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2000
La décision de la Division d’appel de la Cour fédérale contre le Commissaire aux brevets au sujet de l’oncosouris de Harvard
Le 8 septembre 2000
Historique
-
La demande de brevet a été déposée
par Harvard le 21 juin 1985 pour une invention intitulée
« animaux transgéniques » . La demande visait
à obtenir des brevets pour a) la création
d’une souris (génétiquement modifiée)
prédisposée au cancer et b) le résultat de
ce processus, soit l’oncosouris et ses rejetons
transgéniques. L’examinateur a accordé un
brevet à Harvard pour le processus de modification
génétique, mais il a refusé de lui accorder
un brevet pour la souris transgénique. Le Commissaire a
confirmé cette décision. Harvard a
interjeté appel devant la Section de première
instance de la Cour fédérale.
-
La Section de première instance a confirmé la
décision de l’examinateur et du Commissaire. Le
juge de la Section de première instance a
déclaré que, bien que la définition du
terme « invention » selon la Loi sur les
brevets avait déjà été
élargie pour inclure les formes de vie inférieures
(p. ex., la levure), il n'est pas indiqué de
l’élargir encore plus pour inclure les formes de
vies supérieures (p. ex., les animaux
transgéniques) en raison du niveau de contrôle
exercé sur le sujet de l’invention. À ce
titre, le juge de la Section de première instance a
conclu que l’oncosouris de Harvard et d’autres
mammifères non humains transgéniques ne pouvaient
pas faire l’objet de brevets au Canada.
-
Le dossier a été remis à la Division
d’appel de la Cour fédérale dont la
décision est un appel de la Section de première
instance. Le 3 août 2000, la Division d’appel a
rendu son jugement. Dans une décision majoritaire, la
Division d’appel a tranché en faveur de
l’appelant et a adjugé les dépens à
Harvard pour ses démarches auprès de la Division
d’appel et la Section de première instance.
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Les formes de vies supérieures non humaines sont
brevetables selon le Patent and Trademark Office des
États-Unis et l’Office européen des brevets.
Le Canada serait mieux placé pour contribuer aux
prochaines négociations multilatérales sur la
propriété intellectuelle biologique si une
politique canadienne était adoptée avant le
début de ces négociations.
Constatations de la Division d’appel de la Cour
fédérale
-
En la présente instance, la Division d’appel de la
Cour fédérale a établi que l’actuelle
Loi sur les brevets permet d’accorder des brevets
pour des mammifères non humains modifiés aux fins
d’études sur la
cancérigénécité.
-
La demande de brevet touchant l’oncosouris de Harvard vise
un animal transgénique particulier, soit une souris. Le
Commissaire aux brevets et la Division d’appel (Section de
première instance) ont déjà refusé
cette requête en s’appuyant sur le fait que, selon
eux, un animal génétiquement modifié
n’est pas une invention, aux termes de la
définition formulée dans la Loi sur les
brevets. La décision de la Division d’appel
renverse ces décisions. Le jugement majoritaire stipule
que l’oncosouris de Harvard est une composition de
matières nouvelle, utile et non-évidente, aux
termes de la définition formulée dans la Loi
sur les brevets, et peut donc faire l’objet
d’un brevet au Canada. Il renvoie aussi l’affaire au
Commissaire aux brevets en l’autorisant à accorder
un brevet à l’oncosouris de Harvard.
-
La décision majoritaire de renverser la décision
du tribunal inférieur et de permettre à
l’oncosouris de Harvard de faire l’objet d’un
brevet aux Canada repose sur sept constations essentielles.
La première constatation, et celle qui a
le plus de portée pour le public, est qu’il est
incorrect que les tribunaux tiennent compte d’arguments
ayant trait à la politique gouvernementale
lorsqu’ils rendent un jugement. Monsieur le juge
Rothstein, au nom de la majorité, a déclaré
que l'endroit indiqué pour débattre des
questions reliées à la politique gouvernementale
sur la brevetabilité des formes de vie complexes est le
Parlement, et non pas les tribunaux d’appel.
La deuxième constatation est que,
d’après l’analyse déjà
effectuée par la Cour suprême du Canada sur la
brevetabilité de formes de vie complexes, les organismes
vivants ne sont pas nécessairement exclus de la
protection par brevet au Canada. Ainsi, la majorité a
conclu qu’elle se devait de faire preuve de prudence, mais
sans nécessairement faire preuve de restriction en
établissant si l’oncosouris de Harvard peut faire
l’objet d’un brevet en vertu de l’actuelle
Loi sur les brevets.
La troisième constatation est que les
intentions du Parlement au sujet de
l’interprétation de la Loi sur les brevets
du Canada sont similaires à celles du Congrès
américain puisque notre loi s’est inspirée
de la réglementation américaine et utilise en
général le même langage. Ainsi, la
majorité a établi que les conclusions de la cour
suprême des États-Unis, selon lesquelles la
définition du terme « invention » contenue
dans leur loi sur les brevets incluait les formes de vies
supérieures, étaient pertinentes et avaient une
valeur probante pour les tribunaux canadiens. En se fondant sur
cette constatation, la majorité a
décrété que l’oncosouris de Harvard
et ses rejetons transgéniques étaient des «
compositions » artificielles « de matières
» en vertu de la Loi sur les brevets du Canada.
La quatrième constatation est que la
Division d’appel s’est vue obligée
d’entendre l’appel de Harvard en la présente
instance si elle jugeait incorrect le raisonnement du juge de la
Section de première instance et du Commissaire. La raison
sous-tendant le recours à un examen si
élevé pour une décision d’un tribunal
inférieur et du Commissaire est que la cause comprenait
l’interprétation d’une clause fondamentale de
la Loi sur les brevets, soit la définition du
terme « invention », et constituerait sans doute un
précédent important.
La cinquième constatation est que le
Commissaire et le juge de la Section de première instance
ont commis une erreur de droit en décidant que
l’oncosouris de Harvard et ses rejetons
transgéniques n’étaient pas des «
inventions utiles » parce que toutes leurs
caractéristiques physiques n’étaient pas
sous le contrôle complet de leurs
inventeurs. Selon la majorité, l’examen correct de
l’utilité devait être plus rigoureux. Il
s’agissait d’établir si un inventeur
contrôle les éléments d’une invention
qui la rendent utile (en l’instance, le fait que les
souris sont sujettes au cancer). La majorité a
tranché que l’oncosouris de Harvard et ses rejetons
transgéniques satisfont à cet examen plus
rigoureux pour en établir l’utilité.
La sixième constatation est que le
Commissaire avait commis une erreur de droit en divisant
l’invention de l’oncosouris en deux phases B la
première, qui avait trait à la conception
originale, a été jugée brevetable et la
deuxième, qui avait trait aux lois de la nature, a
été jugée non brevetable. Selon la
majorité, cette distinction n’était pas
logique. Le Commissaire a incorrectement refusé
d’accorder à Harvard un brevet pour son oncosouris
en invoquant que ces animaux transgéniques
n'étaient que le résultat de la
deuxième phase, la phase non brevetable, alors
qu’en réalité il s’agissait du
résultat des deux phases.
La septième, et dernière
constatation essentielle, est que la définition du terme
« invention » contenue dans la Loi sur les
brevets ne pouvait être élargie pour inclure
les êtres humains. Le raisonnement de la majorité
s’appuie sur le fait que l’octroi de brevets est un
droit de propriété et que le concept de la
propriété ne peut s’appliquer à des
êtres humains en vertu de la common
law et de la Charte canadienne des droits et
libertés.
-
Monsieur le juge Issac a émis une opinion dissidente,
jugeant que la majorité aurait dû accorder une
norme d’examen plus rigoureuse à la décision
du Commissaire. Il estime que la question de la
brevetabilité des inventions relevait clairement du champ
de compétence du Commissaire. En conséquence, il
juge que le critère d’examen de la décision
du Commissaire devrait être le caractère
raisonnable et non pas le bien-fondé. De plus, il a
conclu que les motifs invoqués par le Commissaire pour
refuser d’accorder un brevet à l’oncosouris
de Harvard étaient adéquatement fondés sur
l’intérêt public. Ces motifs justifiaient une
norme très rigoureuse d’examen, surtout compte tenu
des divisions sur le plan moral qu’entraîne cette
cause.
-
Il convient de souligner que Messieurs les juges Linden et
Rothstein ont déclaré dans les motifs du jugement
majoritaire que « c’est le Parlement et non les
tribunaux qui établit les limites de la
brevetabilité ». Cette déclaration est
importante pour le CCCB, puisqu’une partie de notre mandat
est d’obtenir les points de vue des Canadiens et des
Canadiennes et de conseiller le gouvernement canadien sur la
façon dont il devrait traiter la question du brevetage
des formes de vies supérieures.
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La Division d’appel de la Cour fédérale a
accordé au gouvernement du Canada le droit d’en
appeler de cette décision auprès de la Cour
suprême du Canada dans les 60 jours suivant le jugement
rendu le 3 août 2000.
Résumé des préoccupations pertinentes
-
Le CCCB fait remarquer que le Commissaire aux brevets peut
soumettre une demande à la Division d’appel de la
Cour fédérale pour surseoir à
l’exécution de son propre jugement, avant de
déposer un appel à la Cour suprême. Si le
jugement ne fait pas l’objet d’un appel, le
Commissaire doit alors se conformer au jugement et accorder un
brevet à la demande en litige. Le Commissaire doit aussi
accorder des brevets pour les formes de vie comprises dans la
portée du jugement.
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Il est aussi important de noter que le jugement rendu à
la suite de l’appel déclare que l’appel porte
sur l’interprétation de la Loi sur les
brevets et sur la brevetabilité de l’objet en
question (formes de vies supérieures). Le débat ne
cherche pas à déterminer si l’objet est une
forme de vie supérieure non humaine, par exemple un
primate ou une plante. Il n’existe aucune restriction
selon laquelle l’article 2 ne s’applique
qu’aux formes de vies supérieures non humaines,
puisque d’autres formes de vies supérieures qui
sont nouvelles et utiles peuvent satisfaire à cette
exigence.
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Il est aussi important de noter qu’après avoir fait
une demande au Bureau des brevets, notre conseiller juridique a
été informé qui si le jugement ne fait pas
l’objet d’un appel, toute forme de vie «
inférieure » aux animaux, comme les plantes, est
brevetable. Toutefois, le Bureau des brevets canadien n’a
pas adopté de politique officielle sur cette question
pour l’instant. De plus, tel que stipulé dans
l’article [127], la Loi sur les brevets ne peut
s’appliquer aux êtres humains, en partie à
cause de l’article 7 de la Charte canadienne des
droits et libertés. En outre, le jugement ne
précise pas si les éléments du corps
humain, y compris les gènes et les produits et
procédés génétiques, sont
brevetables. Par contre, à l’article [128] il est
indiqué que cette question doit être
tranchée par les tribunaux ou le Parlement.
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Nous remarquons que bien que le jugement ne fasse aucun
commentaire sur la brevetabilité des primates B les
primates étant des animaux non humains B, toute invention
qui se rapporte à un primate et qui est nouvelle, utile,
non évidente, une composition de matières et
requiert de la créativité et de
l’ingéniosité (pas seulement la loi de la
nature) serait aussi brevetable.
-
Dans leur ensemble, les questions entourant la
brevetabilité de la biotechnologie feront l’objet
de discussions à l’échelle internationale.
La prochaine série de négociations commerciales
multilatérales devrait commencer cette année.
L’alinéa 27.3b) de l’Accord sur les aspects
des droits de propriété intellectuelle qui
touchent au commerce de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) porte sur la brevetabilité des formes de
vies supérieures. L’application de cet
alinéa permet aux membres de l’OMC de ne pas
accorder de brevet aux plantes, aux animaux et aux
procédés essentiellement biologiques servant
à la production de plantes et d’animaux. Certains
membres prônent un élargissement de la
portée de cet alinéa, alors que d’autres (p.
ex., les États-Unis), favorisent une diminution de sa
portée ou éventuellement la disparition de cet
alinéa. Le Canada serait plus à même de
contribuer à ce débat s’il adoptait une
politique officielle sur cette question avant le début
des négociations.
Conclusions
-
Compte tenu des remarques précédentes, le CCCB
recommande ce qui suit :
-
Premièrement, le CCCB est
d’accord avec les recommandations de la Division
d’appel de la Cour fédérale selon
lesquelles c’est le Parlement, et non les tribunaux,
qui doit élaborer la politique officielle à
l’égard de la brevetabilité des formes
de vies supérieures (et la distinction entre des
formes de vie « inférieures » et
« supérieures »).
-
Deuxièmement, le CCCB est
d'avis que, jusqu’à présent, les
Canadiens et les Canadiennes n’ont pas eu
l’occasion de débattre toutes les questions
morales, éthiques et sociales qui sont en jeu. Il
croit que les lois canadiennes doivent refléter les
valeurs partagées par les Canadiens et les
Canadiennes.
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Troisièmement, le CCCB estime que
la décision d’en appeler ou non du jugement
de la Cour d’appel sera un précédent.
Si le jugement est maintenu, les tribunaux auront de facto
tranché sur un enjeu politique qui, selon le CCCB,
relève du Parlement. En outre, jusqu’à
ce que le Parlement ait traité ces questions, les
préoccupations actuelles de la population sur les
produits et procédés biologiques qui sont
brevetables resteront sans réponse. Même si
le jugement fait l’objet d’un appel, cela
n’élimine en rien la nécessité
pour le Parlement de se pencher sur cette question qui, en
fin de compte, relève de la politique
gouvernementale.
-
Quatrièmement, le CCCB encourage
le gouvernement du Canada à prendre toutes les
mesures raisonnables et faisables pour faciliter
l’examen parlementaire de la question de la
brevetabilité des produits et
procédés biologiques. Ce faisant, il serait
préférable d’avoir recours à un
mécanisme approprié pour «
arrêter le temps » pendant la durée de
l’examen parlementaire. À cet égard,
deux options sont envisagées par le CCCB :
-
Option 1
Le CCCB encourage le gouvernement du Canada à
entamer immédiatement l’examen
parlementaire pour envisager de modifier la Loi
sur les brevets, en vue
d’exclure explicitement, le cas
échéant, certaines classes de formes
de vies supérieures, comme les primates, le
corps humain et des espèces
végétales précises. Le
Parlement pourrait aussi envisager d’ajouter
une clause (comme l’ordre public et la clause
morale qui se retrouve dans la Convention sur le
brevet européen), dans le cadre du
régime d’octroi de brevets en vigueur
ce qui permettrait de tenir compte des politiques
officielles lors de l’examen de chaque demande
de brevet. Une fois ce processus intérimaire
mis en place, le gouvernement du Canada
conseillerait le Parlement, au besoin, sur les
modifications à apporter aux dispositions
pertinentes de la Loi sur les brevets. Le
CCCB contribuerait à ce processus en
consultant les Canadiens et les Canadiennes sur les
enjeux du débat et en faisant rapport des
résultats ainsi obtenus.
-
Option 2
Le CCCB encourage le gouvernement du Canada
à soumettre une requête en
autorisation d’en appeler de la
décision de la Division d’appel de la
Cour fédérale sur l’oncosouris
de Harvard auprès de la Cour suprême du
Canada. Pendant que cette requête
sera entendue, le gouvernement du Canada pourrait
conseiller le Parlement, au besoin, sur les
modifications à apporter aux dispositions
pertinentes de la Loi sur les brevets. Le
CCCB contribuerait à ce processus en
consultant les Canadiens et les Canadiennes sur les
enjeux du débat et en faisant rapport des
résultats ainsi obtenus.
La majorité des membres du CCCB
privilégient l’option 1. Une
minorité favorise l’option 2 et estime
que cette question très importante touchant
la politique officielle ne devrait pas passer par
les tribunaux mais plutôt par le Parlement et
qu’un débat public exhaustif sur le
brevetage des formes de vies supérieures
devrait éclairer les
délibérations du Parlement. Un appel
assorti d’un sursis du jugement de la Division
d’appel de la Cour fédérale
pourrait permettre de mettre en oeuvre un tel
processus. Ceux qui appuient l’option 1 ont
reconnu ce point, mais croient qu’un appel
pourrait entraîner de longues
procédures et que le Parlement attendrait la
décision de la Cour suprême avant
d'amorcer l'examen souhaité.
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