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Les « zones mortes » vont-elles s’étendre dans le fleuve Saint-Laurent?
À travers l’histoire, le fleuve Saint-Laurent, s’écoulant depuis les Grands
Lacs jusqu’à la côte de l’Atlantique, nous apparaît immuable. Les Premières
nations l’utilisaient pour la pêche et comme voie de transport; les
commerçants de fourrures et les agriculteurs en ont fait leur voie de
communication; les villes et les villages se sont établis le long de ses
rives. Pourtant, les populations qui en bénéficient de nos jours risquent de
le détériorer pour l’avenir.
L’Institut Maurice Lamontagne (IML) surveille de près le Saint-Laurent
depuis Mont-Joli, en Gaspésie. M. Denis Gilbert (Ph.D.) de l’IML a documenté
des changements troublants survenus dans l’estuaire maritime du
Saint-Laurent. Cette région s’étend depuis Tadoussac, à la confluence de la
rivière Saguenay et du Saint-Laurent, jusqu’aux eaux du nord-ouest du golfe
du Saint-Laurent.
Dans certaines parties de l’estuaire maritime du Saint-Laurent, l’oxygène,
aussi essentiel pour la vie aquatique que sur terre, a diminué de moitié
depuis les années 1930. Lorsque l’oxygène tombe sous le seuil de 2
milligrammes par litre, de nombreuses espèces de poissons, de mollusques et
de crustacés ne peuvent plus survivre. Des conditions de faibles teneurs en
oxygène dites « hypoxiques » sont présentes naturellement dans certaines
zones, comme des baies où la circulation de l’eau est limitée. Toutefois,
actuellement le nombre de ces « zones mortes » est à la hausse dans les eaux
côtières de nombreuses autres parties du monde. Par exemple, l’aggravation
des niveaux d’hypoxie dans la baie de Chesapeake et le golfe du Mexique a
amené les autorités américaines à mettre en œuvre des plans d’action afin de
réduire l’apport de nutriments dans les eaux côtières.
« Jusqu’à maintenant les zones de faible teneur en oxygène dans l’estuaire
maritime du Saint-Laurent sont proches du fond, à des profondeurs
supérieures à 275 mètres », déclare Denis Gilbert. « Le flétan du Groenland
(turbot) est encore très abondant dans ces zones, mais il pourrait
éventuellement en souffrir et quitter l’estuaire si l’oxygène continue de
chuter. »
Quelle est la cause des changements dans l’estuaire maritime du
Saint-Laurent? Bien que les recherches doivent être poursuivies, Denis
Gilbert et ses collègues de l’IML et des universités ont commencé à dresser
le portrait de la situation.
Les points rouges dans l’estuaire maritime du Saint-Laurent indiquent des
niveaux de saturation en oxygène qui sont létaux pour la morue, alors que
les points orange montrent les endroits où de 5 % à 50 % de la population de
morue mourrait après une durée d’exposition de quatre jours. La croissance
de la population de morue diminue lorsque la saturation en oxygène est
inférieure à 70 %.
L’histoire commence par le fond marin lui-même. Le chenal Laurentien est une
profonde vallée sous-marine qui s’étend sur plus de 1200 km, depuis
Tadoussac en passant par la péninsule de la Gaspésie et puis traversant le
golfe du Saint-Laurent jusqu’au large dans l’Atlantique. Dans les couches de
surface du chenal Laurentien, l’eau s’écoule vers l’océan. Dans la couche
profonde, l’eau se déplace lentement de l’embouchure du chenal Laurentien
vers l’intérieur des terres, pénétrant loin dans l’estuaire maritime du
Saint-Laurent, un déplacement qui nécessite environ quatre ans.
Les eaux des couches supérieures de l’estuaire maritime du Saint-Laurent,
qui s’écoulent vers le large emportant avec elles du plancton, des poissons,
des polluants et autres substances présentes dans l’eau, ont une influence
sur les eaux des couches inférieures. Or ces eaux profondes subissent des
changements.
Un niveau d’hypoxie grave a fait son apparition vers le milieu des années
1980 dans l’estuaire maritime du Saint-Laurent et, en 2003, cette zone
hypoxique couvrait environ 1300 kilomètres carrés du fond marin. Dans
l’illustration, les points rouges indiquent les endroits où
l’appauvrissement en oxygène est le plus intense en eau profonde, ne
permettant plus la survie de la morue.
Denis Gilbert et ses collègues ont calculé qu’entre le tiers et la moitié de
l’appauvrissement en oxygène résulte de facteurs liés au fleuve. En
particulier, les eaux usées municipales ainsi que l’épandage d’engrais et de
fumier dans les champs agricoles entraînent le déversement de grandes
quantités de nitrates et de phosphates dans le fleuve. Ces substances
apportent au plancton des nutriments additionnels, causant sa prolifération.
Lorsque ce plancton abondant meurt et tombe au fond de l’eau, le processus
de décomposition fait baisser davantage la teneur en oxygène de l’eau.
Dispositif automatique de titration de l’oxygène utilisé par le personnel
de l’IML. Les échantillons blanchâtres à gauche sont pauvres en oxygène,
alors que les échantillons orange foncé sont riches en oxygène.
Des collègues de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et de l’Université
McGill ont démontré par l’analyse d’échantillons de sédiments du fond marin
que le taux de dépôt de carbone organique a commencé à augmenter dans les
années 1600, alors que le peuplement par les Canadiens-français
s’intensifiait le long du Saint-Laurent. Au cours des récentes décennies, le
dépôt de carbone organique et l’appauvrissement en oxygène se sont
accélérés.
Si les activités humaines liées au fleuve ne comptent que pour une partie de
la diminution de la teneur en oxygène, qu’en est-il du reste? On pense que
de nouvelles conditions dans l’océan Atlantique, qui pourraient être en
partie d’origine anthropique compte tenu du réchauffement de la planète, ont
pu jouer un rôle important dans la diminution de l’oxygène.
La couche de surface de l’océan échange des gaz avec l’atmosphère. Pendant
les floraisons phytoplanctoniques, la surface de l’océan agit comme source
d’oxygène pour l’atmosphère. À d’autres moments, par exemple lors de
refroidissements intenses à l’automne, la surface de l’océan agit plutôt
comme un puits d’oxygène. Généralement, la surface de l’océan n’est jamais
très loin de l’équilibre gazeux avec l’atmosphère, les taux de saturation en
oxygène variant typiquement de 95 % (sous-saturés) à 110 % (sursaturés).
L’eau du courant du Labrador longeant la bordure sud des Grands Bancs de
Terre-Neuve, une masse d’eau « jeune » ayant eu un échange direct de gaz
avec l’atmosphère au cours de l’année précédente, représente une importante
composante de la masse d’eau pénétrant dans l’embouchure du chenal
Laurentien.
Cependant, l’eau du courant du Labrador ne représente qu’une partie de l’eau
qui entre dans le chenal Laurentien. Le golfe du Saint-Laurent reçoit
également de grandes quantités d’eau du centre de l’Atlantique Nord. Ces
masses d’eau plus chaudes, plus salées et moins oxygénées proviennent du sud
du Gulf Stream qui passe au sud de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve et
poursuit sa route vers l’Europe. Les tourbillons du Gulf Stream transportent
de grandes quantités d’eau du centre de l’Atlantique Nord dans la région des
eaux du talus continental, entre le Gulf Stream et la plate-forme
continentale, et contribuent à l’écoulement vers l’intérieur du continent
des eaux profondes du chenal Laurentien.
Au cours des récentes décennies, la proportion d’eau du courant du Labrador
qui entre dans le golfe du Saint-Laurent a diminué, alors que celle de l’eau
du centre de l’Atlantique Nord a augmenté. Cette situation a contribué non
seulement à la diminution des concentrations en oxygène dans les eaux
profondes de l’estuaire maritime du Saint-Laurent, mais également à une
augmentation de 1,65 °C de leur température.
« Les causes ultimes de tout ce phénomène sont encore inconnues », selon
Denis Gilbert, « mais il est légitime de supposer qu’il puisse exister un
lien avec le changement climatique planétaire. »
Afin de poursuivre la résolution de ce casse-tête, les scientifiques ont
besoin de meilleures données sur les concentrations en oxygène en haute mer
qui pourraient être en train de changer. Dans le cadre du programme
international Argo de bouées dérivantes, le MPO a déployé plus de 90 bouées
qui transmettent par satellite des données sur la température et la
salinité. Le Ministère procède actuellement à l’installation de capteurs
d’oxygène sur 11 de ces bouées. Ces capteurs permettront de détecter les
changements océaniques, parfois de très faible amplitude mais touchant de
très grandes étendues, qui peuvent avoir des répercussions sur le climat à
l’échelle mondiale.
En ce qui concerne l’estuaire maritime du Saint-Laurent, Denis Gilbert
déclare que « nous ne pouvons pas prévoir les changements avec certitude.
Cependant, à la fois des facteurs fluviaux et océaniques soutirent de
l’oxygène de l’eau. Plus nous pourrons en apprendre par la recherche, plus
nous serons en mesure de nous préparer. »
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