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Référence : Liebmann c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (C.A.), 2001 CAF 243, (2001), [2002] 1 C.F. 29
Date : 31 juillet 2001
Dossier : A-602-98
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     A-602-98

    2001 CAF 243

Le lieutenant (N) Andrew S. Liebmann (appelant)

c.

Le ministre de la Défense nationale, le chef d'état-major de la Défense et Sa Majesté la Reine (intimés)

et

La Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada et le Congrès juif canadien (intervenants)

Répertorié: Liebmannc. Canada (Ministre de la Défense nationale) (C.A.)

Cour d'appel, juges Rothstein, Sexton et Evans, J.C.A. --Vancouver, 27 juin; Ottawa, 31 juillet 2001.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- Appel de la décision de la Section de première instance de la Cour fédérale de rejeter une action visant l'obtention d'un jugement déclaratoire selon lequel le processus d'examen d'une affectation au Moyen-Orient pour les Forces canadiennes portait atteinte à l'art. 15 de la Charte sur le droit à l'égalité -- L'appelant s'est vu refuser l'affectation parce qu'il est juif -- L'art. 15 porte sur le droit à l'égalité à l'égard de la «loi» -- La Charte s'applique aux décisions administratives qui sont prises en vertu d'un pouvoir prévu par la loi -- Les officiers chargés d'examiner la candidature de l'appelant agissaient conformément au pouvoir légal que possède le chef d'état-major de la Défense de diriger et de gérer les Forces canadiennes -- La décision de ne pas nommer l'appelant est assujettie à un examen en vertu de l'art. 15 -- La décision en cause a établi une distinction entre l'appelant et les autres membres des Forces canadiennes, et a assujetti l'appelant à un traitement différent en raison d'une caractéristique personnelle (sa religion) -- Cette différence de traitement constitue de la discrimination, d'un point de vue subjectif et objectif -- La décision de refuser l'affectation a été prise en l'absence de faits et d'éléments de preuve -- On n'a aucunement examiné le climat politique dans l'État de Bahreïn ou en Arabie saoudite ou les approches adoptées par les autres membres de la coalition qui déployaient des forces dans la région -- La décision se fonde sur de présumées caractéristiques propres aux juifs et aux arabes -- Cette conception perpétue l'idée selon laquelle l'appelant était un membre moins digne des Forces canadiennes et de la société canadienne dans son ensemble -- Il y a violation des droits que confère l'art. 15 de la Charte à l'appelant.

Forces armées -- Un membre de la Réserve navale avait été désigné à une affectation pour la guerre du Golfe, mais il n'a pas été choisi quand ses supérieurs se sont rendus compte qu'il était de religion juive -- Ceux-ci ont décidé qu'«il était préférable de ne pas envoyer un juif au MoyenOrient» -- La Section de première instance de la Cour fédérale a rejeté l'action intentée par le réserviste en vue d'obtenir un jugement déclaratoire portant que le processus se terminant par un rejet portait atteinte au droit à l'égalité que lui garantissait la Charte, et un jugement déclaratoire selon lequel l'OAFC 20-53 (politique en matière de maintien de la paix) était inconstitutionnelle -- La C.A.F. a refusé d'examiner cette dernière question en raison de son caractère théorique, l'ordonnance contestée ayant par la suite été remplacée et, de toute façon, elle ne s'appliquait pas en raison de l'affectation de l'appelant sur le site de la guerre -- La Cour n'est pas disposée à modifier les politiques militaires lorsque le dossier est incomplet sur le plan de la preuve -- La décision contestée a été prise en vertu du pouvoir délégué que possède le CEMD aux termes de la Loi sur la défense nationale -- Elle est donc assujettie à un examen en vertu de la Charte -- Elle portait atteinte à la dignité du réserviste et perpétuait l'idée selon laquelle celui-ci était un membre moins digne des Forces canadiennes et de la société canadienne dans son ensemble -- La décision de refuser l'affectation a été prise en l'absence de faits, sans examen du climat politique dans l'État de Bahreïn et en Arabie saoudite ou des approches adoptées par les autres membres de la coalition -- Le juge de première instance a conclu que le témoignage des témoins assignés par les Forces canadiennes n'était pas digne de foi -- La C.A.F. condamne la conduite des autorités militaires en l'espèce -- Elle aurait dû faire carrément face à l'allégation de discrimination et examiner les plaidoiries, la preuve et les arguments par rapport à cette question.

Juges et tribunaux -- Cour d'appel fédérale -- Un membre de la Réserve navale se voit refuser une affectation au site d'une guerre parce qu'il est de religion juive -- Appel d'une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale selon laquelle l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes (OAFC) 20-53 en matière de maintien de la paix ne contrevient pas à l'art. 15 de la Charte -- Application de l'approche énoncée par la C.S.C. dans l'arrêt Borowski en ce qui touche la doctrine relative au caractère théorique -- Les questions sont-elles devenues théoriques? -- La Cour a le pouvoir discrétionnaire d'examiner une question théorique si les circonstances le justifient -- La constitutionnalité de l'OAFC 20-53 est une question théorique parce que la politique ne s'applique plus -- Il y a un débat contradictoire parce que les parties ont défendu avec ferveur leur position au procès -- Mais, prenant en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit, la Cour n'exerce pas son pouvoir discrétionnaire -- La Cour n'est pas disposée à modifier les politiques militaires en se fondant sur un dossier incomplet sur le plan de la preuve.

Il s'agit d'un appel de la décision du juge de première instance de rejeter une action visant l'obtention d'un jugement déclaratoire selon lequel le processus par lequel l'affectation de l'appelant au Moyen-Orient pendant la guerre du Golfe de 1990-1991 avait été examinée portait atteinte au droit à l'égalité qui lui était reconnu par l'article 15 de la Charte, et d'un jugement déclaratoire selon lequel est inconstitutionnelle l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 20-53, intitulée: «Politique sur l'affectation du personnel des Forces canadiennes à des fonctions de maintien de la paix», qui prévoit la possibilité que certains membres du personnel ne puissent pas participer à des opérations de maintien de la paix à cause de «sensibilités culturelles, religieuses ou autres des parties en cause dans le conflit ou de la population où ce conflit a lieu».

L'appelant a été désigné à l'affectation d'adjoint administratif (AA) du commandant de la force opérationnelle des Forces canadiennes au Moyen-Orient pendant la guerre du Golfe, mais il n'a pas obtenu le poste parce qu'il était juif. À ce moment-là, les Forces canadiennes n'avaient pas de politique officielle au sujet de l'examen de caractéristiques personnelles telles que la religion dans la sélection du personnel aux fins de l'affectation à des opérations qui ne relevaient pas du maintien de la paix. La décision que l'appelant ne serait pas choisi en vue d'occuper le poste en question découle de discussions de plusieurs officiers d'état-major et de leurs supérieurs sur la question de savoir si la religion de l'appelant était susceptible de nuire à sa capacité de s'acquitter des fonctions du poste d'AA ainsi qu'à sa sécurité personnelle. L'appelant prétend que le refus de le nommer à ce poste constituait de la discrimination en violation de l'article 15 de la Charte. Le juge de première instance était d'avis que l'appelant avait des griefs légitimes à l'égard de la façon dont les défendeurs s'étaient comportés lors du processus de sélection, mais il n'a pas examiné directement l'allégation de l'appelant selon laquelle cette conduite portait atteinte à son droit à l'égalité. Il a conclu que l'OAFC 20-53 n'allait pas à l'encontre des dispositions de la Charte relatives à l'égalité et que, de toute façon, cette ordonnance administrative ne s'appliquait pas en l'espèce puisque l'opération en cause n'était pas une mission de maintien de la paix

Les questions litigieuses sont les suivantes: 1) La Cour devrait-elle enquêter sur la constitutionnalité de l'OAFC 20-53? 2) Le droit à l'égalité reconnu à l'appelant en vertu de l'article 15 de la Charte est-il limité par le processus par lequel sa mise en candidature au poste d'AA a été examinée? 3) S'il a été porté atteinte au droit à l'égalité reconnu à l'appelant, ce droit a-t-il été restreint «par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique»?

Arrêt: la partie de l'appel qui se rapporte au processus par lequel les intimés ont examiné la candidature de l'appelant au poste d'AA est accueillie.

1) On n'a pas appliqué l'OAFC 20-53 de façon à empêcher l'appelant de participer à l'Opération Friction. L'ordonnance n'a été délivrée qu'au mois de mars 1991, un mois après qu'on eut décidé de ne pas désigner l'appelant aux fins du service dans le contingent des Forces canadiennes au Moyen-Orient (FCMO). En outre, la politique énoncée dans l'OAFC 20-53 s'appliquait uniquement à la sélection du personnel pour les opérations de maintien de la paix. L'opération au Moyen-Orient n'était pas une opération de maintien de la paix. De fait, le Canada prenait activement part aux hostilités contre l'Iraq. Par conséquent, l'ordonnance ne se serait pas appliquée à la sélection de l'appelant même si elle avait été en vigueur aux mois de janvier et de février 1991. De même, les politiques de présélection énoncées dans les directives qui ont précédé l'OAFC 20-53 traitaient toutes expressément des opérations de maintien de la paix et ne s'appliquaient pas à la mise en candidature de l'appelant.

La constitutionnalité de l'OAFC 20-53 est une question théorique. La politique ne s'applique plus. La politique qui l'a remplacée, CANFORGEN 113/99 (qui n'est entrée en vigueur qu'au moins un an après le prononcé du jugement de première instance) est libellée en des termes différents et devrait être appréciée selon les faits qui lui sont propres. La Cour suit l'approche énoncée par la Cour suprême dans l'arrêt Borowski en ce qui touche la doctrine relative au caractère théorique, et, prenant en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit, elle refuse d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner la question théorique. Au procès, les parties ont défendu leur position en ce qui concerne la constitutionnalité de l'OAFC 20-53 et la Cour disposait d'un dossier complet au sujet de cette politique. Mais, toute conclusion relative à l'OAFC 20-53 pourrait influer uniquement sur cette politique. En outre, il n'y a aucun élément de preuve établissant les modalités d'application passées et présentes de la politique remplaçante. Même si la violation de l'article 15 était établie prima facie, les intimés n'ont pas eu la possibilité de présenter à l'égard du CANFORGEN 113/99 une preuve sur la question de la justification des restrictions apportées aux droits garantis par la Charte, puisque cette politique n'existait pas au moment du procès. La Cour a refusé de modifier les politiques de l'intimé en se fondant sur un dossier inévitablement incomplet sur le plan de la preuve.

2) La Charte s'applique aux décisions administratives qui sont prises en vertu d'un pouvoir prévu par la loi. En l'espèce, il n'y avait pas de politique de sélection à appliquer à la mise en candidature de l'appelant et aux circonstances, mais la décision contestée a été prise en vertu d'un pouvoir délégué prévu par la loi. En vertu de la Loi sur la défense nationale, le CEMD assure la direction et la gestion des Forces canadiennes. Les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes servent de fondement à la délégation du pouvoir du CEMD en faveur de divers officiers. Par conséquent, tous les officiers en cause dans le processus d'examen de la candidature de l'appelant agissaient conformément au pouvoir légal que possède le CEMD de diriger et de gérer les Forces canadiennes. Partant, la décision de ne pas nommer l'appelant au poste d'AA est assujettie à un examen en vertu de l'article 15 de la Charte.

On a satisfait aux trois éléments de l'analyse relative au paragraphe 15(1): les décideurs qui examinaient la candidature de l'appelant ont fait une distinction entre celui-ci et les autres membres des Forces canadiennes, et l'ont assujetti à un traitement différent en raison d'une caractéristique personnelle--sa religion, ce qui constituait de la discrimination au sens constitutionnel du terme. Sur la base du témoignage de l'appelant, la décision avait des répercussions profondes sur la dignité humaine de l'appelant, soit la chose même que le paragraphe 15(1) vise à protéger. Les intimés concèdent qu'il a été porté atteinte à la dignité de l'appelant au sens subjectif du terme et n'ont pas pu expliquer pourquoi l'élément objectif de l'analyse de la question de savoir si on a porté atteinte à la dignité de l'appelant n'avait pas été prouvé. Tout observateur raisonnable se trouvant dans une situation similaire conclurait que la façon dont l'appelant a été traité portait atteinte à sa dignité.

On semble être parvenu à cette décision en l'absence de faits et d'éléments de preuve. Il n'y a eu aucun examen réel du climat politique, dans l'État de Bahreïn ou en Arabie saoudite, ou de la façon dont un officier juif canadien pourrait être perçu par les autorités militaires ou par les citoyens de ces pays. Aucun effort n'a été fait en vue de connaître le point de vue des États de la région du Golfe persique. Aucune tentative n'a été faite pour déterminer les approches adoptées par les autres membres de la coalition qui déployaient des forces dans la région. De fait, les États-Unis avaient un plus grand nombre de membres juifs dans la région que toutes les forces canadiennes dans leur ensemble. En limitant leur analyse à un modèle simpliste, soit celui de «l'officier juif dans un État arabe», les officiers qui ont pris la décision ont appliqué des idées stéréotypées et ont fondé leur décision sur de présumées caractéristiques propres aux juifs et aux arabes. Cette conception perpétuait l'idée selon laquelle l'appelant était un membre moins digne des Forces canadiennes et, par conséquent, de la société canadienne dans son ensemble. Le CEMD, par l'intermédiaire de ses représentants, a restreint les droits à l'égalité de traitement en vertu de la loi et au même bénéfice de la loi garantis à l'appelant, et ce, d'une façon discriminatoire, en violation de l'article 15 de la Charte.

3) Il incombe aux intimés de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les limites étaient raisonnables et que leur justification pouvait se démontrer. Les intimés ne se sont pas acquittés de l'obligation qui leur incombait, puisque, dans leurs observations écrites, ils n'ont pas avancé d'arguments en vue de tenter de démontrer que la décision contestée était raisonnable ou que sa justification pouvait se démontrer.

Le juge de première instance n'a pas cru la déposition des témoins des intimés selon laquelle l'appelant n'a pas obtenu le poste d'AA parce qu'il n'y en avait aucun à combler. La Cour d'appel condamne la conduite des intimés décrite par le juge de première instance. Les intimés auraient dû faire carrément face à la plainte de discrimination fondée sur l'article 15 et déterminer d'une façon honnête si la mesure qui a été prise était discriminatoire et, dans l'affirmative, déterminer si sa justification pouvait se démontrer. Les plaidoiries, la preuve et les arguments auraient dû ensuite être examinés par rapport à ces questions.

    lois et règlements
        Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15(1).
        Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, [1945] R.T. Can. no 7.
        Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 18(1),(2).
        Ordonnances administratives des Forces canadiennes, 20-53.
        Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1994).
    jurisprudence
        décisions appliquées:
        Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 40 C.R.R. 100; 93 N.R. 183; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; (1997), 151 D.L.R. (4th) 577; [1998] 1 W.W.R. 50; 38 B.C.L.R. (3d) 1; 96 B.C.A.C. 81; 218 N.R. 161; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1.
        décision citée:
        La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335.

APPEL d'un jugement de la Section de première instance (Liebmann c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1999] 1 C.F. 20; (1998), 151 F.T.R. 303 (1re inst.)), rejetant une action visant l'obtention d'un jugement déclaratoire portant que la manière dont l'affectation de l'appelant pendant la guerre du Golfe avait été examinée portait atteinte au droit constitutionnel à l'égalité qui lui était reconnu par l'article 15 de la Charte, et d'un jugement déclaratoire selon lequel l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes 20-53 était inconstitutionnelle. L'appel est accueilli en ce qui touche la question relative à l'article 15 de la Charte; la constitutionnalité de l'OAFC 20-53 est une question théorique que la Cour refuse d'examiner.

    ont comparu:
    Samuel D. Hyman et Robert J. Kincaid pour l'appelant.
    Linda J. Wall pour l'intimé.
    David Matas pour l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada.
    David J. Stuart pour l'intervenant le Congrès juif canadien.
    avocats inscrits au dossier:
    Law Corporation, Vancouver, pour l'appelant.
    Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
    David Matas, Winnipeg, pour l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada.
    Kahn Zack Ehrlich Lithwick, Richmond, Colombie-Britannique, pour l'intervenant le Congrès juif canadien.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Sexton, J.C.A.: Le lieutenant Andrew S. Liebmann était un membre si expérimenté et accompli de la Réserve navale des Forces canadiennes qu'il a été désigné à l'affectation importante d'adjoint administratif du commandant de la force opérationnelle des Forces canadiennes au Moyen-Orient pendant la guerre du Golfe. Néanmoins, il n'a pas été nommé au poste en question, et ce, uniquement à cause de sa religion. En effet, il était juif. Le présent appel porte sur l'allégation que l'appelant a faite, à savoir que le refus de le nommer au poste auquel il avait été désigné constituait de la discrimination en violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

Les faits

[2]L'appelant s'est enrôlé dans la Réserve navale en 1983; il a exercé différentes fonctions pendant qu'il effectuait ses études universitaires et, par la suite, pendant qu'il travaillait comme spécialiste des relations publiques. À la fin de 1990, il était lieutenant et il s'était qualifié à titre d'officier de quart et de plongeur démineur. Il était officier auprès du NCSM Discovery, Division (ou unité) de la Réserve navale, à Vancouver. Lorsque les événements ayant donné lieu au présent litige se sont produits, l'appelant travaillait pour le gouvernement de la Colombie-Britannique à titre d'agent de communication; il s'acquittait de son engagement dans la réserve en se présentant à son unité plusieurs soirs par semaine.

[3]Le 4 août 1990, l'Iraq a envahi et occupé le Koweït. Au cours des semaines qui ont suivi, le Canada a entamé l'Opération Friction--le déploiement d'un contingent de forces militaires dans la région du Golfe persique visant à la mise en oeuvre d'un certain nombre de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies conformément au chapitre VII de la Charte de l'ONU1. Le contingent, connu sous le nom des Forces canadiennes au Moyen-Orient (les FCMO) était commandé par le commodore Kenneth Summers. Son quartier général était situé dans l'État de Bahreïn. L'effectif du quartier général comprenait notamment un adjoint administratif (AA) faisant partie du personnel particulier du commandant, dont le nombre de membres était peu élevé.

[4]Au moment du déploiement des FCMO, l'engagement des forces du Canada était de durée indéterminée. Cela étant, des plans ont été élaborés afin d'effectuer une rotation du personnel et des unités au bout d'un certain temps, de façon à maintenir la force à un niveau optimal de préparation. Le 24 décembre 1990, le commandant du Commandement maritime, qui était responsable devant le chef d'état-major de la Défense (le CEMD) d'assurer le personnel nécessaire afin de pourvoir à certains postes au quartier général, a fait en sorte qu'un message soit envoyé à toutes les divisions de la Réserve navale. Ce message se rapportait en partie à la désignation d'officiers qualifiés pour pourvoir au poste d'AA auprès du commandant à compter du mois de mars 1991.

[5]L'appelant, qui voulait absolument participer à l'opération dans le Golfe persique et qui satisfaisait à toutes les exigences énoncées dans le message, a été désigné pour le poste d'AA par son commandant. Un message en ce sens a été envoyé le 11 janvier 1991.

[6]Les officiers d'état-major au Commandement maritime qui étaient chargés de recommander un officier pour le poste d'AA semblent avoir initialement bien accueilli la candidature de l'appelant. Le 21 janvier 1991, ils ont envoyé un message à la Direction de l'effectif militaire au quartier général de la Défense nationale et ont recommandé que l'appelant soit «embauché» en vertu d'un contrat de la Force de réserve. Le message indiquait que la candidature de l'appelant au poste d'AA était à l'étude. Les divisions navales du commandant (le commandant de toutes les unités de la Réserve navale) souscrivait à la recommandation. Sur réception d'une copie de ce message, l'appelant, avec l'aide de l'officier d'administration de la Force régulière, NCSM Discovery, a commencé à faire des préparatifs plus précis en vue du déploiement à Bahreïn, à la suite d'une série d'«instructions de ralliement» qui lui avaient été télécopiées.

[7]À un moment donné au cours de la même période, le personnel du Commandement maritime a appris que l'appelant était juif.

[8]À ce moment-là, les Forces canadiennes n'avaient pas de politique officielle au sujet de l'examen de caractéristiques personnelles telles que la religion dans la sélection du personnel aux fins de l'affectation à des opérations qui ne relevaient pas du maintien de la paix. Plusieurs officiers d'état-major et leurs supérieurs tant au Commandement maritime qu'au quartier général de la Défense nationale ont censément discuté de la possibilité qu'eu égard aux circonstances, la religion de l'appelant nuise à sa capacité de s'acquitter d'une façon efficace des fonctions du poste d'AA ainsi qu'à sa sécurité personnelle. Par suite de ces discussions, il a été décidé que l'appelant ne serait pas choisi en vue d'occuper le poste en question. En fin de compte, le titulaire du poste d'AA n'a pas été remplacé.

[9]L'appelant a été informé à la fin du mois de janvier ou au début du mois de février 1991 qu'il n'avait pas été choisi pour le poste d'AA. La chose l'a fâché et l'a déçu. Il a communiqué avec l'un des officiers d'état-major qui avait participé au processus de décision et celui-ci lui a dit que les officiers supérieurs avaient [traduction] «décidé qu'il était préférable de ne pas envoyer un juif au Moyen-Orient».

[10]L'appelant a exercé plusieurs recours, et il a finalement intenté une action devant la Section de première instance de la présente Cour [[1999] 1 C.F. 20 (1re inst.)]. Dans sa demande de redressement, il sollicitait un jugement déclaratoire portant que le processus par lequel sa mise en candidature avait été examinée portait atteinte au droit constitutionnel à l'égalité qui lui était reconnu par la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu'à un certain nombre de droits reconnus par la loi. Il sollicitait également des jugements déclaratoires et des injonctions se rapportant à l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes (OAFC) 20-53, intitulée: «Politique sur l'affectation du personnel des Forces canadiennes à des fonctions de maintien de la paix», qui prévoit la possibilité que certains membres du personnel ne puissent pas participer à des opérations de maintien de la paix à cause de «sensibilités culturelles, religieuses ou autres des parties en cause dans le conflit ou de la population où ce conflit a lieu».

Décision faisant l'objet de l'appel

[11]À la suite d'une audience qui a duré 11 jours et au cours de laquelle les témoignages et plaidoiries ont été recueillis, le juge de première instance a conclu que «[l'appelant avait] fait plus que se conformer aux exigences inhérentes à l'affectation»2 et que «la preuve corrobor[ait] [. . .] clairement l'allégation [de l'appelant] qu'il n'a[vait] pas été choisi pour le poste d'adjoint administratif en raison de sa religion»3. Le juge était «d'avis que le lieutenant Liebmann avait des griefs légitimes à l'égard de la façon dont les défendeurs [s'étaient] comportés lors du processus de sélection»4. Malgré ces conclusions, le juge n'a pas examiné directement l'allégation de l'appelant selon laquelle cette conduite portait atteinte à son droit à l'égalité.

[12]Le juge de première instance a effectué un examen plus ou moins approfondi de la constitutionnalité de l'OAFC 20-53, en concluant qu'elle n'allait pas à l'encontre des dispositions de la Charte relatives à l'égalité. Toutefois, il a fait remarquer qu'étant donné que l'Opération Friction n'était pas une mission de maintien de la paix, rien ne justifiait l'application de cette ordonnance administrative ou de quelque autre politique antérieure au cas de l'appelant. Le juge a donc rejeté la demande.

Les points litigieux

[13]L'appelant interjette appel devant la présente Cour, en répétant essentiellement les allégations qu'il a faites devant la cour d'instance inférieure. Deux intervenants l'appuient, ceux-ci ayant axé leurs observations sur la constitutionnalité de l'OAFC 20-53 et des politiques antérieures et postérieures.

[14]Dans le cadre de mon analyse, j'examinerai les questions suivantes:

1. La présente Cour devrait-elle enquêter sur la constitutionnalité de l'OAFC 20-53?

2. le droit à l'égalité reconnu à l'appelant en vertu de l'article 15 de la Charte est-il limité par le processus par lequel sa mise en candidature au poste d'AA a été examinée?

3. s'il a été porté atteinte au droit à l'égalité reconnu à l'appelant, ce droit a-t-il été restreint «par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique»?

Les dispositions constitutionnelles pertinentes

[15]La Charte canadienne des droits et libertés5:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

    [. . .]

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Analyse

Première question: L'OAFC 20-53 et les politiques antérieures et postérieures

[16]L'appelant et les intervenants sollicitent un jugement déclaratoire portant que l'OAFC 20-53, telle qu'elle a été modifiée, est inconstitutionnelle. Ils sollicitent en outre des ordonnances interdisant au chef d'état-major de la Défense et à ses représentants de tenir compte de la race, de la religion ou de l'origine ethnique en déterminant si un membre des FC doit être affecté à une opération.

[17]Il importe de noter que l'on n'a pas appliqué l'OAFC 20-53 de façon à empêcher l'appelant de participer à l'Opération Friction. L'ordonnance n'a été délivrée qu'au mois de mars 1991, plus d'un mois après qu'une décision eut été prise au sujet de la désignation de l'appelant aux fins du service dans les FCMO. En outre, la politique énoncée dans l'OAFC 20-53 s'appliquait uniquement à la sélection du personnel pour les opérations de maintien de la paix. Or, Opération Friction n'était pas une opération de maintien de la paix. De fait, au moment où la décision contestée a été prise, le Canada prenait activement part aux hostilités contre l'Iraq.

[18]Par conséquent, l'ordonnance ne se serait pas appliquée à la sélection de l'appelant même si elle avait été en vigueur aux mois de janvier et de février 1991. De même, les politiques de présélection énoncées dans les directives du sous-chef d'état-major de la Défense qui ont été remplacées au moment où l'OAFC 20-53 a été promulguée, traitaient toutes expressément des opérations de maintien de la paix et elles ne s'appliquaient donc pas à la mise en candidature de l'appelant. De fait, la preuve fournie par les décideurs en l'espèce démontre clairement qu'ils n'ont aucunement tenté d'appliquer une politique officielle de présélection. L'appelant et les intimés concèdent la chose. Néanmoins, l'appelant et les intervenants soutiennent que la Cour devrait entendre et régler la contestation constitutionnelle de l'OAFC 20-53.

[19]Toutes les parties conviennent que l'appelant avait qualité pour agir à l'instruction en vue de contester l'OAFC 20-53, puisque celle-ci aurait néanmoins pu s'appliquer de façon à l'empêcher de participer à une opération de maintien de la paix (le cas échéant) en raison de sa religion. Toutefois, la situation a changé avec le temps. L'OAFC 20-53 n'existe plus. Elle a expressément été remplacée le 9 décembre 1999 par le Message général des Forces canadiennes (CANFORGEN) 113/99, qui énonce une politique générale au sujet de l'affectation de membres au sein des Forces canadiennes, cette politique n'étant pas limitée au maintien de la paix.

[20]L'appelant et les intervenants soutiennent que le CANFORGEN 113/99 reprend la politique énoncée dans l'ancienne OAFC 20-53. Cela étant, disent-ils, une enquête sur la constitutionnalité de l'OAFC n'a pas simplement un intérêt théorique, étant donné qu'une conclusion selon laquelle cette ordonnance administrative était inconstitutionnelle aurait un effet sur le pouvoir que possèdent les intimés en vue d'appliquer la politique actuelle.

[21]Dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général)6, la Cour suprême a énoncé une approche en deux temps en ce qui concerne la doctrine relative au caractère théorique. En premier lieu, il faut déterminer s'il existe un «litige actuel»--un «différend concret et tangible», de sorte que les questions dont la Cour est saisie ne sont pas devenues des questions purement théoriques. En l'absence de pareil litige actuel, les questions n'ont plus qu'un intérêt théorique. Néanmoins, à la seconde étape de l'analyse, la Cour peut décider d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner une question théorique si les circonstances le justifient7.

[22]À mon avis, la constitutionnalité de l'OAFC 20-53 est une question théorique. La politique ne s'applique plus. La politique qui l'a remplacée, CANFORGEN 113/99 (qui n'est entrée en vigueur qu'au moins un an après le prononcé du jugement de première instance) est libellée en des termes différents et devrait être appréciée selon les faits qui lui sont propres.

[23]Je dois donc passer à l'examen de la deuxième partie du critère énoncé dans l'arrêt Borowski et déterminer si la présente Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire en vue d'examiner la question théorique. Ce faisant, il faut faire mention des diverses raisons d'être justifiant l'existence de la doctrine du caractère théorique--l'exigence voulant qu'il y ait un débat contradictoire, de sorte que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects; la nécessité de rationner des ressources judiciaires limitées; et la nécessité pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit8.

[24]À mon avis, les premier et troisième motifs constituent les principales considérations en l'espèce. Il est certain que les parties à l'instruction ont défendu avec ferveur leur position en ce qui concerne la constitutionnalité de l'OAFC 20-53. Par conséquent, la présente Cour dispose d'un dossier complet au sujet de cette politique. Toutefois, il est clair que toute conclusion relative à l'OAFC 20-53 pourrait influer uniquement sur cette politique. Étant donné la différence entre le libellé des deux énoncés de politique, la Cour ne peut pas effectuer une analyse appropriée complète fondée sur la Charte de la politique énoncée dans le CANFORGEN 113/99. Le dossier ne renferme aucun élément de preuve établissant les modalités d'application passées et présentes de cette politique. En outre, même si la violation de l'article 15 était établie prima facie, les intimés n'ont pas eu la possibilité de présenter une preuve au sujet de la question de la justification des restrictions apportées aux droits garantis par la Charte. À l'instruction, les intimés ont soumis une preuve abondante fondée sur l'article premier à l'égard de l'OAFC 20-53. Toutefois, ils n'auraient pas pu le faire à l'égard du CANFORGEN 113/99, puisqu'il n'existait pas à ce moment-là. Au cours de l'audience, ils ont indiqué que, si la politique actuelle devait être assujettie à un examen constitutionnel, ils voudraient avoir la possibilité de fournir une preuve additionnelle à ce sujet.

[25]En demandant à la présente Cour de rendre des jugements déclaratoires et des injonctions au sujet des facteurs dont les intimés peuvent tenir compte dans l'avenir en prenant des décisions en matière d'affectation conformément au CANFORGEN 113/99, l'appelant et les intervenants demandent à la Cour de modifier les politiques de l'intimé en se fondant sur un dossier inévitablement incomplet sur le plan de la preuve. À mon avis, nous devrions refuser de le faire. Je ne retiens pas l'argument de l'avocat de B'nai Brith selon lequel, si le CANFORGEN 113/99 porte atteinte à l'article 15, il ne peut pas être protégé par l'article premier, et ce, quelles que soient les circonstances.

Deuxième question: le droit à l'égalité de l'appelant

[26]L'article 15 de la Charte porte sur le droit à l'égalité d'une personne à l'égard de la «loi». Toutefois, il est maintenant bien établi que ce mot ne devrait pas être interprété d'une façon si stricte qu'il empêche une personne d'être protégée contre les actes discriminatoires d'acteurs de l'État. Dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson9, la Cour suprême du Canada a statué que la Charte s'applique aux décisions administratives qui sont prises en vertu d'un pouvoir prévu par la loi. Le juge Lamer (tel était alors son titre) était dissident quant au résultat, mais il a rédigé des motifs au nom de la formation, qui était unanime sur ce point:

La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d'interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu'il soit nécessairement implicite. Une telle interprétation nous obligerait en effet, à défaut de pouvoir justifier cette disposition législative aux termes de l'article premier, à la déclarer inopérante. Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un élément à une disposition législative de façon à la rendre conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter une disposition législative, susceptible de plus d'une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante. Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte. En conséquence, un arbitre exerçant des pouvoirs délégués n'a pas le pouvoir de rendre une ordonnance entraînant une violation de la Charte et il excède sa juridiction s'il le fait10.

[27]Dans l'arrêt plus récent Eldridge c. ColombieBritannique (Procureur général)11, la Cour suprême a appliqué à l'unanimité cette approche en vue de conclure qu'une décision prise en vertu d'un pouvoir délégué prévu par la loi allait à l'encontre de l'article 15.

[28]En l'espèce, il n'y avait pas de politique de sélection à appliquer à la mise en candidature de l'appelant et aux circonstances. Toutefois, la décision contestée a été prise en vertu d'un pouvoir délégué prévu par la loi. En vertu de la Loi sur la défense nationale12, le CEMD assure la direction et la gestion des Forces canadiennes:

18. (1) Le gouverneur en conseil peut élever au poste de chef d'état-major de la défense un officier dont il fixe le grade. Sous l'autorité du ministre et sous réserve des règlements, cet officier assure la direction et la gestion des Forces canadiennes.

(2) Sauf ordre contraire du gouverneur en conseil, tous les ordres et directives adressés aux Forces canadiennes pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre émanent, directement ou indirectement, du chef d'état-major de la défense.

[29]Les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Révision de 1994) servent de fondement à la délégation du pouvoir du CEMD en faveur de divers officiers. Par conséquent, en l'espèce, tous les officiers en cause dans le processus d'examen de la candidature de l'appelant agissaient conformément au pouvoir légal que possède le CEMD de diriger et de gérer les Forces canadiennes. Partant, la décision de ne pas nommer l'appelant au poste d'AA est assujettie à un examen en vertu de l'article 15 de la Charte.

[30]Dans l'arrêt récent Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)13, la Cour suprême du Canada a résumé la façon d'aborder l'analyse relative au paragraphe 15(1). Le juge Iacobucci, au nom de la Cour à l'unanimité, a confirmé que le fardeau de démontrer qu'il y a eu atteinte à un droit protégé par la Charte incombe à la personne qui invoque ce droit14; il a résumé l'approche générale comme suit:

[. . .], le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions:

(A)    La loi contestée: a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
(B)    Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

(C)    La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération15?

[31]Les conclusions de fait que le juge de première instance a tirées établissent que l'appelant a prouvé les deux premiers éléments du critère. Les décideurs qui examinaient la candidature de l'appelant ont fait une distinction entre celui-ci et les autres membres des Forces canadiennes, et l'ont assujetti à un traitement différent en raison d'une caractéristique personnelle--sa religion. Les intimés n'ont pas contesté ces conclusions devant nous.

[32]Il reste uniquement à examiner la dernière partie du critère: le traitement différent infligé par les décideurs constituait-il de la discrimination à l'endroit de l'appelant au sens de l'article 15? En répondant à cette question, la Cour doit songer aux buts de la protection de l'égalité. Ces buts ont été énoncés par le juge La Forest dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia16 dans un passage que le juge Iacobucci a cité dans l'arrêt Law:

[. . .], le juge La Forest [. . .] a dit que la garantie d'égalité visait à empêcher l'imposition d'une différence de traitement susceptible de [traduction] «laisser croire à ceux qui sont victimes de discrimination que la société canadienne n'est pas libre et démocratique» et de les pousser à ne pas [traduction] «croire qu'[ils] peuvent librement et sans entrave de la part de l'État poursuivre la réalisation de leurs aspirations et attentes, ainsi que de celles de leur famille, en matière de carrière et d'épanouissement personnel»17.

L'enquête se rapportant à la question de savoir s'il a été porté atteinte à la dignité d'une personne doit être à la fois subjective et objective, l'analyse objective devant être considérée du point de vue d'une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur18.

[33]À mon avis, la différence de traitement dont l'appelant a fait l'objet en ce qui concerne sa mise en candidature constituait de la discrimination au sens constitutionnel du terme. L'appelant a témoigné qu'il s'était enrôlé dans la Réserve navale, en partie pour les motifs suivants:

[traduction] [. . .] pour assurer un service national et travailler avec d'autres Canadiens venant d'ici et là au Canada; je suis fier d'être un citoyen canadien et le Canada a été bon pour moi et pour ma famille, et je voulais faire la même chose.

[34]Au cours de ses sept années de formation et de développement professionnel, l'appelant a acquis des compétences et des connaissances qui l'ont qualifié au poste d'AA pour lequel il avait été désigné. Toutefois, par leurs actions, les décideurs au Commandement maritime et au quartier général de la Défense nationale ont refusé à l'appelant la possibilité de bénéficier du perfectionnement professionnel et personnel qu'offrait le poste. L'appelant s'est également vu refuser l'avantage d'appliquer ses compétences et ses connaissances afin de servir son pays et les Nations Unies dans un théâtre d'opérations.

[35]Il est certain que la décision avait des répercussions profondes sur la dignité humaine de l'appelant, soit la chose même que le paragraphe 15(1) vise à protéger. L'appelant a témoigné ce qui suit:

[traduction] [. . .] jusqu'alors, je croyais que toutes les portes m'étaient ouvertes. [. . .] et tout d'un coup, j'ai découvert que les bons emplois véritables ne me seraient pas offerts parce que je suis juif, parce que, même si j'étais suffisamment compétent pour m'enrôler dans les forces et suffisamment compétent pour exercer des fonctions au Canada, je n'étais tout simplement pas suffisamment Canadien pour aller à l'étranger. [. . .] Je n'étais pas un bon représentant de mon pays.

    [. . .]

J'étais mécontent de n'avoir pas été choisi par la marine pour occuper un poste; à ce moment-là et à cet endroit-là, j'étais le meilleur candidat [. . .] mais, j'ai été supplanté par quelqu'un qui a uniquement entendu un nom de famille allemand et qui a vérifié ma religion. J'étais donc d'une certaine façon bouleversé et également fâché.

[36]Compte tenu de cette preuve, les intimés concèdent qu'il a été porté atteinte à la dignité de l'appelant au sens subjectif du terme. Toutefois, tout en soutenant que l'élément objectif de l'analyse de la question de savoir si la dignité de l'appelant avait été atteinte n'avait pas été prouvé, l'avocat des intimés n'a néanmoins pas pu signaler de quelle façon il pouvait en être ainsi. De fait, à mon avis, tout observateur raisonnable se trouvant dans une situation similaire conclurait que la façon dont l'appelant a été traité portait de fait atteinte à sa dignité.

[37]Le dossier dont dispose la Cour établit que même si les décideurs croyaient censément que la religion de l'appelant pourrait le rendre moins efficace et qu'il serait moins en sécurité pendant qu'il exercerait ses fonctions dans un État arabe, ils n'ont pas vraiment tenté (et ils n'ont peut-être pas tenté du tout) de recueillir des éléments de preuve tendant à valider ou à invalider leurs préoccupations. Il semble n'y avoir eu aucun examen réel du climat politique, dans l'État de Bahreïn ou en Arabie saoudite, ou de la façon dont un officier juif canadien pourrait être perçu par les autorités militaires ou par les citoyens de ces pays. De fait, l'un des officiers d'état-major qui a effectué une «appréciation» de la situation a admis ne pas avoir été au courant de la situation politique dans la région. Aucun effort n'a été fait en vue de connaître le point de vue des États de la région du Golfe persique. Aucune tentative n'a été faite pour déterminer les approches adoptées par les autres membres de la coalition qui déployaient des forces dans la région. De fait, selon la preuve, les États-Unis avaient un plus grand nombre de membres juifs dans la région que toutes les forces canadiennes dans leur ensemble. Bref, l'analyse semble avoir été effectuée en l'absence de faits et d'éléments de preuve.

[38]En limitant leur analyse à un modèle simpliste, soit celui de «l'officier juif dans un État arabe», les officiers qui ont pris la décision ont appliqué des idées stéréotypées et ont fondé leur décision sur de présumées caractéristiques propres aux juifs et aux arabes. Cette conception avait essentiellement pour effet d'imposer à l'appelant la charge d'établir que sa religion ne nuirait pas à sa sécurité ou à sa capacité de s'acquitter de ses fonctions. Cela avait également pour effet de perpétuer l'idée selon laquelle l'appelant était un membre moins digne des Forces canadiennes et, par conséquent, de la société canadienne dans son ensemble.

[39]Je conclus donc que le chef d'état-major de la Défense, au moyen des actions de ses représentants qui ont examiné la candidature de l'appelant pour le poste d'adjoint administratif du commandant des FCMO, a restreint les droits à l'égalité de traitement en vertu de la loi et au même bénéfice de la loi, et ce, d'une façon discriminatoire, en violation de l'article 15 de la Charte.

Troisième question: l'article premier

[40]Il reste uniquement à déterminer si les restrictions apportées au droit à l'égalité de l'appelant découlant du refus de nommer celui-ci au poste d'AA en raison de sa religion constituaient une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. À ce stade de l'analyse, il incombe aux intimés de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les limites étaient raisonnables et que leur justification pouvait se démontrer19.

[41]En l'espèce, les intimés ne se sont pas acquittés de l'obligation qui leur incombait. Dans leurs observations écrites, ils n'ont pas avancé d'arguments en vue de tenter de démontrer que la décision contestée était raisonnable ou que sa justification pouvait se démontrer. Au cours de l'audience, leur avocat a expressément dit à la Cour qu'aucun argument de ce genre ne serait invoqué.

La conduite des intimés

[42]Il convient de faire des remarques au sujet d'un autre aspect de la conduite des intimés. En effet, selon la preuve soumise par les intimés devant le juge de première instance, l'appelant n'avait pas obtenu le poste d'AA parce qu'il n'y avait pas de poste à combler. Les plaidoiries des intimés le disaient également. Il semble que les intimés aient pris la position selon laquelle la décision de ne pas envoyer l'appelant dans le Golfe n'ait rien eu à voir avec sa religion.

[43]Le juge de première instance ne croyait pas les témoins des intimés [aux paragraphes 14 et 15]:

J'estime que la preuve ne corrobore pas la prétention des défendeurs selon laquelle le demandeur n'a pas obtenu le poste en raison du fait qu'il n'y en avait aucun à combler et que le COMMAR en avait été informé vers le 21 janvier 1991. La preuve démontre, au contraire, que la prolongation de la période d'affectation de l'adjoint administratif de l'époque est survenue seulement après qu'il soit devenu apparent que les défendeurs ne voulaient pas envoyer le lieutenant Liebmann en raison de sa religion mais qu'ils s'inquiétaient des conséquences de la vérité si elle était connue. [. . .]

De plus, le fait que les défendeurs aient continué leur processus [. . .] [à l'égard d'un autre candidat], pour le poste et qu'ils l'aient informé aussi tard que le 4 février 1991 qu'il serait envoyé au Moyen-Orient, réfute leur prétention selon laquelle la décision de ne pas remplacer l'adjoint administratif de l'époque avait été prise pendant la troisième semaine de janvier 1991 [. . .] Même les trois personnes directement impliquées dans le processus de sélection pour le poste d'adjoint administratif ne disposaient d'aucun dossier de quelque nature que ce soit malgré l'intention déclarée du demandeur de déposer un grief.

La présente Cour doit condamner la conduite des intimés décrite par le juge de première instance.

[44]Il va sans dire que lorsque les intimés font face à une plainte de discrimination fondée sur l'article 15, la conduite qu'il convient d'adopter consiste à faire carrément face à la question et à déterminer d'une façon honnête si la mesure qui a été prise était discriminatoire et, si elle semblait l'être, à déterminer si sa justification peut se démontrer. Les plaidoiries, la preuve et les arguments doivent ensuite être examinés par rapport à ces questions.

Conclusion

[45]J'accueillerais la partie de l'appel qui se rapporte au processus par lequel les intimés ont examiné la candidature de l'appelant au poste d'AA. L'appelant a droit à un jugement déclaratoire portant que le refus de le choisir pour servir dans les FCMO en raison de sa religion était inconstitutionnel étant donné que cela portait atteinte au droit à l'égalité qui lui est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés. Je rejetterais les autres parties de l'appel.

[46]J'ordonnerais aux intimés de payer les dépens de l'appelant en première instance et en appel.

Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris à cet avis.

Le juge Evans, J.C.A.: Je souscris à cet avis.

1 Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, [1945] R.T. Can. no 7. Le chapitre VII, intitulé: «Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression», autorise le Conseil de sécurité à prendre des mesures à l'égard de l'«imposition de la paix». Il faut comparer cette disposition aux mesures de «maintien de la paix» qui sont prises en vertu du chapitre VI de la Charte, intitulé: «Règlement pacifique des différends».

2 Au par. 5.

3 Ibid., au par. 16.

4 Ibid., au par. 26.

5 Art. 1 et 15.

6 [1989] 1 R.C.S. 342.

7 Ibid., à la p. 353.

8 Ibid., aux p. 358 à 363.

9 [1989] 1 R.C.S. 1038.

10 Ibid., aux p. 1077 et 1078.

11 [1997] 3 R.C.S. 624.

12 L.R.C. (1985), ch. N-5.

13 [1999] 1 R.C.S. 497.

14 Ibid., au par. 81.

15 Ibid.

16 [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 197.

17 Supra, note 13, au par. 43.

18 Ibid., au par. 88.

19 La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 136.

     
   
Mise à jour : 20070412 Page facile à imprimer Avis Importants
   
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