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Le 8 novembre 2006

De qui parle-t-on? Nous raconter pour mieux nous construire

Mark Starowicz, devant les conférences Symons sur l'état de la Confédération canadienne, Mainstage Theatre, the Confederation Centre, Charlottetown (I.-P.-É.)

LA VERSION PRONONCÉE FAIT FOI

 

Je suis très touché de participer à une série de conférences en l'honneur d'un des plus éminents Canadiens, le professeur Tom Symons, qui a joué un rôle sans précédent pour enrichir le tissu culturel, éducatif et civique de notre nation.

Je suis honoré de me trouver en ce lieu où la Confédération canadienne a vu le jour, et d'être invité à m'exprimer sur l'état de cette Confédération, qui fait partie de notre culture nationale et de notre histoire collective. On ne peut imaginer meilleur endroit, non seulement parce qu'il est le berceau de la Confédération, mais parce que la formation et l'histoire de cette île couvrent tout le spectre de l'expérience canadienne. Une île qui va chercher ses origines parmi les représentants des Premières nations, une île façonnée par l'histoire des Acadiens, par la grande migration des Écossais et par les vagues d'immigrants irlandais et européens qui ont suivi.

On m'a aussi demandé de vous parler du projet télévisuel Le Canada : Une histoire populaire / Canada: A People's History, et de ce que j'ai appris sur le Canada à travers lui. Plus tard, je vous parlerai de nouveau de télévision et du rôle déterminant qu'elle jouera pour notre avenir.

Le projet visant à réaliser la première histoire télévisée du Canada s'est transformé en une expédition de six ans dans le passé, une expédition parfois éprouvante au cours de laquelle soixante réalisateurs, historiens, acteurs et caméramans de CBC et de Radio-Canada ont uni leurs efforts pour produire 32 heures de télévision en français et an anglais, deux ouvrages, des vidéos domestiques, un grand site Web et un programme imprimé pour les écoles.

Nous avions des attentes modestes en matière d'auditoire — après tout, il s'agissait d'histoire canadienne, et la tradition veut que les Canadiens trouvent leur histoire ennuyeuse. Nous n'étions donc pas préparés à ce que la diffusion de la série a suscité.

Ces 32 heures ont constitué le documentaire le plus regardé pendant les 50 ans d'histoire de la télévision canadienne, au même niveau que les Jeux olympiques et les éliminatoires de la Coupe Stanley. Les ouvrages en deux volumes ont été en tête de la liste des ventes d'ouvrages généraux de l'année au Canada, dépassant l'Anthologie des Beatles et le Livre des records Guinness dans les ventes de Noël. Quant aux vidéos, elles ont fracassé les records de vente au Canada. Nous n'avions pas espéré cela, même dans nos rêves les plus fous. C'est comme si nous étions en train de prospecter les champs de l'identité et de la mémoire canadiennes lorsque nous sommes tombés inconsciemment sur un cône de pression qui nous a sidérés par son intensité.

Ce fut la première et la plus importante leçon que nous ayons apprise. Il existe un désir profond et ardent chez les Canadiens de comprendre notre identité et notre expérience collective. Ce n'est pas une quête nostalgique, mais une quête pour comprendre qui nous sommes, et ce que nous représentons, et quelle est notre place dans le monde. Quand on lit partout que les frontières disparaissent, que les nations sont des concepts désuets, que nous pénétrons dans de nouvelles constellations hémisphériques et mondiales, que nous devrions adopter le dollar américain et oublier le régime d'assurance maladie, alors un sentiment de perte vous submerge et vous pensez à votre identité. En partance pour un voyage incertain, vous prenez l'essentiel. À la veille du grand voyage que le Canada s'apprête à faire dans le nouveau millénaire, quel est l'essentiel à conserver? Qui sommes-nous? Quelles valeurs incarnons-nous? Qu'est-ce qui fait que nous sommes différents des autres — pas meilleurs que les autres — simplement différents? En 2000 et en 2001, lorsque la série a été diffusée, je crois que nous étions prêts pour l'introspection et je crois que nous le sommes encore.

Il y a eu un moment pendant la production de la série, un court moment qui me semble très particulier.

La plupart d'entre vous savent ce que sont des « épreuves de tournage » : ce sont les premiers éléments plus ou moins montés du tournage de la journée que l'on regarde sur un petit écran pour s'assurer que l'enregistrement du son et des images est de qualité. Les épreuves de tournage que nous étions en train de regarder un après-midi étaient celles de la reconstitution du débarquement des loyalistes en Nouvelle-Écosse, alors que des navires de transport venant de New York débarquaient des milliers de famille sur les plages rocailleuses de la province à la veille d'un long hiver. Cela ressemblait à la situation au Kosovo, qui faisait la une de l'actualité au moment du tournage. Nous avons entendu ensuite deux voix de femmes qui regardaient les énormes navires quittant le rivage désolé pour l'horizon :

Sarah Frost disait : « C'est la terre la plus inhospitalière que j'ai jamais vue, mais c'est là qu'on bâtira notre ville. »

Puis on entendit la voix d'une autre réfugiée, Sarah Tilley qui dit : « Je suis montée sur la colline Chipman et j'ai regardé les navires qui disparaissaient. Bien que je n'ai jamais versé une larme pendant toute la guerre, je me suis assise sur la mousse humide avec mon bébé sur les genoux, et j'ai pleuré. »

À la fin de la scène, il y a eu un silence ému dans la salle. Pourtant, il n'y avait aucun descendant de loyaliste dans l'assistance. Il y avait plutôt des Demianchuk, des Starowicz, des Gendron et des Chong. Néanmoins, lorsque les lumières se sont rallumées, tout le monde a été gêné pendant une minute et chacun voulait éviter le regard de l'autre. Tous les yeux étaient humides. Aucun descendant de loyaliste ne se trouvait là et pourtant tout le monde était en état de choc. C'est alors que j'ai compris pourquoi cela nous avait tous marqués. C'était notre histoire aussi. Français, Ukrainiens, Chinois, Polonais. Cette histoire a une résonance dans l'expérience collective canadienne. L'expérience de la quête d'un pays d'accueil, l'expérience de l'arrivée dans un lieu étrange et étranger d'une beauté intimidante, la peur d'une destinée incertaine, voici ce qui constitue le dénominateur commun de l'expérience canadienne. Nous ne sommes pas liés par le sang, mais nous sommes inextricablement liés par la mémoire commune, bien qu'ancestrale dans nos familles, de la terre d'accueil et de l'espoir.

Et si nous portons notre regard sur les 500 ans de l'histoire canadienne, sur les années de l'immigration européenne et asiatique, car l'histoire des Autochtones est différente, nous pouvons y voir une continuité. La Nouvelle France a été peuplée par les démunis de Bretagne et de Normandie, les filles déplacées et abandonnées de Paris. Chaque année, lorsque la glace se fendait sur le Saint-Laurent, un nouveau flot d'immigrants plein d'espoir remontaient le fleuve, et cela jusqu'à former une colonie de 70 000 personnes.

Un siècle plus tard, la Révolution américaine a transformé le visage de l'Amérique du Nord et a entraîné la création de deux pays, provoquant ainsi l'une des migrations humaines les plus importantes de l'histoire du continent. Les loyalistes, comme je le disais tout à l'heure, sont allés en Nouvelle-Écosse, mais aussi au Québec, à Kingston et dans la péninsule du Niagara. Le Canada anglais est donc né en un clin d'œil, historiquement parlant, en 20 ans en fait, créant la dualité franco-anglaise qui présiderait à la destinée du Canada pendant des siècles.

Le Canada post-autochtone a été fondé sur deux peuples abandonnés ou déplacés. D'un côté, une colonie française, occupée par les Britanniques et abandonnée par l'Empire français, qui n'en voulait même plus après la Guerre de Sept ans et l'a troquée contre la petite île sucrière de la Guadeloupe. Et, de l'autre côté, le deuxième peuple, les rivaux anglais ancestraux des colonies américaines, qui avaient été chassés de leurs terres.

L'expérience liée à la terre d'accueil est au cœur de l'identité canadienne. Nous sommes tous des enfants et des petits-enfants de déplacés. Les loyalistes ont été suivis par les Écossais, déplacés par les Highland Clearances, par les Anglais de la génération de Susannah Moodie, une classe marginalisée dont l'Angleterre ne voulait plus et par des centaines de milliers de familles irlandaises affamées et déplacées par des propriétaires fonciers qui ont traversé l'Atlantique sur des navires où la fièvre a fait des ravages.

Ensuite, ils ont été suivis par la grande migration des gens qui avaient tout perdu en Europe, les Ukrainiens, les Galiciens, les Mennonites, les Polonais, qui fuyaient tous la guerre et la persécution de la famine. Des milliers de jeunes Chinois ont traversé le Pacifique pour fuir la pauvreté et, pendant des générations, ont envoyé leur maigre salaire à leur famille en Chine qu'ils n'ont jamais revue. Des milliers d'orphelins britanniques ont été envoyés ici dans le cadre d'une émigration systématique d'enfants abandonnés.

Au XXe siècle, ces mouvements migratoires ont englobé les sikhs, les personnes déplacées de la Deuxième Guerre mondiale (dont mes parents font partie), les survivants de l'Holocauste, les « boat people » du Vietnam, les réfugiés de la grande vague d'immigration des Caraïbes et, aujourd'hui, des guerres qui font rage au Soudan, dans la Corne de l'Afrique, dans les Balkans.

Nous sommes tous des boat people. Nous sommes juste arrivés à des époques différentes. L'expérience collective canadienne, bien que récente ou enterrée dans le passé ancestral, est la mémoire du déplacement et de la perte, doublée de l'expérience de l'endurance et de la rédemption. Presque chacun de nous, quelque part bien enfoui dans son passé, a un morceau de la même histoire, que nous soyons des descendants des Filles du Roy, des enfants de rue de Paris, des villages de Galice ou des colons de Lord Selkirk de l'Île-du-Prince-Édouard.

L'histoire façonne l'identité. Les nations acquièrent des caractéristiques qui les définissent et leurs citoyens commencent à percevoir le rôle qu'ils ont à jouer dans le monde pour conserver ces identités.

Les États-Unis ont été fondés comme un État unitaire, où ne se parlait qu'une seule langue, et, au début, ne se pratiquait qu'une seule religion ou presque. Le pays serait très différent aujourd'hui si, comme à l'origine, les colons anglais protestants avaient signé un accord d'union avec le peuple du Mexique, un peuple avec une langue et une religion différente. Cela ressemblerait probablement plus au Canada d'aujourd'hui, même si la diversité a été, même avec violence, implantée au cœur de la société canadienne.

Dans le siècle et demi qui a suivi, le Canada et les États-Unis ont puisé dans les mêmes vagues d'immigrants, venant souvent des mêmes pays. Mais, même si les ingrédients humains étaient similaires, la différence était déjà bien ancrée. Ils ont créé la culture et l'iconologie d'un État unitaire. Nous avons créé la culture et l'iconologie d'un rassemblement de gens unis dans la réalisation d'un projet commun.

Cette idée s'est enracinée dans notre propre estime de nous-mêmes. Même dans une publicité de bière affichant le slogan « I Am Canadian » et cherchant le bon coup de marketing, on a affirmé : « I speak English and French », « I believe in peacekeeping, not guns ». Dans toutes les cours d'école, les enfants répètent que la paix, la diversité et la tolérance font partie de notre identité, peut-être pas en utilisant ces mots, mais l'idée est la même. Arrêtez-vous et réfléchissez à ces idées avant de les taxer de clichés et de lieux communs. Ce n'est pas ce qu'un enfant polonais, égyptien ou russe vous répondra. Ce n'est pas ce qu'un petit Britannique ou un petit Français vous dira. Un adolescent de Birmingham ne parlera probablement pas du merveilleux mélange entre les sangs irlandais, gallois et écossais. Or, c'est la réalité, cela ne fait pas partie de la mythologie nationale. Ils auront leurs propres réponses valables, quelques qu'elles puissent être, mais le Canada est l'un des seuls pays du monde qui se définisse par une idée.

C'est l'histoire qui a façonné cette idée. Puisque la plupart d'entre nous sont issus d'une migration, une migration loin de l'adversité surtout, cela ne fait pas seulement partie de notre patrimoine génétique, c'est véritablement devenu une idée concrète. Cela nous définit, c'est ce qui nous caractérisera toujours, c'est ce que ce pays est. C'est ce que nous avons choisi de valoriser. Prenez la deuxième masse terrestre en superficie de la planète, un endroit d'une vastitude qui vous glace et d'une beauté qui vous terrifie, et faites-y venir, au cours des siècles, des aventuriers, des démunis et des déplacés. Nous ne convoitons aucune terre, nos forces armées ne se mobilisent que pour libérer un pays ou le protéger, et nous n'adhérons à aucune idéologie, aucune religion, mais demandons seulement que les gens vivent dans la paix et dans la bonne entente. Voilà la noble vision que nous avons de nous-mêmes, notre iconologie. C'est notre vision qui constitue notre meilleur trait de caractère.

Nous sommes différents de l'ancien monde. Nous méprisons les classes et les privilèges : il n'y a pas de plus grand péché social que d'essayer d'en imposer hiérarchiquement ou de resquiller. Il est inacceptable d'être impoli avec un serveur dans ce pays, car votre fils ou votre fille occupera cet emploi à un moment donné de sa vie. Nous nous méfions du gouvernement et de l'idéologie, car nous sommes des réfugiés de gouvernement, d'armées et d'idéologies. Nous sommes très vigilants pour tout ce qui touche nos droits et très mal à l'aise avec l'idée que quelqu'un puisse avoir plus de droits que les autres. Le Canada est grincheux, procédurier et vit en permanence la négociation entre ses parties constituantes. À la question pleine de frustration : « Quand allons-nous arrêter tout cela? ». La réponse est, bien sûr : « Jamais. Ce n'est pas le problème, mais c'est toute la question. » Le génie de l'histoire canadienne réside dans la quête constante de l'équilibre, où personne ne gagne complètement.

Certains disent que nous avons une histoire inintéressante, car nous n'avons pas d'armées napoléoniennes composées d'un quart de million de soldats. En fait, dans un article écrit par un éminent écrivain canadien, celui-ci prédisait que notre série échouerait, car, avouons-le, nous n'avons pas de hauts faits historiques à présenter comme la retraite de Napoléon de Moscou. Or, l'expérience canadienne a créé l'un des plus grands mystères de l'histoire. Nous avons tous les ingrédients, toutes les toxines pour créer un Sarajevo ou une Irlande du Nord. Deux grandes religions, deux langues, des terres contestées, des divisions raciales et ethniques. Comment se fait-il que nous n'ayons pas vécu une situation comme celle de Sarajevo, de la Cisjordanie ou du régime de Vichy? C'est un mystère beaucoup plus intrigant et beaucoup plus pertinent pour le monde moderne.

J'ai beaucoup appris en faisant ce projet, notamment les choses suivantes :

1. Les Canadiens ont une idée très fine et claire de ce que nous sommes, d'où nous venons et de quels principes nous nous réclamons. Nous ne sommes pas un pays embrouillé dans ses principes.
2. Les Canadiens sont très inquiets et plein de ressentiment à l'idée que ces principes puissent s'émousser.
3. Nous aimons nos émissions américaines de télévision, mais ne sommes pas prêts à accepter la cosmologie américaine qui va avec; en fait, nos divergences de valeurs semblent de plus en plus criantes.
4. Les Canadiens sont ouverts au monde, mais ne vous y trompez pas, ils sont aussi très nationalistes.

C'est pourquoi la série Le Canada : Une histoire populaire / Canada: A People's History a eu un tel succès. Succès qui a confirmé comment nous en sommes venus à être différents, à embrasser certaines valeurs civiques. Nous n'avons suscité aucun sentiment que les gens n'avaient déjà. Nous avons juste donné un cadre historique aux sentiments et aux convictions que les gens avaient déjà.

La chose importante à comprendre à propos de la série, c'est qu'elle n'aurait jamais vu le jour dans un marché de télévision commerciale. Tout d'abord, pendant six ans et jusqu'à la dernière minute, nous n'avons pu trouver aucun commanditaire. Ensuite, aucun réseau commercial n'aurait investi le budget substantiel nécessaire à la production, car la série n'aurait pas permis de produire le rendement du capital investi d'une émission de téléréalité ou d'une production bien meilleure marché. Si CBC/Radio-Canada n'avait pas pris de risques, cette histoire n'aurait jamais été racontée. Vous devez donc vous poser des questions sur ce qui n'a pas été produit, sur les histoires qui n'ont pas été racontées.

Parlons maintenant de la télévision et de notre avenir.

Si vous acceptez la proposition que ce pays très diversifié vit dans une culture de dialogue permanent, de négociation permanente entre ses parties constituantes, que la civilité du processus démocratique dépend du maintien de ce dialogue et de cet équilibre, alors vous êtes inévitablement portés à conclure que la radio, la télévision et l'univers du numérique sont absolument essentiels à la survie du pays tel que nous le connaissons. Voilà les artères par où circule le sang de notre sensibilité collective. Nous ne pouvons pas nous passer de ces artères de communion culturelle, qu'elles prennent la forme de concerts ou de comédies, d'événements sportifs ou de miniséries.

Mais il y a bien peu de raisons d'être optimistes et nous avons toutes les raisons de nous alarmer à propos de l'état de la culture électronique au Canada, car dans l'économie de l'ère numérique, nos histoires sont en train de disparaître corps et bien.

D'une part, la disponibilité du produit télévisuel a augmenté de façon exponentielle. Je n'ai pas besoin de vous dire que nous vivons dans un univers multichaînes, que les frontières électroniques ont disparu et que le choix n'a jamais été aussi vaste. L'Internet sera associé à la télévision afin d'élargir l'éventail de choix au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. D'autre part, jamais la proportion de choix canadiens dans ce médium n'a jamais été aussi menacée.

Réfléchissons quelques minutes à la question du choix en télévision. La plupart des gens ne comprennent pas la manière dont fonctionne la télévision commerciale en Amérique du Nord. Ils pensent qu'elle s'apparente aux salles de cinéma. L'exploitant de salle essaie d'obtenir le meilleur film possible pour attirer le plus de clients possible et faire des profits sur la vente de billets. La plupart des gens pensent que toutes les chaînes de télévision fonctionnent de la même manière, essayant d'attirer le plus de clients payants possible. La seule différence apparente réside dans le fait que nous n'avons pas à payer de prix d'entrée, car il est couvert par la publicité. Le produit du système cinématographique, ce sont les films. Suivons le chemin qu'emprunte l'argent. L'argent passe de vos mains, le client, à celles de l'exploitant de salle, puis à celles du producteur. On vous vend un film. La télévision ne s'apparente-t-elle pas à cela?

Non. Suivons de nouveau le cheminement de l'argent. Vous ne payez pas l'émission. Ce n'est donc pas ce qui est acheté et vendu. Si ce n'est pas l'émission qui est achetée et vendue, quel est le produit de la télévision?

Le produit, ce qui est acheté et vendu, c'est vous. Pour citer Les Brown, l'ancien chroniqueur du New York Times qui est devenu l'un des historiens de l'industrie les plus connus du monde : « Le produit de la télévision commerciale, c'est le téléspectateur. L'émission est tout simplement l'appât. » L'échange d'argent ne se fait pas entre le téléspectateur et le réseau, mais entre le réseau et l'annonceur. L'annonceur achète des centaines de milliers de « globes oculaires » auprès du réseau.

Autre différence essentielle entre le cinéma et la télévision commerciale : les exploitants de salles se réjouissent de vous attirer dans leur salle. Ils ne se préoccupent pas de savoir quel âge vous avez, combien d'argent vous gagnez ou ce que sont vos habitudes de consommation. Tout ce qu'ils veulent, c'est vous voir assis dans leurs fauteuils.

À la télévision commerciale, en revanche, on se préoccupe beaucoup de savoir qui est assis sur le canapé. La télévision commerciale nord-américaine n'est pas une démocratie. On n'y applique pas le principe « une personne, une voix ». Certaines données démographiques sont bien plus précieuses que d'autres pour un annonceur. Une femme, dont l'âge se situe entre 18 et 35 ans, par exemple, vaut au moins dix personnes de plus de 50 ans. Pourquoi? Parce que les gens qui se situent dans cette fourchette ont encore d'importantes décisions d'achat à prendre : réfrigérateur, maison, voiture. Dans le marché de Toronto, selon le réseau et le créneau horaire, les annonceurs peuvent payer 150 $ par millier de femmes entre 18 et 35 ans. Mais un vieux comme moi, qui ne fera probablement pas les mêmes achats, ne vaudra que 7,50 $ par millier. Nous ne sommes pas des citoyens égaux dans cet univers. Nous sommes classés dans des grilles complexes et des catégories de revenus portant les noms d'« Asian Heights » (qui désignent les immigrants chinois fortunés de Vancouver) ou d'« Urban Nesters », désignant les jeunes professionnels sans enfants qui habitent au centre-ville. Certains d'entre nous ne sont même pas considérés comme des citoyens. Une émission peut attirer un million de citoyens plus âgés et ne jamais être diffusée aux heures de grande écoute. Par ailleurs, tous les enfants ne sont pas couchés à 19 h, mais la diffusion d'émissions les concernant ne justifie pas un créneau horaire hautement commercial.

Vous êtes-vous aussi demandé pourquoi les bulletins de nouvelles de la télévision commerciale sont diffusés à 18 h et à 23 h? Je cite encore Les Brown : « Les nouvelles télévisées sont programmées à la périphérie du créneau de grande écoute, là où ce sera le moins dommageable pour les revenus publicitaires ».

Si vous voulez toucher des hommes et des femmes dans la tranche 18-35 ans, vous devez concevoir des émissions comme Friends ou Beautés désespérées ou Survivor. Si vous voulez attirer les 14-18 ans, vous leur proposez Gilmore Girls. D'ailleurs, c'est comme cela que presque tout le monde à la télévision est blanc, habite en banlieue et a un revenu disponible. La raison pour laquelle si peu d'Afro-Américains ou d'Hispaniques sont présents aux heures de grande écoute à la télévision américaine, en dépit de la place importante qu'ils occupent dans la population américaine, c'est qu'ils ne représentent pas une donnée démographique intéressante pour l'annonceur, en terme de revenu disponible.

La télévision commerciale fait partie du système de marketing et de distribution de l'économie manufacturière et non du système de production culturelle. C'est donc le moteur même de la distribution auprès des consommateurs. Nous sommes achetés et vendus, par centaines de milliers, par des entreprises qui rassemblent des téléspectateurs, autrement dit les réseaux, puis vendus de nouveau à des entreprises publicitaires qui représentent les constructeurs automobiles et les entreprises d'informatique, les entreprises pharmaceutiques et les fabricants de jouets. Rien de tout cela n'est pernicieux par nature. Les affaires sont les affaires, et cela peut mener à la production d'excellentes émissions. Mais ne mêlons pas cela avec le fait de répondre aux besoins des gens, ou même de divertir le spectre social de la population. Il s'agit de répondre aux besoins de l'annonceur. Seules les émissions qui seront produites seront celles qui attirent le plus grand nombre possible de consommateurs désirables, comme le détermine le système de marketing et de publicité. Dans ce modèle, le téléspectateur n'est pas un citoyen, et un citoyen n'est pas égal à une voix. Le téléspectateur est un consommateur, et ce consommateur est apprécié et vendu en fonction de ses habitudes de consommation et de son profil démographique.

Ce qui est arrivé, c'est que la télévision commerciale a réussi à récupérer la rhétorique de la démocratie, de la liberté et du choix. Devant l'abondance du choix, dira-t-on, la démocratie pure fonctionne et le téléspectateur décide ce qui sera diffusé et ce qui ne le sera pas. Vous connaissez cet argument. Les gens votent avec leurs yeux. S'ils voulaient davantage d'émissions canadiennes, pourquoi regardent-ils la série Perdus? La question de la liberté de choix a été définie, par le secteur de la télévision commerciale, comme la liberté de choisir entre deux cents chaînes où sont groupés leurs annonceurs.

Mais la liberté de choix — à la radio, à la télévision ou au cinéma — devrait être définie comme la liberté de produire de la télévision et pas seulement de la consommer. Je vais vous donner un exemple un peu extrême, mais qui est, je crois, pertinent. Il y a trois ans, j'ai réalisé un film dans le Nord canadien, dans la communauté inuite d'Inukjuak. Ces Autochtones ont accès à au moins autant de chaînes que moi à Toronto. Ils peuvent choisir ER ou Entertainment Tonight ou regarder la chute de Bagdad en direct sur CNN, comme nous l'avons fait. Mais ils n'ont accès à presque aucune chaîne dans leur langue, à aucune production locale, à aucune émission qui leur parle et s'adresse à leur communauté. Ont-ils le choix en télévision? Comme tout Canadien, je veux mes émissions américaines. J'aime la télévision américaine, mes filles l'aiment. Je ne veux que personne restreigne notre accès et je ne crois pas aux murs de Berlin électroniques. Mais comment avons-nous pu nous bercer d'illusions et penser que tout ce qui apparaît à l'écran doit être totalement régi par ce qui est essentiellement une industrie de distribution de masse, une industrie principalement américaine.

Comme je l'ai mentionné, l'expérience de la série Le Canada : Une histoire populaire / Canada: A People's History est douloureusement pertinente. Pendant des années, aucune entreprise canadienne n'a accepté de commanditer la série. Aucune compagnie aérienne, aucune pétrolière, aucune banque, aucune entreprise manufacturière, aucune chaîne de commerce au détail, aucun géant de la communication. Rien, jusqu'à ce qu'à la dernière minute, Sun Life, et plus tard Bell, se décident.

La vérité c'est que les spécialistes du marketing dans la plupart des entreprises pensaient qu'il existait des moyens plus efficaces de vendre des téléphones cellulaires, des Toyota et des Tylenol que dans le cadre d'émissions sur l'histoire canadienne. Ça vous étonnera peut-être de m'entendre dire cela, mais ils ont probablement raison. Nous n'étions probablement pas l'instrument le plus efficace pour toucher les 18-25 ans ou la meilleure plateforme pour vendre des cosmétiques. Cette série n'aurait jamais vu le jour si elle avait dû répondre aux critères du marché de la consommation. Même si elle a effectivement atteint des millions de personnes, il existait après tout des moyens moins onéreux de toucher des millions d'individus. On peut cibler trois millions de téléspectateurs en achetant les droits de CSI à une fraction minuscule du prix nécessaire pour produire une émission canadienne de qualité équivalente.

Voilà comment la programmation canadienne est étouffée quotidiennement. Non pas parce que les Canadiens n'en veulent pas. Non pas parce que nous ne pouvons rivaliser avec le monde, mais parce que ce n'est pas le produit le plus rentable ni l'outil de ciblage démographique le plus efficace pour vendre des produits de consommation.

Et pourquoi cela doit-il en être ainsi? Les grands du marketing doivent-ils devenir ceux qui décident ce qui sera diffusé à la télévision canadienne? Il est entendu que si une émission canadienne n'est pas populaire, n'a pas attiré un auditoire important, on devrait probablement l'annuler. Mais je suis indigné par le fait qu'une émission canadienne ne verra même pas le jour, même si elle a un potentiel considérable en matière d'auditoire, si on ne peut pas prouver qu'elle réussira à faire vendre du shampoing. Pourtant, j'ai décrit — assez précisément, je crois — la manière dont on fait les choix en programmation télévisuelle au Canada. Ne confondons pas marketing et démocratie.

Étant donné que nous vivons à côté du marché commercial le plus puissant de l'histoire humaine, nous avons été conditionnés pour l'accepter comme norme. En fait, au début de la télévision, ce modèle commercial était considéré comme une aberration. La radiodiffusion publique doit son origine aux Britanniques, qui ont mis sur pied un système entièrement public et n'ont permis la concurrence commerciale que des décennies plus tard. Dans les états financiers, la radio et la télévision n'étaient pas classées dans la même colonne que celle des grands magasins à rayons, mais dans celle des écoles, des autoroutes, des chemins de fer et de la poste. Et c'est de cette manière que cette industrie s'est développée au Japon, en Italie, en Allemagne et en France, dans la plupart des pays du monde en fait.

Dans le secteur de la télévision publique, le modèle économique est différent. La taille de l'auditoire importe, quoi que vous en pensiez, et ce critère doit être important. Mais l'unité de mesure est véritablement le principe du « une personne-une voix ». Dans le secteur de la télévision commerciale, l'unité de mesure est le nombre de consommateurs. En télévision publique, l'unité de mesure est le nombre de citoyens.

La santé d'un système mixte public-privé doit se mesurer à son équilibre. Les réseaux publics et privés produisent des émissions pour enfants et des comédies, mais les chaînes publiques produisent des émissions pour enfants sans se soucier des besoins particuliers des fabricants de jouets, et des comédies qui attirent un plus grand nombre de téléspectateurs que le segment démographique le plus intéressant du point de vue publicitaire. La Grande-Bretagne par exemple a un système équilibré et sain. Les réseaux privés affichent de gros profits, et la BBC est très appréciée des auditoires aussi. Au Canada, toutefois, nous sommes en présence d'un déséquilibre mortel, qui nous nuit tant sur le plan national qu'international.

Il n'est plus nécessaire en 2006 de persuader quiconque que le secteur de l'information constitue le grand champ de bataille du XXIe siècle. Nous sommes en plein dans l'ère de l'information. Pourtant, le Canada entre dans cette ère avec un secteur média dangereusement faible. La presse est aux mains de monopoles. Le secteur des magazines nationaux est moribond. Dans le secteur des livres, bien que nous soyons probablement en train de vivre l'âge d'or de la littérature canadienne, l'industrie de l'édition est précaire sur le plan financier et fait l'objet d'une prise de contrôle de la part des multinationales. Le cinéma canadien anglophone ne décolle pas. Et l'industrie de la radiodiffusion dépend totalement de l'importation de séries américaines, autrement dit, des décisions prises à New York et à Los Angeles.

La plus grande instance — le radiodiffuseur public — est encore en convalescence après avoir passé dix ans à fermer la porte à une génération d'artistes et à supprimer des services de production entiers. Si nous avions l'idée de créer un mécanisme pour que le Canada perde sa place dans l'économie de l'information planétaire, nous pouvons dire mission accomplie.

Il n'existe aucune stratégie industrielle nationale canadienne applicable à l'ère de l'information. Il existe peut-être un document quelque part, probablement des dizaines mêmes. Mais, en pratique, notre planification stratégique se perd dans les couloirs du ministère du Patrimoine, du ministère des Finances et des organismes de réglementation et est submergée par une cacophonie de fonds et de crédits d'impôt fédéraux et provinciaux mieux compris par les avocats et ceux qui ont le goût du risque.

Cette dérive chaotique découle du fait que, pendant près de deux décennies, les gouvernements successifs ont exprimé clairement l'idée que la radiodiffusion nationale n'était pas une priorité importante de la politique canadienne. Je ne comprends pas pourquoi le Canada n'en a pas fait l'un des deux ou trois plus importants secteurs économiques et stratégiques du nouvel ordre mondial.

L'explosion des chaînes est planétaire. Cet univers multichaînes est si avide de produits qu'il a donné naissance à un boom mondial de la production télévisuelle et cinématographique. Il est essentiel que nous nous positionnions pour devenir des producteurs d'envergure à l'échelle mondiale. Pour cela, nous devons faire un grand ménage.

Il nous sera impossible de devenir des concurrents de calibre mondial dans le secteur de la production sans rétablir l'équilibre entre secteurs public et privé dans la télévision canadienne. Du point de vue économique en production télévisuelle, nous sommes une économie coloniale, qui dépend du système de marketing de la télévision américaine. Dans tout secteur économique, que ce soit celui du bois d'œuvre, de l'aéronautique ou de l'agriculture, nous devons investir dans l'infrastructure de production pour développer une industrie nationale qui peut rivaliser à l'international.

Traditionnellement, les réseaux publics sont les moteurs de la production et du développement, mais la télévision publique a été réduite à la portion congrue du spectre des chaînes. Sur environ 100 chaînes de langue anglaise que la plupart des câblodistributeurs offrent à leurs abonnés de Toronto, seules trois sont des chaînes publiques : CBC Television, CBC Newsworld et TVO. Cela représente seulement un vingtième de l'offre. [Sur le tout nouveau volet numérique, CBC a une chaîne, CBC Country Canada, et détient une part dans The Documentary Channel.] Et la mesure est encore plus approximative pour l'offre électronique.

Les crédits parlementaires de CBC/Radio-Canada — tous services et plateformes, radio et télévision, et langues confondus — tournent autour de 946 millions de dollars. Prenons maintenant la BBC en Angleterre. Son budget est de sept milliards de dollars. Bien sûr, la Grande-Bretagne est plus peuplée que le Canada — deux fois plus peuplée en fait —, mais pas sept fois plus peuplée. La Grande-Bretagne a compris qu'un marché mondial de l'information est en train de naître. La télévision britannique, publique et privée, domine la production mondiale tout comme celle des États-Unis grâce à l'investissement que fait le gouvernement dans la BBC, qui devient un moteur de l'économie.

Mais la BBC est un cas si particulier et l'investissement du gouvernement britannique dans l'ère de l'information si époustouflant, que le modèle est presque trop parfait pour être mis en pratique. Je souhaiterais bien sûr utiliser la BBC comme mesure de référence, mais je crois qu'il faut abandonner cette idée; c'est un objectif inatteignable. Comparons-nous au reste du monde occidental.

Une comparaison entre 18 grands pays occidentaux révèle que le Canada accorde le troisième plus bas niveau de financement public à son radiodiffuseur public. À environ 30 dollars par habitant, le niveau de financement du Canada se situe seulement devant celui de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis. De plus, le financement de la radiodiffusion publique au Canada représente moins que la moitié de la moyenne de 80 dollars que l'on retrouve dans les 18 pays occidentaux. Le niveau du Canada se situe à environ un cinquième de celui du pays qui est en tête — la Suisse. [Analysis of Government Support for Public Broadcasting and Other Culture in Canada, Groupe Nordicité, juin 2006, p.1.] Voici d'autres chiffres.

La gouvernement fédéral appuie un éventail d'institutions culturelles, de Téléfilm au Conseil des arts du Canada, en passant par les musées, les galeries d'art et les archives. Entre 1996 et 2004, les dépenses du gouvernement fédéral en matière de culture — à l'exclusion de CBC/Radio-Canada — ont augmenté de 39 %. En fait, les dépenses gouvernementales globales, à l'exception de la celles de la Défense nationale et du règlement de la dette, ont augmenté de 25 %. Ainsi, alors que le portefeuille culturel général a connu une augmentation de 39 % et les dépenses générales, de 25 %, les dépenses consacrées à CBC/Radio-Canada, pour la même période, ont chuté de 9 %. En fait, en seulement deux ans, les crédits parlementaires de CBC/Radio-Canada ont baissé de 31 % [Ibid., p.3]. Les dépenses consacrées au radiodiffuseur public sont totalement disproportionnées par rapport à l'ensemble des dépenses culturelles et à toutes les dépenses gouvernementales. Nous ne négligeons pas la radiodiffusion publique : depuis au moins huit ans, nous sommes en train de l'affamer de façon sélective, consciente et systématique.

Alors que le Canada réduit considérablement les fonds du radiodiffuseur public, il subventionne généreusement les radiodiffuseurs commerciaux. Les radiodiffuseurs privés au Canada ne sont pas des entreprises purement commerciales qui survivent entièrement grâce à leur intelligence tandis que le radiodiffuseur public est financé par le gouvernement, même si le secteur de la télévision commerciale aimerait nous le faire croire.

Le gouvernement canadien offre un soutien économique direct au secteur commercial de diverses manières — protection contre la diffusion simultanée qui bloque, par exemple, la diffusion de la version américaine de Desperate Housewives et lui substitue la version canadienne, avec des messages publicitaires canadiens; il y a ensuite la Loi de l'impôt sur le revenu qui décourage les annonceurs canadiens de placer de la publicité dans les émissions étrangères et enfin les monopoles réels et les protections contre la concurrence canadienne et étrangère accordés aux services spécialisés canadiens. Sans ces barrières à l'entrée, un grand nombre de chaînes américaines perceraient le marché canadien et mettraient à mal les activités de la plupart des services spécialisés. C'est pour cette raison que les chaînes commerciales du Canada anglais sont très protégées et même subventionnées par le gouvernement. La valeur monétaire de ces protections a été estimée à plus de 300 millions par an. C'est plus que ce que CBC Television reçoit en crédits parlementaires annuels du gouvernement. Autrement dit, le gouvernement canadien accorde davantage de préférences financières à la télévision commerciale canadienne qu'il n'en concède à la télévision publique. Le point mérite d'être souligné : le gouvernement canadien subventionne davantage la télédiffusion commerciale au Canada anglais que la télévision publique.

Alors que les crédits parlementaires de CBC/Radio-Canada déclinaient, les coûts ont inévitablement continué de grimper et la Société a dû réduire de plus en plus ses frais et hausser ses revenus publicitaires. Cela a mené à des compressions massives à l'échelle régionale, à l'élimination de services et à une dépendance accrue envers la publicité. Aujourd'hui, CBC Television tire plus de la moitié de son budget d'exploitation des revenus gagnés – principalement les revenus publicitaires. Le radiodiffuseur public n'est plus, en effet, un radiodiffuseur public au sens strict du terme, mais une entreprise combinant intérêts publics et privés. Il y a quelques minutes, je vous ai présenté les lois inévitables qui régissent le marché de la télévision et qui poussent à valoriser le consommateur par rapport au citoyen, qui font dévier de son objectif la programmation et qui transfère la majeure partie du pouvoir décisionnel à ceux qui décident en fonction du marché publicitaire.

Ottawa a donc affamé CBC/Radio-Canada alors qu'il favorisait le secteur commercial et, dans le processus, a forcé la Société à dépendre de plus en plus des principes de la télévision commerciale. Si cette tendance se maintient, comme tout l'indique, nous pouvons imaginer que d'ici dix ans, nous n'aurons peut-être plus de système de radiodiffusion public national au Canada. Il a déjà disparu à moitié.

Ottawa s'est considérablement éloigné des principes fondateurs de la radiodiffusion publique nationale.

La radiodiffusion publique a été créée sous un gouvernement conservateur en 1932. Le premier ministre Bennett a fait la déclaration suivante en présentant la Loi sur la radiodiffusion aux Communes :

« Le pays doit absolument contrôler la radiodiffusion de source canadienne, sans ingérence ni influence étrangères... [Traduction] Sans ce contrôle, elle ne saurait assurer au peuple de ce pays, sans égard à la classe ou à la position, de profiter également des avantages et des plaisirs de la radiodiffusion....Je ne peux imaginer qu'un gouvernement légitimerait d'abandonner l'exploitation des ondes au secteur privé et ne la réserverait pas à l'utilisation du peuple. »

L'honorable Lionel Chevrier, ministre des Transports, a répondu à cette question en 1952 à la Chambre des communes, lorsque la télévision a fait son apparition au Canada :

« La raison fondamentale du développement public de la télévision dans ce pays, c'est que nous voulons des émissions populaires et culturelles produites au Canada, par des Canadiens, à propos du Canada....Nous voulons des émissions des États-Unis, mais nous ne voulons surtout pas que ces émissions viennent chez nous et occupent tout le terrain....C'est absolument insensé de prétendre que l'entreprise privée au Canada, si on lui laisse tout le champ, offrira [une gamme complète] d'émissions canadiennes. Les gens qui investissent [...] investiront sûrement où ils peuvent faire un profit - en important des émissions américaines. »

La Loi sur la radiodiffusion de 1968 stipule que :

Le système canadien de radiodiffusion devrait...sauvegarder, enrichir et raffermir la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada...
Lorsqu'un conflit survient entre les objectifs du service national de radiodiffusion [CBC/Radio-Canada] et les intérêts du secteur privé du système de la radiodiffusion canadienne...une importance primordiale [est] accordée aux objectifs du service national de radiodiffusion.

L'objectif de la conférence annuelle Symons est d'évaluer l'état de la Confédération chaque année dans un secteur différent. Jean Charest a été appelé à parler de la situation politique de la Confédération et Roy McMurtry, de l'état du système judiciaire. Vous m'avez demandé de m'exprimer sur la situation de la culture dans notre Confédération.

Je crois que la plus grande menace pour l'intégrité de la vitalité culturelle du Canada est l'érosion alarmante et précipitée du système de radiodiffusion national. Or, ce système est essentiel à la survie de ce pays. Les ondes constituent les artères nationales du discours, le moyen par lequel nous racontons notre réalité, négocions nos valeurs politiques et sociales et communiquons entre les régions et les générations. Ces ondes, ces artères numériques sont plus vitales pour nous que pour bien d'autres pays, car nous sommes un vaste pays, constitué de milliers d'éléments divers et de particularités. Nous sommes une négociation vivante, une narration en évolution.

À l'ère du numérique et d'Internet, tout comme aux débuts de la radio et de la télévision, nous avons besoin d'un système de radiodiffusion national énergique. Le déluge numérique de chaînes et de services à large bande a une envergure mondiale, qui fait disparaître les frontières. Nous avons besoin d'une stratégie nationale adaptée à l'ère de l'information avant que nos histoires et nos propres intérêts ne soient engloutis dans ce déluge. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre les artères qui font le lien entre nous. Ne vous méprenez pourtant pas, nous sommes bel et bien en train de les perdre. Nous devons investir de nouveau dans ces artères, les reconstruire et les revitaliser. Nous avons besoin d'un élan national concerté d'énergie et d'imagination pour renouveler notre programmation régionale, pour augmenter de façon exponentielle la production de dramatiques et de films canadiens, pour appuyer et nourrir les arts, et alimenter les aspirations musicales de nos enfants.

Nous ne pouvons assister sans rien faire à l'éclosion de la nouvelle ère de l'information et abdiquer notre vitalité culturelle et notre discours national en faveur du darwinisme économique du marché nord-américain de la télévision. Ce système ne nous permettra pas de faire lien entre nos communautés d'intérêt, ne répondra pas à nos besoins nationaux et ne nous donnera pas l'occasion de dire nos réalités.

Nous avons besoin de ces artères vitales non seulement pour conserver notre espace civique et culturel, mais aussi pour participer à l'ère de l'information à l'échelle planétaire. Nous devons livrer concurrence pour donner à voir au monde entier nos réalités, notre musique et nos arts. Tout cela appelle la création urgente d'une stratégie nationale pour remettre à neuf les autoroutes électroniques au Canada et pour garantir que notre voix se fait entendre dans le nouvel ordre mondial de l'information. Dans le village mondial, il nous faudra une adresse.

Je travaille depuis 30 ans dans la production d'émissions canadiennes comme As It Happens, Sunday Morning, The Journal et Le Canada : Une histoire populaire / Canada: A People's History. Voici ce que j'ai appris : « Si vous bâtissez quelque chose, les gens seront au rendez-vous. »

Ces commentaires reflètent l'opinion du narrateur et pas forcément celle de CBC/Radio-Canada.

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