Le cauchemar climatisé

À la morgue de Montréal, on ne sait plus où mettre les cadavres. La vague de chaleur enregistrée en juillet aurait créé, selon le coroner Jean Brochu, une situation sans précédent. Cinquante-trois morts dans la métropole, 89 pour l’ensemble du Québec, dues non pas à une ni même à deux, mais bien à quatre canicules coup sur coup. Du jamais vu. Les victimes sont des personnes seules, âgées, aux prises avec une maladie ou autre, sans accès à la climatisation. On est loin évidemment des centaines de milliers de morts survenues en Europe à l’été 2003, mais comment s’en consoler alors qu’on se liquéfie sous des températures frôlant (avec l’humidex) les 40 degrés ?

J’écris d’ailleurs ces lignes sous un gros ventilateur, un petit linge mouillé drapé sur le cou. Va-t-il falloir que je cède à mon tour, que j’enjambe une fois pour toutes mon aversion pour la réfrigération à gogo, en me pliant à ce que Henry Miller appelait le Air-Conditioned Nightmare, le cauchemar climatisé de l’Amérique ? Le titre du récit de Miller ne ciblait pas en priorité la climatisation, plutôt la vie « ennuyante et monotone » qui sévissait dans la plupart des États américains en 1940. Mais il est difficile de trouver symbole plus fort de la « petite vie » nord-américaine, dull et ronronnante à souhait, que ces grosses caisses en plastique beige qui de plus en plus polluent le regard, les oreilles et l’environnement.

Quel objet tiré de nos vies modernes incarne mieux, d’ailleurs, « le confort et l’indifférence » que ces engins du diable qui font un pied de nez aux voisins et un bras d’honneur à l’environnement ?

En 2009, aux États-Unis, près de 90 % des habitations étaient climatisées. Alors imaginez un peu aujourd’hui ! Nos voisins utilisent autant d’électricité pour refroidir leurs maisons que toute l’Afrique pour l’ensemble de ses besoins électriques. Les pays en développement sont de moins en moins en reste, cela dit. En Chine, la climatisation a triplé entre 1997 et 2007. L’expansion faramineuse des classes moyennes en Asie du Sud-Est et ailleurs au tiers monde passe automatiquement par une demande accrue en air conditionné. Longtemps considéré comme le luxe suprême, une « dépendance comparable à celle du crack dans les pays riches », dit un anthropologue anglais, la climatisation représente pour les pays les plus pauvres, qui sont aussi les plus chauds, non seulement un réel besoin, mais une preuve de réussite.

Tenez, à Dubai dans les Émirats arabes, un hôtel se vante d’offrir, grâce à un système élaboré de tuyauterie enfouie sous terre, « la seule plage climatisée au monde ». On n’arrête pas le progrès, encore moins l’air réfrigéré aux hydrofluorocarbures (HFC). Un rapport de l’Université Berkley prévoit l’installation de 700 millions climatiseurs d’ici 2030 et 1,6 milliards d’ici 2050, principalement dans les pays en voie de développement. « En termes de consommation d’électricité, c’est l’équivalent d’ajouter plusieurs nouveaux pays sur la planète », dit-on.

Avec les conséquences environnementales que l’on sait, bien entendu.

Non seulement une consommation accrue d’électricité représente des milliards de tonnes de plus de CO₂, le principal gaz à effet de serre, mais les climatiseurs, ces grosses ventouses à hauts décibels, rejettent directement la chaleur dans l’air ambiant. Résultat ? Plutôt que de refroidir les villes qui ont désespérément besoin de fraîcheur, leur utilisation contribue à les chauffer davantage. Le produit réfrigérant, finalement, le HFC, est un gaz à effet de serre « des milliers de fois plus toxique que le dioxyde de carbone ».

Bref, le cercle est parfaitement vicieux. On a besoin de plus en plus de climatisation parce qu’il fait de plus en plus chaud. Et il fait de plus en plus chaud, du moins, en partie, parce que de plus en plus de gens exigent la « clim ». Que faire ? Haïr les voisins qui ont la témérité de s’emmurer dans une bulle de froid, sans égard aux autres ou à l’environnement, n’étant tout compte fait pas très utile, il est temps que les gouvernements s’en mêlent. Avec des règles et une supervision plus strictes, il serait possible de remplacer l’hydrofluorocarbure par un gaz moins toxique, par exemple, ainsi que d’exiger de vraies mesures d’efficacité énergétique et proscrire certains modèles totalement désuets.

Il n’est pas dit que les relations entre voisins se porteront mieux, mais l’environnement, lui, assurément.

39 commentaires
  • Michel Lessard - Abonné 25 juillet 2018 03 h 29

    Le cauchemar climatisé

    Il y a plus de 15 ans, ma compagne et moi avons fait installer un système géothermique de chauffage et de refroidissement de la maison. De plus en plus de maisonnées donnent dans ce procédé écologique de création d'un micro-climat intérieur. Il nous en a alors coûté 18,000.00 dollars à l'époque. Un puits de 300 pieds de profondeur a été creusé sur notre terrain de la falaise de Lévis, face àQuébec, et on y a inséré un tuyau en plastique de 3 pouces portant un caloporteur. C'est donc la température du sol constante à 55 degrés qui l'hiver nous réchauffe et qui l'été nous refroidit. Aucun bruit, aucune émanation, la perfection! Tout ce que nous avons à débourser pour le chaffage tient à la différence entre 55 et 70 degrés, la température régulière à l'intérieur. Avec les économies d'énergie, il y a belle lurette que le système s'est payé de lui-même. Si Dieu nous prête vie, nous voudrions bientôt faire installer des panneaux solaires sur le toit et devenir totalement indépendant sdans nos besoins énergétiques. Ce système peut servir dans tous les types de constructions habitées, il peut utiliser la température de l'eau d'un lac qui ne gèle qu'en surface et sans doute que la plage de Dubai refroiditepour le confort des amateurs amateurs de sable utilise cette technique.

    • Jean-Yves Arès - Abonné 26 juillet 2018 17 h 06

      Bravo si vous êtes satisfait de votre géothermie! Mais l'installation de panneaux solaire, là ou Hydro est accessible, détériore substantiellement le bilan de gaz a effet de serre (GES) de l'électricité consommé.

      La comparaison des GES émis par kilowatt photovoltaïque est 3 fois plus élevé que le kilowatt produit par Hydro, selon l'analyse du cycle de vie fait le CIRAIG.

      L'indicateur de toxicité humaine lui est 32 fois plus élevé !

      On a le très grand privilège ici au Québec d'avoir la source d'électricité a peu près la propre au monde (avec la Norvège). Inutile donc de chercher a réparer quelque chose qui est, pour ainsi dire, parfait.

      Page 71 et 80 ici,
      http://www.hydroquebec.com/data/developpement-dura

  • Pierre Samuel - Abonné 25 juillet 2018 06 h 45

    Une goutte d'eau ...

    Si encore il n'y avait que la " clim ", comme vous dites... mais, comment peut-on, d'autre part, conscientiser la " petite famille nucléaire ", jamais assouvie dans son besoin de surconsommation à outrance, à quatre autos par famille, de quitter la ville au plus " sacrant " afin de s'établir en banlieue de plus en plus éloignée, quitte à s'asphyxier quatre heures par jour dans le trafic qui n'en est plus un par définition ?

    Immense hypocrisie sociale, alors que l'on stigmatise les fumeurs (... moi, qui suis pourtant non fumeur et ne l'ai jamais été ), alors que le système même dans lequel on vit ne pourrait subsister sans polluer outrageusement ...

    Objectif de diminution des gaz à effet de serre, nous claironne-t-on... Farce monumentale ! On " n'est dedans " jusqu'au cou, qu'on le veuille ou non, jusqu'à l'extinction finale !

    • Pierre Robineault - Abonné 25 juillet 2018 10 h 25

      Vous êtes toujours et à chaque fois que j'ai l'honneur de vous lire, pertinent et généreux dans votre contribution.

    • Christian Roy - Abonné 25 juillet 2018 17 h 11

      M. Samuel, ne soyez pas découragé. Le prochain gouvernement québécois va redresser le gouvernail. (Je blague !)

    • Pierre Samuel - Abonné 25 juillet 2018 17 h 35

      @ M. Robineault :

      Je vous remercie beaucoup. Je n'en demandais pas tant...

      Salutations cordiales !

  • Benoît Laplante - Abonné 25 juillet 2018 06 h 55

    Les gens meurent. Pourquoi tergiverser?

    On ne meurt pas de froid à Montréal parce qu'on chauffe. Sauf erreur, la loi impose l'installation d'appareils de chauffage dans les immeubles résidentiels et impose aux propriétaires qui contrôlent le chauffage des logements locatifs de les chauffer correctement. Apparemment, lorsqu'on a adopté ces mesures, la vie des gens et la santé publique étaient des préoccupations plus importantes que l'environnement. À lire ce qu'on lit ces jours-ci sur la climatisation, on dirait que les personnes qui meurent littéralement de chaleur sont moins importantes que la lutte contre le réchauffement de la planète. Ma morale est celle d'un vieux social-démocrate: la priorité absolue est la préservation de la vie humaine. Aujourd'hui, cela veut dire légiférer pour imposer la climatisation comme autrefois on l'a fait pour imposer le chauffage. Qu’on le fasse en imposant des appareils efficaces et silencieux, bien sûr. Qu’on améliore le code du bâtiment pour tenir compte du fait que maintenant, à Montréal, on doit construire les immeubles en pensant aussi bien à la grande chaleur qu’au grand froid, bien sûr. Mais qu’on agisse, ça urge : les gens meurent.

    • Christian Roy - Abonné 25 juillet 2018 17 h 26

      M. Laplante, je crois que l'auteure de cette chronique veut mettre l'accent sur notre incohérence et notre myopie collectives au sujet de l'écosystème. "Bref, le cercle est parfaitement vicieux. On a besoin de plus en plus de climatisation parce qu’il fait de plus en plus chaud. Et il fait de plus en plus chaud, du moins, en partie, parce que de plus en plus de gens exigent la « clim ». "
      Des gens meurent aujourd'hui... et tout pointe mondialement vers un taux de mortalité encore supérieur, conséquences des dérèglements climatiques. De la " clim" mur-à-mur s'il faut sauver des vies... oui, mais une clim écoresponsable.
      Ne vous découragez pas. Notre prochain gouvernement québécois mettra ça en priorité. (Je blague !)

  • Gilles Bousquet - Abonné 25 juillet 2018 07 h 53

    Le secret, au nQuébec, est dans les habits

    Pour se climatiser, faut s'habiller légèrement, en pâle, l'été et chaudement, en foncé, l'hiver et, entre les deux au printemps et à l'automne, deux jolies saisons douces à nos corps et à nos âmes..

    • Jean Richard - Abonné 25 juillet 2018 11 h 32

      La veste et la cravate portées en plein été font partie de ce qu'on pourrait appeler l'insouciance environnementale ou encore, le refus de l'adaptation à l'environnement.

      Porter la veste et la cravate sur la rue à 30 °C, c'est un exemple d'insouciance et d'inadaptation. Et les porter dans un édifice à bureau fait partie des raisons pour lesquelles on surclimatise ces lieux de travail, souvent au détriment de la santé des gens.

  • Daniel Morel - Inscrit 25 juillet 2018 08 h 01

    Air climatisé

    Bonjour Mme Pelletier,
    Votre opinion sur le sujet semble plutôt péjoratif,mais quand le gouvernement du Québec donne des subventions (RénoVert),
    Pour des thermopompes énergiestar et que les gens s’en servent
    aussi pour chauffer l’hiver par soucis d’économies , que dites vous à ces personnes?
    Bien sûr,ce n’est sûrement pas la majorité,mais quand même...
    Le nombre de véhicules qui circulent sur nos routes,l’élevage de masse pour nourrir une population qui ne cesse de grandir est probablement une plus grande cause du réchauffement planétaire...

    Bonne journée