Qu’est ce qui freine le rétablissement de la morue?
Au début des années 1990, les pêches canadiennes de la morue ont connu un
effondrement historique. Au lieu de cela, la majorité des pêches
sont demeurées fermées. Aujourd’hui, les populations de morues sont encore
décimées, et les raisons qui expliquent cette situation font encore
l’objet de débats. Pendant ce temps, la poursuite de la pêche de certains
stocks de morues explique peut-être le délai dans le rétablissement de
certaines de ces populations.
La théorie conventionnelle suggère que lorsque l’effectif de stocks de
poissons diminue, la quantité moyenne de nourriture disponible pour chaque
poisson restant augmente et, par conséquent, le taux de croissance des
poissons augmente aussi. Dans le nord du golfe du Saint Laurent par contre,
les morues sont demeurées émaciées. M. Jean Denis Dutil, chercheur à
l’Institut Maurice Lamontagne (IML), à Mont-Joli (Québec) s’est penché sur
la question. Ses recherches lui ont permis d’établir un lien entre la
condition actuelle des morues et les conditions continues de faible effectif
des populations en général.
« Je travaillais dans le domaine de l’aquaculture avec de beaux poissons en
santé, souligne M. Dutil. La morue sauvage était d’une toute autre
apparence. Nous avons commencé à étudier les effets de la condition des
morues sur leur capacité de survie. »
M. Dutil et ses collègues ont entrepris de surveiller des morues dans des
bassins à terre, en prenant soin de limiter leur alimentation afin que leur
condition ressemble à celle des morues émaciées sauvages. L’expérience a
donné un résultat étonnant, les morues sauvages dans cette condition
auraient de la difficulté à survivre.
Les chercheurs mesurent souvent la valeur adaptative des poissons en
calculant ce qu’on appelle le coefficient de condition (CC), à partir du
rapport entre le poids et la longueur. Le CC des morues en santé est environ
égal à 1, celui des morues en très bonne santé se chiffre à environ 1,1 ou
1,2, tandis que celui des morues du nord du Golfe est bien inférieur,
souvent à 0,6 ou 0,7.
« D’après nos observations, les morues au CC de 0,6 ou 0,7 ne peuvent nager
aussi rapidement que les morues en santé, p. ex. pour attraper des proies ou
fuir des prédateurs, souligne M. Dutil. Leur résistance à la maladie et leur
succès de reproduction sont également touchés. »
Dans la nature, les morues prennent du poids à l’été. Elles se nourrissent
moins à l’hiver et doivent alors utiliser l’énergie emmagasinée dans leur
foie et leurs muscles. À l’approche du printemps, une bonne part des
réserves d’énergie restantes est utilisée par les gonades aux fins de
reproduction, stade après lequel les morues sont plus faibles. Un poisson en
bonne santé peut satisfaire à ces besoins, tandis qu’un poisson au CC moins
élevé aura davantage de difficultés.
« Nous nous sommes rendus compte que nombre de morues du nord du Golfe
mouraient de faim et que, compte tenu de leur condition affaiblie, elles
étaient plus vulnérables aux maladies et aux prédateurs », mentionne M.
Dutil.
![Une morue émaciée du nord du Golfe (haut) et une morue
dont l’état de santé est plus près de la normale (bas).](/web/20071210124942im_/http://www.dfo-mpo.gc.ca/science/Story/story_images/cod_recovery001.gif)
Une morue émaciée du nord du Golfe (haut) et une morue
dont l’état de santé est plus près de la normale (bas). (Photo gracieusement
fournie par Jean-Denis Dutil et Yves Gagnon)
Ainsi, la mauvaise condition des morues constitue un facteur important qui
explique les problèmes de croissance, de survie et de reproduction. Mais
pourquoi les morues sont elles en si mauvais état? La réponse à cette
question est plus difficile à mesurer.
Il y a des décennies, les morues du Golfe étaient en meilleure santé. Leur
condition moyenne s’est détériorée dans les années 1980 et au début des
années 1990 et elle ne s’est pas améliorée après le grand effondrement des
stocks. Bien que la pêche excessive semble être responsable de la majeure
partie de l’effondrement, des facteurs environnementaux ont également joué
un rôle, mais celui ci est encore peu connu.
La baisse de la température de l’eau dans nombre de régions de l’Atlantique
à la fin des années 1980 et au début des années 1990 s’est inscrite dans un
changement plus important à l’intérieur de l’écosystème. La morue favorise
une plage étroite de températures. Si son habitat devient trop chaud ou trop
froid, elle peut migrer jusqu’à ce qu’elle trouve un habitat plus
confortable. Ce nouvel habitat conviendra t il toutefois à tous les points
de vue, par exemple sur le plan de la teneur en oxygène? De plus, si des
changements environnementaux se produisent à grande échelle, qu’advient il
des ressources alimentaires de la morue?
« La morue se nourrit de plus de 200 espèces différentes, souligne M. Dutil.
Nous avons trop peu de données sur ces ressources alimentaires et sur ce
qu’il en advient. Dans le nord du Golfe toutefois, il semble évident que des
changements sur le plan de ces ressources constituent une des principales
raisons qui expliquent l’amaigrissement des morues et la détérioration de
leur condition. »
![Morues bien nourries dans un des bassins à l’IML.](/web/20071210124942im_/http://www.dfo-mpo.gc.ca/science/Story/story_images/cod_recovery002.gif)
Morues bien nourries dans un des bassins à l’IML. (Photo
gracieusement fournie par Richard Larocque)
Bien qu'il y a eut certaines améliorations observées dans la zone nord du golfe,
certains chercheurs ont formulé différentes hypothèses pour expliquer la
mauvaise condition physique de la morue du Golfe en général, notamment qu’une
forte pression de pêche pendant une longue période a entraîné la disparition
des poissons les plus gros et les plus forts, laissant ainsi un patrimoine
génétique pauvre et des poissons dont la capacité de survie est faible.
Afin de vérifier un aspect de cette hypothèse, M. Dutil et ses collègues ont
placé des morues du Golfe et de la baie de Fundy dans des bassins différents
à l’IML et les ont laissé croître dans des conditions optimales. Cette
expérience a montré que les morues du Golfe croissent plus rapidement que
les morues de la baie de Fundy en eau froide, ce qui suggère que le problème
des morues du Golfe est davantage dû à des facteurs environnementaux qu’à
des facteurs génétiques.
M. Dutil explique que les habitats des morues du Golfe, des morues des
Grands bancs et des morues du Nord de Terre Neuve, de même que les habitats
de tous les stocks de morue autrefois abondants au nord d’Halifax, n’ont
jamais été idéaux. En comparaison, les morues des îles Féroé, de l’Islande,
du sud ouest de la Nouvelle Écosse et de la Nouvelle Angleterre ont toutes
un meilleur CC. Leurs habitats de qualité supérieure, ainsi que la
température au fond plus élevée dans ceux ci, leur permettent de croître
plus rapidement et de constituer des stocks plus productifs à l’état
naturel.
Quand on pense à l’abondance légendaire de la morue au Canada avant
l’effondrement des stocks, l’idée que nombre de nos milieux aquatiques sont
maintenant caractérisés par de moins bonnes ressources alimentaires et
conditions de croissance peut sembler défier la logique. Cependant, la
faible production individuelle dans les stocks d’autrefois était
contrebalancée par l’effectif élevé des populations réparties dans une très
vaste région. La grande structure diversifiée des populations comprenait une
composante importante de poissons de grande taille et âgés. Les femelles
âgées, qui ne se reproduisent pas en même temps que les femelles plus
jeunes, produisaient des œufs de meilleure qualité et faisaient en sorte que
le succès reproducteur des stocks était plus élevé.
Cependant, même quand ces populations étaient à leur apogée, les morues
croissaient moins rapidement qu’ailleurs. Le nord du Golfe, en particulier,
offrait un habitat plus froid et plus pauvre en oxygène. La productivité
intrinsèque naturelle des stocks de morue du nord du Golfe et de la plupart
des autres régions au pays était faible. À la fin des années 1980 et au
début des années 1990, cette productivité s’est détériorée.
Bref, la grande abondance d’autrefois des morues du Golfe et de Terre Neuve
ne reposait que sur des bases fragiles. Ces morues étaient plus vulnérables
qu’on le croyait, et la forte pression de pêche soutenue après la Seconde
Guerre mondiale, combinée aux changements indésirables dans l’océan, a
entraîné leur effondrement.
Le rétablissement risque de prendre du temps. Même lorsqu’il sera devenu
réalité, M. Dutil mentionne que « nous devrons tenir compte davantage des
défis que doit relever l’espèce ». Les approches de gestion devront être
modifiées. Le gouvernement et l’industrie de la pêche devront mieux prendre
soin des gros et vieux poissons ainsi que des stocks en général.
Dans cet aspect de leurs divers travaux en laboratoire et sur le terrain, M.
Dutil et ses collègues ont dressé un portrait saisissant d’un obstacle
majeur au rétablissement de la morue. Si la mauvaise condition a entraîné
une hausse du taux de mortalité des morues du nord du Golfe, elle pourrait
faire de même ailleurs. Nombre d’autres facteurs peuvent freiner le
rétablissement, notamment la pression de pêche ainsi que la concurrence et
la prédation par les phoques. En soulignant la condition des morues et leurs
chances de survie dans un habitat modifié, M. Dutil a enrichi le débat et
montré la voie pour améliorer la conservation de l’espèce. |