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Sens et sensibilité de R. Murray Schafer

R. Murray Schafer, lauréat du Prix Walter-Carsen d’excellence en arts de la scène de 2005 (Photo: Kate Hutchinson)

Histoires d'artistes

C’est un témoignage éloquent en faveur d’une personne quand, pour mesurer celle-ci à des pairs, l’on doit se livrer à l’exercice de remonter aux siècles passés. Tel est pourtant le cas avec R. (Raymond) Murray Schafer, l’un des compositeurs canadiens contemporains les plus connus, que l’on a comparé à Richard Wagner, le légendaire compositeur allemand du XIXe siècle.

Ainsi que le faisait récemment remarquer le journaliste Colin Eatock du New York Times, Wagner a son Bayreuth, en Bavière, là même où, dans un théâtre spécialement construit à cet effet, est représentée, au cours de quatre soirées consécutives, sa tétralogie Der Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung). Pour son œuvre monumentale, Patria (« patrie » en latin), Schafer dispose, quant à lui, des quelque 60 000 acres de la forêt et de la réserve faunique d’Haliburton, en Ontario, un territoire qui appartient au protecteur de l’environnement Peter Schleifenbaum.

Ce cycle musicothéâtral de 12 œuvres — dont Schafer a amorcé la composition au milieu des années n1960, Patria (www.patria.org) « repousse les limites associées à la fois à la danse et au théâtre », et confirme que le compositeur est, pour reprendre les termes d’Eatock, « un visionnaire mystique qui appartient à une catégorie artistique à part, née de sa propre création ».

Alors que Wagner s’était concentré sur l’ancienne mythologie scandinave et germanique pour concevoir sa Tétralogie (dont l’écriture a aussi exigé des années de travail), Schafer a consacré les quatre dernières décennies à l’élaboration d’une vision multisensorielle qu’il appelle de « l’art éco ».

À Haliburton, un « Bayreuth sauvage » situé à la limite sud du parc Algonquin, à 320 km au nord-est de Toronto, les productions du compositeur reposent sur « Dieu, à titre de coscénographe et concepteur des éclairages », comme l’a déjà écrit le critique Robert Everett-Green, du Globe and Mail.

L’épilogue de And Wolf Shall Inherit the Moon, qui dure huit jours, est présenté dans la forêt chaque mois d’août depuis 1988. Schafer y démontre sa conscience écologique en faisant coïncider les scènes avec les mouvements prévisibles de la nature, du hurlement des loups à la nuit tombée jusqu’à l’apparition d’une lune pleine dans le ciel (en autant que la nuit soit belle et que le ciel soit dégagé). « Quand on me demande si j’ai fait en sorte que la lune se lève (à un moment précis), je réponds : “Oui, bien sûr!” » explique Schafer.

Bien que la plupart des différentes parties de Patria soient présentées en plein air, même celles prévues à l’intérieur ne sont pas produites dans des théâtres classiques. RA, le sixième épisode — adapté d’un mythe de l’Égypte ancienne sur la mort et la résurrection du dieu solaire —, se déroulait dans 36 différents lieux intérieurs et extérieurs du Ontario Science Centre à Toronto. Les spectateurs se déplaçaient d’une scène à l’autre pendant le spectacle, lequel commençait à 19 h pour se terminer onze heures plus tard. La pièce Patria 4, Le théâtre noir de Hermes Trismegistos, qui explorait le thème de l’alchimie et qui fut présentée à la gare Union de Toronto, commençait à minuit après la fermeture de la gare à la circulation des trains.

Lauréat du premier Prix Jules-Léger de la nouvelle musique de chambre, décerné en 1988 par le Conseil des Arts du Canada pour son Quatuor no 2 (Waves), et également premier lauréat du prestigieux prix triennal Glenn-Gould pour la musique et sa transmission en 1987, Schafer se consacre actuellement à la composition de Patria 7, la dernière partie du cycle de 12 œuvres.

Inspirée du mythe crétois du Minotaure, Asterion recréera le labyrinthe de la « créature astrale », monstre à tête de taureau. Ce spectacle extérieur de plusieurs heures représentera une aventure unique pour le public. « Ce sera une expérience à vivre individuellement, promet le compositeur. Chacun pénétrera seul dans le labyrinthe et y rencontrera des personnages au détour de ses couloirs obscurs. »

La durée de ce parcours à travers un dédale spécialement conçu pour l’occasion prendra normalement « une bonne demi-journée », mais est susceptible de varier. « À certains endroits, le spectateur pourra s’attarder un peu, précise Schafer. Mais s’il se perd, cela lui prendra plus de temps. »

Un défi, certes, mais pas le premier pour un homme dont la voix est synonyme d’une nouvelle approche révolutionnaire pour préserver la pureté de notre environnement sonore.

Né à Sarnia, en Ontario, le 18 juillet 1933, Schafer entreprend la création du World Soundscape Project en 1969 tout en enseignant les communications à l’Université Simon Fraser, à Burnaby, en Colombie-Britannique. Ses efforts aboutiront à la mise sur pied du Forum mondial pour l’écologie sonore — un organisme international voué à la conception de meilleurs « paysages sonores », ou environnements acoustiques, dans lesquels les gens peuvent vivre avec une pollution sonore réduite.

Les nombreux travaux artistiques de Schafer reflètent cet objectif. « Je n’ai jamais utilisé d’amplificateur dans mes œuvres », de se targuer le compositeur, qui s’appuie sur les sons naturels et acoustiques, une pratique qu’il prône dans son livre encensé unanimement par la critique, The Tuning of the World, écrit en 1977.

Traduit en douze langues et considéré comme la bible de l’écologie acoustique, ce traité consigne ses recherches sur les aspects sociaux, scientifiques et artistiques du son. Il y introduit de nouveaux termes, comme les néologismes « soundscape » (paysage sonore) et « schizophonia » (la fission ou la dislocation d’un son de sa source originale, qui se manifeste sous des formes variées, notamment rendues au moyen d’une enceinte, du téléphone ou de la radio).

« La multiplication effrénée des sons par la technologie est l’un des dangers qui guette notre société et qui affecte la qualité de ce que nous entendons », affirme Schafer.

Outre son travail universitaire et artistique visant à sensibiliser notre ouïe à la pureté du son, Schafer se plaît également à éveiller nos autres sens. Ainsi, le spectacle RA, qui se déroule du coucher au lever du soleil, présente une cérémonie où les spectateurs, entraînés en « enfer », dépendent des effluves du parfum porté par les dieux rencontrés dans le noir, alors que la visibilité est réduite.
 
Dans l’intervalle, The Spirit Garden (Patria 10) célèbre le cycle des semences et des moissons, et se concentre sur le toucher et le goût dans une œuvre dont la mise en scène s’étend sur deux saisons différentes. Au printemps, chaque membre du public reçoit une semence qu’il doit planter dans un jardin entretenu par des bénévoles.

Quand vient l’automne, vers le temps de l’Halloween, chacun revient pour brûler rituellement les vestiges du jardin et participer à un banquet cérémonial où les produits récoltés sont consommés.

« Les spectateurs ont entrepris en quelque sorte de faire pousser leur propre nourriture », dit Schafer, qui fait lui-même pousser des légumes et des fines herbes avec sa femme et collaboratrice artistique, la mezzo-soprano Eleanor James, à leur ferme sur la rivière Indian, près de Peterborough, en Ontario.

Schafer dirige un nouveau groupe de gens dans la mise sur pied d’une expérience multisensorielle. Il enseigne actuellement à l’Université Concordia, à Montréal, où il donne un cours taillé sur mesure pour les étudiants en musique, en théâtre, en danse et en arts visuels.

Intitulé Le théâtre des sens et offert seulement au trimestre d’automne 2005, ce cours amènera les étudiants à créer un spectacle qui sera monté à la fin du trimestre, en décembre, « où, pour divertir, ils utiliseront les sens du toucher, du goût, de l’odorat, en plus de la vue et de l’ouïe. »

Le regretté grand violoniste Yehudi Menuhin, qui lui remit le Prix Glenn-Gould — prix que Lord Menuhin remportera lui-même trois années plus tard —, fit l’éloge suivant de R. Murray Schafer en saluant « une imagination et une intelligence hautement originales et d’une grande puissance dynamique, dont les multiples expressions personnelles et les aspirations sont en accord total avec les besoins urgents et les rêves de l’humanité d’aujourd’hui ». En 2005, R. Murray Schafer remporte le prestigieux Prix Walter-Carsen, doté d’une bourse de 30 000 $.