeur marchande du
bâtiment de Villa Beliveau n’était pas inférieure à 3 995 327 $,
ce qui a donné lieu à une cotisation de TPS additionnelle de
111 672 $.
[8]
Southpark, dont l’immeuble de 58 logements a été
construit au coût de 6 434 895 (D.A., vol. II(d), p. 1279),
a déclaré que la juste valeur marchande du bâtiment était de
4 100 000 $. Le ministre a exprimé l’avis que la juste valeur
marchande est de 6 630 000 $ et que l’assujettissement de
Southpark à la TPS est de 464 100 $, soit environ 171 100 $
de plus que le montant de TPS exigible déclaré par Southpark.
[9]
Enfin, Virden a construit un immeuble de
22 logements à baux viagers au coût de 2 071 593 $, dont la
valeur déclarée était de 1 261 000 $. Le ministre a établi une
nouvelle cotisation en prenant pour base que la juste valeur marchande de
l’immeuble était d’au moins 2 032 612 $, ce qui a donné lieu à
un montant de TPS exigible de 142 282 $, soit 53 582 $ de
plus.
LA LÉGISLATION APPLICABLE
[10]
Le présent appel résulte de l’application des
paragraphes 123(1) et 191(3) de la Loi sur la taxe d’accise :
123. (1) Les
définitions qui suivent s'appliquent à l'article 121, à la présente partie et
aux annexes V à X.
« juste
valeur marchande » Juste valeur marchande d'un bien ou d'un service
fourni à une personne, abstraction faite de la taxe exclue de la contrepartie
de la fourniture en application de l'article 154.
…
191. (3) Pour
l'application de la présente partie, lorsque les conditions suivantes sont
réunies :
a) la construction ou les rénovations
majeures d'un immeuble d'habitation à logements multiples sont achevées en
grande partie,
b) le constructeur, selon le cas :
(i) transfère à
une personne, qui n'est pas l'acheteur en vertu du contrat de vente visant
l'immeuble, la possession d'une habitation de celui-ci aux termes d'un bail,
d'une licence ou d'un accord semblable conclu en vue de l'occupation de
l'habitation à titre résidentiel,
(i.1) transfère
à une personne la possession d'une habitation de l'immeuble aux termes d'une
convention prévoyant :
(A) d'une
part, la fourniture par vente de tout ou partie du bâtiment faisant partie de
l'immeuble,
(B)
d'autre part, la fourniture par bail du fonds faisant partie de l'immeuble ou
la fourniture d'un tel bail par cession,
(ii) étant un
particulier, occupe lui-même à titre résidentiel une habitation de
l'immeuble,
c) le constructeur, la personne ou un
particulier locataire de celle-ci ou titulaire d'un permis de celle-ci est le
premier à occuper à titre résidentiel une habitation de l'immeuble après que
les travaux sont achevés en grande partie,
le constructeur
est réputé :
d) avoir effectué et reçu, par vente, la
fourniture taxable de l'immeuble le jour où les travaux sont achevés en
grande partie ou, s'il est postérieur, le jour où la possession de
l'habitation est transférée à la personne ou l'habitation est occupée par
lui;
e) avoir payé à titre d'acquéreur et perçu
à titre de fournisseur, au dernier en date de ces jours, la taxe relative à
la fourniture, calculée sur la juste valeur marchande de l'immeuble ce jour-là.
|
123.(1) In
section 121, this Part and Schedules V to X,
"fair
market value" of property or a service supplied to a person means the
fair market value of the property or service without reference to any tax
excluded by section 154 from the consideration for the supply;
…
191. (3) For the
purposes of this Part, where
(a) the
construction or substantial renovation of a multiple unit residential complex
is substantially completed,
(b) the
builder of the complex
(i) gives, to a
particular person who is not a purchaser under an agreement of purchase and
sale of the complex, possession of any residential unit in the complex under
a lease, licence or similar arrangement entered into for the purpose of the
occupancy of the unit by an individual as a place of residence,
(i.1) gives
possession of any residential unit in the complex to a particular person
under an agreement for
(A) the
supply by way of sale of the building or part thereof forming part of the
complex, and
(B) the
supply by way of lease of the land forming part of the complex or the supply
of such a lease by way of assignment, or
(ii) where the
builder is an individual, occupies any residential unit in the complex as a
place of residence, and
(c) the
builder, the particular person or an individual who is a tenant or licensee
of the particular person is the first individual to occupy a residential unit
in the complex as a place of residence after substantial completion of the
construction or renovation,
the builder
shall be deemed
(d) to have
made and received, at the later of the time the construction or substantial
renovation is substantially completed and the time possession of the unit is
so given to the particular person or the unit is so occupied by the builder,
a taxable supply by way of sale of the complex, and
(e) to
have paid as a recipient and to have collected as a supplier, at the later of
those times, tax in respect of the supply calculated on the fair market value
of the complex at the later of those times.
|
LA PREUVE DES EXPERTS
[11]
La Cour canadienne de l’impôt a entendu le
témoignage d’expert de deux évaluateurs, MM. Steele et Pestl, ainsi que
celui d’un expert en aménagement immobilier, M. Rabb.
[12]
L’évaluateur des appelantes était
M. William Steele. Ce dernier a défini en ces termes la notion
d’« utilisation optimale » : « l’utilisation légale la plus
rentable qui peut être faite d’une propriété. L’opinion concernant pareille
utilisation est fondée sur l’utilisation légale optimale continue la plus
rentable qui peut être faite d’une propriété, ou à l'égard de laquelle une
demande est susceptible d’exister, dans un avenir rapproché. » (voir le
par. 14 des motifs du juge de la CCI.)
[13]
M. Steele a pris en compte un certain
nombre de facteurs pour arriver à la conclusion que les deux utilisations
optimales des immeubles en question étaient soit à titre d’immeuble à logements
en copropriété, soit à titre d’immeuble d’habitation à but non lucratif pour
personnes âgées, autrement dit, l’utilisation existante. Il a conclu que
l’utilisation à titre d’immeuble à logements en copropriété était à exclure en
raison des coûts qui seraient associés à la transformation des logements en
logements en copropriété. Le juge de la CCI a résumé comme suit la position de
M. Steele sur la question :
Sur cette base, M. Steele a conclu que la valeur
marchande des propriétés en cause en tant qu’immeubles en copropriété, moins
les coûts de transformation et de rachat et le profit revenant au propriétaire,
était de beaucoup inférieure à leur valeur marchande en tant qu’immeubles
d’habitation à but non lucratif pour personnes âgées. Par conséquent, à son
avis, l’utilisation optimale des propriétés en cause était la suivante :
des immeubles d’habitation à but non lucratif pour personnes âgées, plus
précisément « à des fins locatives ».
[Paragraphe 14]
[14]
M. Steele a jugé que parmi les trois
techniques classiques d’établissement de la valeur d’un bien immeuble,
c’étaient celle du revenu et celle du coût qui convenaient le mieux, vu
l’absence de données suffisantes pour étayer la technique de la comparaison des
ventes. Pour obtenir une évaluation de la juste valeur marchande selon la
technique du revenu, il est nécessaire de calculer le potentiel d’un bien
immeuble à générer un profit, et de capitaliser ce profit en se basant sur le
taux de rendement souhaité. Pour dire les choses simplement, lorsqu’un bien
immeuble génère un profit de 100 000 $ par année, l’investisseur qui
souhaite obtenir un rendement de 10 % sera disposé à payer
1 000 000 $ pour le bien en question. La technique du coût vise
à déterminer la valeur du bien immeuble en évaluant ce qu’il en coûterait pour
le remplacer par une nouvelle construction, et ce, sans déduction pour
dépréciation. La technique de la comparaison des ventes a pour but de fixer la
juste valeur marchande en comparant le bien immeuble en question à d’autres
transactions de biens similaires sur le marché, sous réserve d’un rajustement
afin de tenir compte des circonstances différentes.
[15]
M. Steele a exprimé l’avis que, dans un
marché où les loyers sont contrôlés, la valeur d’un immeuble d’habitation à
logements familiaux multiples, telle que déterminée par la technique du coût,
doit tenir compte de la « désuétude économique », un concept qu’il a
décrit comme une sorte de dépréciation occasionnant une perte de valeur
« causée par des conditions extrinsèques inhérentes à la propriété en
cause, comme un mauvais emplacement, des impôts fonciers excessifs, des
cotisations spéciales, des règlements gouvernementaux, des lois ou des affectations
incompatibles du fonds » (par. 15 des motifs du juge de la CCI). En ce qui
concerne les contrôles des loyers, il a exprimé l’avis que la désuétude
économique est mesurée par la valeur capitalisée de la perte annuelle de revenu
net attribuable aux mesures de contrôle, c'est-à-dire la différence entre,
d’une part, des loyers économiques suffisants pour permettre à un propriétaire
d’obtenir un rendement raisonnable par rapport au capital investi dans le
bâtiment et, d’autre part, les loyers prescrits.
[16]
En recourant à la technique du coût, et après
avoir pris en compte la désuétude économique, M. Steele est arrivé à
certaines valeurs au sujet des biens immeubles en question. Il a ensuite
procédé à l’évaluation des immeubles d’habitation en recourant à la technique
du revenu. Pour ce faire, il s’est servi des tarifs de location sur le marché.
Ses résultats, après avoir utilisé ces deux méthodes, de même qu’après avoir
tiré ses conclusions finales au sujet de la valeur des immeubles, sont indiqués
dans le tableau suivant :
Coût Revenu Résultat
final
Colorado 3 000 000 3 350 000 $ 3 300 000 $
Villa Beliveau 2
200 000 $ 2 150 000 $ 2 150
000 $
Southpark 3
800 000 $ 4 000 000 $ 4 000
000 $
Virden 1
150 000 $ 1 200 000 $ 1 200
000 $
[17]
Les appelantes ont produit aussi le témoignage
de Jeffrey Rabb, un promoteur immobilier spécialisé dans l’acquisition et le
réaménagement d’immeubles locatifs multifamiliaux. M. Rabb a déclaré avoir
acheté et vendu environ 300 immeubles d’habitation multifamiliaux. Le juge de
la CCI l’a autorisé à fournir un témoignage d’opinion sur la valeur marchande
des quatre immeubles en question en tant qu’immeubles locatifs, mais a refusé
de l’entendre sur des questions liées aux techniques d’évaluation ou à
l’exactitude des conclusions des deux évaluateurs appelés à témoigner.
[18]
De l’avis de M. Rabb, les immeubles en
question ne se prêtaient pas à une transformation économique en immeubles en
copropriété. Il a calculé leur valeur en tant qu’immeubles à appartements
multifamiliaux en recourant à la technique du revenu, en prenant pour base les
taux de location disponibles sur le marché de Winnipeg, et il a estimé comme
suit le montant qu’un promoteur d’appartements serait disposé à payer pour les
immeubles en question :
Colorado 3 028449 $
Villa Beliveau 2 100 000 $
Southpark 3 678 980 $
[19]
M. Rabb n’a pas fourni d’opinion sur la
valeur de Virden en tant qu’immeuble locatif.
[20]
L’intimée s’est fondée sur le témoignage
d’expert de M. Pestl. Ce dernier a défini en ces termes la « juste
valeur marchande » :
En général, la valeur marchande peut être définie
comme suit : le prix probable, en argent, que la propriété rapporterait si
elle était mise en vente sur le marché libre par un vendeur sérieux, un délai
raisonnable étant accordé pour trouver un acheteur sérieux, l’acheteur et le
vendeur n’étant ni l’un ni l’autre obligés d’agir, ayant tous deux pleinement
connaissance des utilisations et des fins auxquelles la propriété se prête et
auxquelles elle peut servir, et faisant tous deux preuve d’un jugement
raisonnable.
[D.A., vol. II(e), p. 1351]
[21]
À son avis, l’utilisation optimale des immeubles
d’habitation était l’utilisation existante, c'est-à-dire à titre d’immeubles
d’habitation à baux viagers et à but non lucratif. Sa conclusion s’explique comme
suit :
[Traduction]
Pour déterminer l’utilisation optimale du bien immeuble en question, nous avons
étudié le règlement de zonage, la planification et d’autres données pertinentes
connexes. Les améliorations existantes qui sont situées sur les terrains
comprennent [détails de chaque immeuble]. Compte tenu de ces facteurs, nous
concluons que l’utilisation optimale du bien immeuble en question est la
continuation de l’utilisation existante.
[D.A., vol. II(e), p. 1366]
[22]
M. Pestl a exprimé l’avis que la technique
du revenu n’était pas celle qui convenait pour ces immeubles parce que leur
flux de revenu ne correspondait pas aux loyers déterminés par le marché. Le
loyer des locataires viagers a été déterminé en fonction des montants payés au
titre des frais d’entrée. Pour obtenir une estimation de la valeur des
immeubles selon la technique du revenu, il serait nécessaire de tenir compte à
la fois des loyers mensuels et des paiements effectués au titre des frais
d’entrée. Il a fondé son opinion au sujet de la valeur des immeubles sur la
technique du coût ainsi que sur celle de la comparaison des ventes. En
appliquant la technique du coût, M. Pestl a pris en compte les coûts
d’aménagement réels, ainsi qu’une estimation des coûts d’aménagement qu’il a dérivée
d’un programme informatique de détermination des coûts, appelé « Marshall
Valuation Computer Costing System ». En comparant les deux valeurs, il a
conclu que les coûts d’aménagement réels étaient l’indicateur le plus juste de
la valeur des immeubles.
[23]
L’application, par M. Pestl, de la
technique de la comparaison des ventes requiert quelques explications. Voici
comment M. Pestl décrit cette technique :
[Traduction]
Dans le cadre de l’application de cette technique, pour déterminer à la fois la
valeur du fonds et la valeur de l’immeuble amélioré, la technique oblige à
recueillir des données sur des ventes (ou des inscriptions, des offres, des
baux, etc.), à relever les différences entre les immeubles vendus et l’immeuble
en question et à tenir compte des différences entre les deux, ce qui donne pour
ce dernier des indices de valeur. Ces indices sont ensuite rapprochés afin de
produire une conclusion quant à la valeur marchande la plus probable de
l’immeuble en question.
[D.A., vol. II(e), p. 1387]
[24]
M. Pestl a commencé son travail de
comparaison directe des ventes en comparant les logements à bail viager et des
logements en copropriété. Pour la vente d’un immeuble d’habitation à baux
viagers, il a avancé deux scénarios possibles. Le premier est l’achat d’un immeuble
existant par un autre promoteur de logements à bail viager, de sorte que la
vente est la vente d’un immeuble d’habitation. Selon le second scénario, le
promoteur des logements à bail viager et les locataires procèdent à la vente de
chacun des logements en tant qu’unités condominiales (en copropriété). La vente
de la totalité des logements équivaut à la vente de l’immeuble d’habitation.
[25]
C’est le second scénario que M. Pestl a
retenu. Il a fait des recherches sur les prix de vente de tous les logements de
11 projets d’immeubles en copropriété situés dans la région de Winnipeg.
Il a divisé le prix de vente par la superficie en pieds carrés des logements en
copropriété de tailles différentes, et a obtenu, pour chaque projet d’immeuble
en copropriété, une fourchette de valeur au pied carré. Après avoir relevé deux
projets qu’il considérait comme [Traduction] « ceux qui reflétaient le plus la valeur de l’immeuble en
question » (D.A., vol. II(e), p. 1403), il a calculé comme suit
la valeur de ce dernier :
[Traduction]
Les valeurs médianes de ces logements comparables sont de 104,63 $, 124,48 $, 123,69 $
et 110,51 $ respectivement, ce qui donne une moyenne de 115,83 $ le
pied carré.
L’immeuble en question est considéré comme un bâtiment
de bonne qualité, dont les caractéristiques sont supérieures à la moyenne.
Cependant, comme il s’agit d’un projet à baux viagers, nous concluons qu’une
valeur de 116 $ à 120 $ le pied carré est celle qui convient pour
l’immeuble en question, et nous estimons donc la valeur à 118 $ le pied
carré, TPS non comprise.
L’immeuble en question comporte, pour la partie
« logements », une superficie totale de 36 715 pieds carrés; à
raison de 118 $ le pied carré, cela indique une valeur totale de
4 332 370 $, qu’il est possible d’arrondir à 4 332 000 $.
[26]
Cet exemple est tiré de l’évaluation que
M. Pestl a faite de l’immeuble Villa Beliveau. Il s’est servi des mêmes
données pour déterminer la valeur des autres immeubles situés dans la région de
Winnipeg, et ce, en choisissant les éléments de comparaison les plus
appropriés, modifiés dans un cas particulier. Pour ce qui est de l’immeuble
Virden, il a examiné les ventes de logements dans des projets d’immeubles en
copropriété situés dans les collectivités environnantes pour obtenir une valeur
de base au pied carré, qu’il a multipliée par la superficie en pieds carrés de
l’immeuble, de la même façon que pour les autres immeubles.
[27]
Les résultats de M. Pestl, selon ces deux
scénarios, sont résumés ci-dessous :
Coût Comparaison
Colorado 5 355 000 $ 5 422 000 $
Villa Beliveau 4 350 000 $ 4
332 000 $
Southpark 6 457 000 $ 6
451 000 $
Virden 2 246 500 $ 2
065 000 $
[28]
La conclusion de M. Pestl à propos de la
juste valeur marchande de l’immeuble d’habitation est basée sur son opinion
concernant l’acheteur le plus probable de cet immeuble :
[Traduction]
[…] Comme nous prévoyons que
l’acheteur le plus probable de l’immeuble en question serait un autre
exploitant à but non lucratif ayant les options déjà décrites, et compte tenu
de l’avantage que procure une économie de temps appréciable grâce à
l’acquisition d’un projet déjà existant, nous concluons en outre que l’on
accorderait un maximum de poids aux questions relatives à la technique du coût
[…].
[D.A., vol. II(e), p. 1404]
[29]
Les options restreintes auxquelles M. Pestl
fait référence ont été exposées dans un passage antérieur :
[Traduction]
La définition de la valeur marchande suppose l’existence d’un marché
hypothétique comprenant un vendeur sérieux et un acheteur sérieux. Dans le cas
de l’immeuble à baux viagers en question, l’acheteur sérieux caractéristique
serait vraisemblablement un autre groupe à but non lucratif désireux de fournir
des logements similaires à ses membres ou à sa collectivité. Cet acheteur ne
disposerait que de deux options : la première est de faire l’acquisition
d’un emplacement et de bâtir un nouveau projet, après avoir pris des
engagements appropriés au sujet de l’occupation et de l’acquisition de baux
viagers, etc.; la seconde serait d’acheter un immeuble existant, bâti depuis
peu, comme celui dont il est question ici, s’il est en vente. En conséquence,
l’analyse de la technique du coût est considérée comme particulièrement
pertinente pour l’évaluation de l’immeuble en question […].
[D.A., vol. II(e), p. 1385]
[30]
Par conséquent, la conclusion finale de
M. Pestl au sujet de la valeur des immeubles d’habitation était le montant
obtenu en appliquant la technique du coût.
LA DÉCISION DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT
[31]
Après un bref survol du concept des baux
viagers, le juge de la CCI a commencé son analyse en faisant état des points
sur lesquels les parties n’étaient pas d’accord. L’intimée était d’avis que
l’utilisation existante des immeubles, c'est-à-dire à titre d’immeubles
d’habitation à baux viagers, représentait l’utilisation optimale, tandis que
les appelantes étaient d’avis que l’utilisation optimale était à titre
d’immeubles à appartements. Le point litigieux suivant était celui de savoir
s’il existait un marché distinct pour ces immeubles.
[32]
Le juge de la CCI n’a pas expliqué ce qu’il
entendait par marché distinct. Dans son résumé des observations des appelantes,
il signale ce qui suit :
Cette hypothèse soulève la question de savoir s’il
existait un marché distinct de personnes qui seraient prêtes à acheter et en
mesure d’acheter les propriétés en question au prix coûtant afin de réaliser de
nouveaux projets à baux viagers ou si ces propriétés allaient se retrouver sur
le marché normal.
[D.A. supp., p. 25.]
[33]
D’après l’intimée, il
existe pour les immeubles d’habitation à baux viagers un marché distinct dans
lequel des promoteurs de projets à baux viagers seraient disposés à acheter au
prix coûtant un immeuble entièrement bâti. Les appelantes nient l’existence
d’un tel marché.
[34]
Aucun des experts n’a fourni de preuve à l’appui
de la distinction qu’il peut y avoir entre un marché ordinaire et un marché
spécial. En revanche, il existe une série de causes portant sur la notion
d’« acheteur spécial », ce qui ressemble à un « marché
spécial ».
[35]
Dans le cadre de son analyse du marché spécial,
le juge de la CCI a passé en revue les preuves concernant la demande en
logements à bail viager, et il a conclu qu’il existait bel et bien une telle
demande. Il n’a pas examiné la nature de cette dernière, si nature il y avait,
pour les immeubles d’habitation en tant que tels.
[36]
Le juge de la CCI a ensuite examiné l’allégation
de l’intimée selon laquelle l’acheteur probable d’un immeuble d’habitation à
baux viagers serait un autre promoteur de logements à baux viagers et à but non
lucratif. Les appelantes ont contesté cette thèse en invoquant quatre facteurs
qui, à leur avis, empêcheraient un promoteur de projets à but non lucratif
d’acheter un immeuble existant, ou poseraient de gros obstacles. Ces facteurs
sont les suivants : a) l’importance de l’emplacement du projet en
question dans une collectivité donnée; b) l’absence de tout exemple réel
de ce type d’achat; c) le fait que la longue période d’aménagement d’un
projet d’habitation à baux viagers empêche de faire une offre sur une structure
existante dans le délai où l’on pourrait s’attendre à ce que le projet soit mis
sur le marché; d) l’incapacité d’un promoteur à but non lucratif d’acheter
par lui-même un immeuble à cause du peu de ressources financières dont il
dispose.
[37]
Le juge de la CCI a examiné chacun de ces
facteurs et a conclu que les allégations des appelantes n’étaient pas fondées.
Il a conclu que les projets d’habitation à baux viagers sont occupés par un
groupe diversifié, et qu’ils ne se limitent pas nécessairement à la clientèle
que vise le groupe promoteur. Quant à l’absence d’exemples de transactions dans
lesquelles un promoteur de logements à baux viagers a acheté un immeuble
d’habitation à baux viagers existant, il a conclu que c’était parce qu’un
projet approprié n’était jamais apparu sur le marché. Le juge de la CCI a
exprimé l’avis que le temps d’aménagement d’un projet d’habitation à baux
viagers serait nettement moindre s’il était possible d’acheter un projet
d’habitation entièrement terminé, car un grand nombre des retards étaient
imputables à la mise au point du concept du bâtiment. Par ricochet, cela
permettrait à des promoteurs d’attirer d’éventuels locataires disposés à payer
leurs frais d’entrée dans le délai pendant lequel on pourrait s’attendre à ce
que le projet soit mis sur le marché.
[38]
Le juge de la CCI n’a pas formulé explicitement
sa conclusion, mais il est évident, à ce stade de son raisonnement, qu’il était
convaincu de l’existence d’un marché distinct pour les immeubles d’habitation à
baux viagers, car il a conclu qu’il y avait une demande et que des groupes
promoteurs étaient en mesure d’agir pour satisfaire à cette demande.
[39]
Le juge de la CCI a ensuite examiné la question
de la désuétude économique, dont M. Steele avait parlé. En fin de compte,
il a rejeté cette notion, ce qui l’a amené à exclure l’ensemble du témoignage
de M. Steele. Le juge de la CCI a entrepris d’examiner la question en
passant en revue les qualifications de M. Steele, ainsi que ses méthodes.
Il a jugé qu’il était difficile de souscrire à ses conclusions selon lesquelles
les immeubles d’habitation valaient nettement moins que leurs coûts de
construction réels « étant donné qu’il n’existe presque aucune donnée à
l’appui de [sa] conclusion » (par. 52). Le juge de la CCI a ensuite
fait siennes les critiques de M. Pestl à l’endroit de l’approche de
M. Steele, à savoir que l’analyse de ce dernier ne tenait pas compte des
frais d’entrée payés par les locataires dans la détermination des loyers des
logements. Le juge de la CCI a souscrit aussi à l’argument de M. Pestl
selon lequel, en intégrant la notion de désuétude économique dans la technique
du coût en vue de déterminer la juste valeur marchande, M. Steele avait
combiné ce qui était censé être deux techniques d’évaluation distinctes. Dans
la mesure où le concept de la désuétude économique avait été discrédité, les
conclusions de M. Steele à propos de la valeur des immeubles, suivant la
technique du coût et la technique du revenu, étaient minées. En définitive, le
juge de la CCI a conclu qu’il fallait rejeter les évaluations de
M. Steele.
[40]
Enfin, le juge de la CCI a traité de l’argument
des appelantes selon lequel les transactions concernant des immeubles
d’habitation à baux viagers n’étaient pas des opérations commerciales parce que
les promoteurs de projets à baux viagers étaient motivés non pas par des
considérations d’ordre économique, mais par des objectifs d’ordre social et
caritatif. Le juge de la CCI a rejeté les observations des appelantes. Se
fondant sur un passage extrait d’un guide intitulé « The Appraisal of Real
Estate » (cité au par. 33 de la décision Moss c. La Reine,
99 DTC 1229), il a conclu qu’il était nécessaire de tenir compte du profit
de l’entrepreneur lorsqu’on prend en considération le coût de construction,
mais que ce point n’était pas en litige en l’espèce. Cela signifie donc que
l’absence de motivations économiques ne ferait pas de la vente d’un immeuble
d’habitation à baux viagers quelque chose d’autre qu’une opération commerciale.
[41]
Ce raisonnement a amené le juge de la juge de la
CCI à tirer les conclusions suivantes :
La procédure d’évaluation vise en fin de compte à
permettre de déterminer le prix probable que la propriété rapporterait si elle
était mise en vente sur le marché libre. La preuve mise à la disposition de la
Cour permet de tirer les conclusions ci-après énoncées :
(i) l’utilisation optimale des propriétés en
question est l’utilisation existante, c'est-à-dire un immeuble à baux viagers
composé de logements multiples pour personnes âgées;
(ii) il existait au Manitoba, au moment
pertinent, un marché important pour les projets à baux viagers;
(iii) la vente d’un immeuble à un autre promoteur
de baux viagers à but non lucratif satisfait à la définition de l’opération
fondée sur la valeur marchande;
(iv) les justes valeurs marchandes des propriétés
en question sont celles auxquelles l’évaluateur de l’intimée, M. Pestl,
est arrivé.
[Paragraphe 56]
[42]
Le juge de la CCI a donc statué que la juste
valeur marchande des quatre immeubles d’habitation en question était leur coût
de construction.
QUESTIONS EN LITIGE
[43]
Les appelantes soulèvent quatre questions en
appel :
1- Le juge de première instance
a-t-il commis une erreur en souscrivant à la thèse de M. Pestl selon
laquelle il existait un marché distinct de promoteurs de projets à baux viagers
à but non lucratif non touchés par la désuétude économique causée par les
mesures de contrôle des loyers?
2- Le juge de première instance
a-t-il commis une erreur en souscrivant au rejet, par M. Pestl, de la
technique d’évaluation fondée sur le revenu?
3- Le juge de première instance
a-t-il commis une erreur en souscrivant à la preuve de M. Pestl selon
laquelle la valeur d’un « immeuble d’habitation », pour l’application
de la Loi sur la taxe d’accise, est égale à la valeur globale des
logements, sans déduire les coûts de conversion, de mise en marché et de vente?
4- Le juge de première instance
a-t-il commis une erreur en refusant de souscrire à la preuve de M. Rabb
au sujet de la juste valeur marchande?
ANALYSE
Norme de contrôle
[44]
La norme de contrôle qui s’applique aux
déterminations de la juste valeur marchande a été fixée de manière succincte
dans l’arrêt Nash c. Canada, 2005 CAF 386, (2005), 344 N.R. 152, au
paragraphe 9 :
Une juridiction d'appel ne modifie les conclusions de
fait tirées par le juge de première instance que si celui-ci a commis une
erreur manifeste et dominante (voir l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002]
2 R.C.S. 235, au paragraphe 25). On considère généralement que la juste valeur
marchande constitue une question de fait. Il est probablement plus juste de
dire que la juste valeur marchande est une question mixte de fait et de droit.
Les questions mixtes de fait et de droit supposent l'application d'une norme
juridique à un ensemble de faits (voir l'arrêt Housen, au paragraphe
26). Dans les affaires portant sur la juste valeur marchande, le juge doit
appliquer la définition légalement reconnue de la juste valeur marchande aux
faits constatés en se fondant sur les éléments de preuve portés à sa
connaissance.
Normalement, lorsqu'il s'agit de déterminer la juste
valeur marchande, l'élément essentiel de la question mixte de droit et de fait
est factuel et l'appel porte sur un différend ayant trait à un aspect de
l'élément factuel de la décision. C'est effectivement le cas en l'espèce. La
norme de contrôle applicable en l'espèce est donc une norme qui appelle un
degré élevé de retenue judiciaire, en l'occurrence la norme de l'erreur
manifeste et dominante.
Cela dit, une
conclusion pour laquelle il n’existe aucune preuve équivaut à une erreur
manifeste et dominante. Rich c. Canada (C.A.), 2003 CAF 38, [2003] 3
C.F. 493, au paragraphe 26.
[45]
Comme il est dit dans l’arrêt Nash, dans
la plupart des cas l’élément essentiel de la question mixte de fait et de droit
est factuel, et la norme de contrôle est donc celle qui s’applique à une
question de fait. Toutefois, lorsqu’une question mixte de fait et de droit
comporte une question de droit isolable, la norme de contrôle applicable est
donc celle qui concerne les questions de droit. Voir Housen c. Nikolaisen,
2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 34 (Housen). Dans
ce contexte, la norme applicable est celle de la décision correcte.
EXAMEN
[46]
La première question soulevée par les appelantes
est le fait que le juge de la CCI a accepté la conclusion de M. Pestl
selon laquelle l’acheteur sérieux caractéristique est un autre promoteur de
projets à baux viagers, ce qui implique une conclusion additionnelle, à savoir
qu’il existe, parmi les promoteurs de projets à baux viagers, un marché
distinct pour les immeubles d’habitation à baux viagers. La conclusion du juge
de première instance est fondée sur deux conclusions antérieures. La première
est qu’il existe un marché pour les immeubles d’habitation à baux viagers; la
seconde est que d’autres promoteurs pourraient et voudraient acheter un tel
immeuble s’il se présentait sur le marché.
[47]
Les appelantes contestent cette conclusion pour
un certain nombre de raisons. Elles disent que la preuve dénote que les
promoteurs de projets à baux viagers, étant des entités à but non lucratif,
n’ont pas les ressources nécessaires pour acheter un immeuble existant. Il
ressort du témoignage de deux témoins s’occupant de tels projets,
MM. Lyons et Leeies, qu’étant donné que les projets à baux viagers exigent
des locataires viagers qu’ils fournissent une valeur nette, il est impossible
qu’un promoteur de tels projets achète un immeuble d’habitation avant d’avoir
obtenu des engagements de la part de ses futurs locataires, un processus qui
prend plus de temps que celui pendant lequel l’immeuble se trouve sur le
marché.
[48]
Le juge de première instance a rejeté cet
argument au paragraphe 50 de ses motifs. Il a conclu que la présence d’un
projet terminé abrègerait suffisamment le temps d’aménagement qu’exige d’habitude
un tel projet pour qu’un promoteur soit capable d’obtenir les engagements
nécessaires pour en faire l’achat. Les appelantes nous demandent simplement de
substituer notre évaluation à celle du juge de première instance, ce que nous
ne pouvons pas faire.
[49]
Les appelantes contestent la notion de marché
distinct en faisant valoir que l’approche de M. Pestl, que le juge de
première instance a adoptée, ne cadre pas avec la définition d’un
« immeuble d’habitation » que l’on trouve dans la Loi parce qu’elle
définit l’immeuble par son moyen de financement (baux viagers) plutôt que par
ses caractéristiques physiques. Autrement dit, les appelantes contestent la
conclusion que l’utilisation optimale des immeubles d’habitation est une
continuation de l’utilisation existante. Elles disent, et M. Pestl l’a
admis, que ce n’est pas la structure physique des immeubles qui en détermine
l’utilisation. Chacun de ces derniers était physiquement capable d’être
transformé en logements en copropriété ou en logements locatifs. De ce fait,
disent les appelantes, les immeubles d’habitation auraient dû être évalués
comme des immeubles à appartements, d’après le témoignage de M. Rabb,
lequel a déclaré que l’on ne pouvait pas transformer économiquement les
immeubles en logements en copropriété.
[50]
Les appelantes préfèrent peut-être le témoignage
de M. Rabb à celui de M. Pestl, mais cela n’a pas été le cas du juge
de première instance. Les appelantes contestent également la conclusion de ce
dernier au sujet des qualifications de M. Rabb, une question qu’il serait
utile de régler à ce stade-ci. Le juge de première instance a effectivement
souscrit au témoignage de M. Rabb, dans la mesure où il se limitait à la
valeur qu’auraient les immeubles d’habitation sous forme d’immeubles à appartements.
Il s’agissait là d’une question qui relevait de l’expérience et de la
compétence de M. Rabb. Cependant, celui-ci n’est pas un évaluateur et il
ne s’est pas présenté comme tel. Le juge a eu raison de refuser d’entendre son
témoignage sur la technique d’évaluation. Quant au refus du juge d’entendre
M. Rabb sur la question de la juste valeur marchande, cette question
oblige à déterminer l’utilisation optimale de l’immeuble en question. Si
l’utilisation optimale n’était pas sous la forme d’un immeuble à appartements,
le témoignage de M. Rabb ne pouvait donc pas en établir la juste valeur
marchande. Le juge n’a donc pas commis d’erreur dans la façon dont il a traité
le témoignage de M. Rabb.
[51]
Cela étant dit, le juge de première instance
était en droit de souscrire au témoignage de M. Pestl quant à
l’utilisation optimale qui pouvait être faite des immeubles d’habitation. Après
avoir accepté que l’utilisation existante représentait l’utilisation optimale,
et qu’il y avait des promoteurs à but non lucratif qui voulaient et pouvaient
acheter un immeuble d’habitation à baux viagers s’il s’en présentait un sur le
marché, il n’était pas justifié que M. Rabb évalue les immeubles en tant
qu’appartements locatifs.
[52]
Les appelantes contestent la conclusion qu’il
existe un marché distinct pour les immeubles d’habitation à baux viagers parce
que même s’il survenait une telle transaction, celle-ci ne serait pas de nature
commerciale, et elle ne déterminerait donc pas la juste valeur marchande. Cet
argument est fondé sur les critères en fonction desquels M. Pestl a nuancé
sa définition de la valeur marchande. Selon ce dernier, pour représenter la
valeur marchande, une transaction doit satisfaire aux critères suivants :
- les parties doivent être habituellement motivées;
- il faut allouer un délai raisonnable pour la
mise en vente sur le marché libre;
- le prix ne doit pas être influencé par des
considérations spéciales, comme un financement novateur ou des octrois et des
concessions d’autres parties.
[53]
Les appelantes ont fait valoir qu’aucune de ces
conditions n’était remplie car l’aménagement d’un immeuble d’habitation à baux
viagers visait un objectif caritatif, cet aménagement nécessitait un temps
excessif, et tous les immeubles bénéficiaient d’une forme quelconque de traitement
spécial de la part des autorités municipales. Le juge de première instance a
disposé de cet argument en se fondant principalement sur la question de la
motivation caractéristique. Il a cité un texte faisant autorité en matière
d’évaluation immobilière, qui a confirmé qu’il faut prendre en compte le profit
de l’entrepreneur dans la technique d’évaluation fondée sur le coût. Le juge de
première instance a conclu que cela s’appliquait à la détermination du coût de
construction, un point qui n’était pas en litige dans l’affaire dont il était
saisi. Il a conclu en fin de compte que l’absence de recherche de profit de la
part d’un acheteur éventuel n’exclurait pas la transaction du domaine des
transactions commerciales.
[54]
La conclusion du juge de première instance est
raisonnable et il n’y a pas lieu d’y toucher. L’argumentation entière des
appelantes sur ce point est mal conçue. Les critères précisés par M. Pestl
s’appliquent à l’opération de vente, et non au processus suivi pour construire
les projets. Si, dans les négociations préalables à la vente, le vendeur
tentait d’obtenir le prix le plus élevé possible et que l’acheteur tentait de
payer le prix le plus bas possible, cela signifie que les parties étaient
motivées au sens classique du terme. Il n’était pas nécessaire d’aller plus
loin que cela pour trancher cet argument.
[55]
La deuxième grande question soulevée par les
appelantes est le fait que le juge de première instance a souscrit à la
position de M. Pestl au sujet de la technique d’évaluation fondée sur le
revenu. M. Pestl a jugé que cette technique ne convenait pas à
l’évaluation des immeubles d’habitation parce que les loyers étaient
artificiels, étant influencés par les frais d’entrée. Cet argument est tout
simplement un autre aspect de l’argument selon lequel les immeubles
d’habitation auraient dû être évalués à titre d’immeubles à appartements, et
qu’il aurait fallu déterminer leur valeur par la capitalisation du flux de
revenu qu’ils généraient. Le juge de première instance a souscrit à l’opinion de
M. Pestl selon laquelle les frais d’entrée avaient pour effet d’abaisser
les taux de location et menaient à une évaluation artificiellement basse.
[56]
Les promoteurs de projets à baux viagers étant
tous des organismes à but non lucratif qui n’avaient aucun intérêt à fixer les
taux de loyer au-delà du niveau requis pour payer l’hypothèque et les frais
d’occupation nécessaires, il serait difficile de qualifier la conclusion du
juge de première instance de déraisonnable.
[57]
La troisième grande question que les appelantes
ont soulevée est le fait que le juge de première instance a souscrit à la
technique de comparaison des ventes de M. Pestl, selon laquelle un
immeuble d’habitation est évalué comme étant la somme de la valeur des
différents logements, abstraction faite des frais de conversion en logements en
copropriété et des coûts connexes. La technique d’évaluation fondée sur la
comparaison des ventes vise à fixer une valeur marchande en comparant les
ventes d’immeubles comparables et en effectuant divers rajustements afin de
tenir compte des différences entre l’immeuble en question et les immeubles
comparatifs. Étant donné qu’il n’y avait pas eu de ventes d’immeubles
d’habitation à baux viagers en tant que telles, on ne pouvait pas appliquer
cette technique de la manière habituelle. M. Pestl, comme il a été indiqué
plus tôt dans les présents motifs, s’est inspiré de la vente de logements en
copropriété pour déterminer un prix au pied carré, qu’il a ensuite appliqué aux
logements d’habitation dans les divers immeubles. Le fait que M. Pestl
n’ait pas tenu compte des coûts de conversion est sans conséquence car il ne
proposait pas que les logements soient vendus en tant que logements en
copropriété, mais simplement que leur valeur était analogue à celle de logements
en copropriété.
[58]
Cela suffit pour disposer des arguments invoqués
par les appelantes. Comme il leur incombe de démontrer que le juge de première
instance a commis une erreur, et qu’elles n’ont pas réussi à relever une erreur
qui permettrait à la présente Cour d’intervenir, l’appel devrait être rejeté.
Cependant, je ne tiens pas à donner l’impression d’avoir souscrit à une
hypothèse douteuse qui sous-tend les évaluations des deux évaluateurs. La
question fondamentale soumise à la Cour canadienne de l’impôt est la juste
valeur marchande des immeubles d’habitation. Les deux évaluateurs ont établi
des rapports d’évaluation fondés sur une évaluation du fief simple des
immeubles en question. Une évaluation du fief simple est, d’après le rapport de
M. Pestl, une évaluation dans laquelle [Traduction] « on a fait abstraction de toutes les charges et servitudes
existantes, et l’immeuble est évalué comme s’il était quitte de toutes dettes
et charges et géré de façon sérieuse, sauf indication contraire ».
(D.A., vol. II(e), p. 1347, non souligné dans l’original.) Aucune autre
limite n’a été mentionnée dans le rapport de M. Pestl. Cela a eu pour
effet de faire abstraction de la présence et de l’effet des baux viagers
détenus par les personnes qui allaient occuper les logements.
[59]
Cette abstraction a un effet non négligeable. Le
passage suivant, extrait du contre-interrogatoire de M. Pestl, illustre
les droits qu’acquiert une personne qui achète l’immeuble faisant l’objet des
baux viagers :
[Traduction]
Ce que j’essaie de dire, c’est que la nature d’une disposition, n’importe
quelle disposition du projet en question dépend de… ce que l’on évalue,
c’est la valeur en fief simple de la propriété…
Dans le cas présent, l’intérêt en fief simple est
divisé, d’après les clauses du bail viager, en deux intérêts. L’intérêt en
bail viager est manifestement un intérêt à bail qui est très, très
considérable, et l’intérêt résiduel est l’intérêt du locateur, dans le cas
présent, l’intérêt en fonds affermé.
Et, essentiellement, sans l’accord du détenteur de
l’intérêt à bail viager, la valeur du fonds affermé est minime car le fonds
affermé – le titulaire de l’intérêt en fonds affermé dans la propriété n’a
presque aucun droit avant l’extinction de l’intérêt à bail.
Et, comme je l’ai dit plus tôt, l’intérêt à bail
viager peut – disons, tout d’abord, c’est très… il ne comporte pas de clause
précise au sujet du transfert, et cela concerne donc la durée du bail fondée
sur la vie de l’acheteur, mais même si cela ne devait pas se produire, le
titulaire du fonds affermé ne posséderait que l’utilisation réversive de la
propriété une fois que le bail, en fait, est expiré.
Et, à l’expiration du bail, il y a au moins le
paiement des frais d’entrée à remettre à la succession de l’occupant et,
peut-être, le remboursement d’autres paiements d’immobilisation qui ont été
effectués, de sorte qu’il ne reste au titulaire de l’intérêt en fonds affermé
qu’une part très mince de l’ensemble de droits.
[D.A., vol. III(d), p. 784 et 785.]
[Non souligné dans l’original.]
[60]
La décision des évaluateurs d’évaluer les
immeubles d’habitation en se fondant sur le fief simple, par opposition au
fonds affermé, n’a pas été mise en doute dans la présente instance et, de ce
fait, nous n’avons pas à décider si elle était justifiée ou non. Par
conséquent, je n’exprime aucune opinion sur la question et je laisse à d’autres
le soin de la trancher dans une affaire où elle sera plaidée.
[61]
En définitive, je suis d’avis de rejeter les
appels avec un seul mémoire de dépens.
« J.D.
Denis Pelletier »
« Je
souscris aux présents motifs
Alice Desjardins, juge »
« Je
souscris aux présents motifs
John M. Evans, juge »
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.