Projet de loi S-5 : Loi modifiant la Loi sur les juges

Projet de loi S-5 : Loi modifiant la Loi sur les juges

Déposé au Sénat le 21 juin 2021

Note explicative

L’article 4.2 de la Loi sur le ministère de la Justice exige que le ministre de la Justice prépare un « Énoncé concernant la Charte » pour chaque projet de loi du gouvernement afin d’éclairer le débat public et parlementaire au sujet d’un projet de loi du gouvernement. L’une des plus importantes responsabilités du ministre de la Justice est d’examiner le projet de loi afin d’évaluer s’il est incompatible avec la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte »). Par le dépôt d’un Énoncé concernant la Charte, le ministre partage plusieurs des considérations principales ayant informé l’examen visant à vérifier si un projet de loi est incompatible avec la Charte. L’Énoncé recense les droits et libertés garantis par la Charte susceptibles d’être touchés par un projet de loi et il explique brièvement la nature de ces répercussions, eu égard aux mesures proposées.

Un Énoncé concernant la Charte présente également les raisons pouvant justifier les restrictions qu’un projet de loi pourrait imposer aux droits et libertés garantis par la Charte. L’article premier de la Charte prévoit que ces droits et libertés peuvent être assujettis à des limites raisonnables, pourvu qu’elles soient prescrites par une règle de droit et que leurs justifications puissent se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cela signifie que le Parlement peut adopter des lois qui limitent les droits et libertés garantis par la Charte. Il n’y aura violation de la Charte que si la justification de ces limites ne peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Un Énoncé concernant la Charte vise à fournir des informations juridiques au public et au Parlement se rapportant aux effets possibles d’un projet de loi sur les droits et libertés dans la mesure où ces effets ne sont ni négligeables ni trop théoriques. Il ne s’agit pas d’un exposé détaillé de toutes les considérations liées à la Charte envisageables. D’autres considérations constitutionnelles pourraient également être soulevées pendant l’examen parlementaire et la modification d’un projet de loi. Un Énoncé ne constitue pas un avis juridique sur la constitutionnalité d’un projet de loi.

Considérations relatives à la Charte

Le ministre de la Justice a examiné le projet de loi S-5, Loi modifiant la Loi sur les juges, afin d’évaluer s’il est incompatible avec la Charte, suite à l’obligation que lui impose l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice. Cet examen comprenait la prise en considération des objectifs et des caractéristiques du projet de loi.

Voici une analyse non exhaustive des façons par lesquelles le projet de loi S-5 est susceptible de toucher les droits et libertés garantis par la Charte. Elle est présentée en vue d’aider à éclairer le débat public et parlementaire relativement au projet de loi.

Aperçu des dispositions pertinentes de la Loi modifiant la Loi sur les juges

Le projet de loi S-5 réformera en profondeur les processus par lesquels la conduite des juges est examinée et sanctionnée. Les réformes proposées à la Loi sur les juges visent à renforcer la capacité du Conseil canadien de la magistrature à répondre efficacement à toutes les allégations d’inconduite judiciaire à l’encontre de juges de nomination fédérale, et pas seulement aux cas très graves susceptibles de justifier la révocation. Les mesures proposées visent à promouvoir l’équité procédurale dans le cadre d’un processus d’examen de la conduite des juges indépendant et efficace, conçu pour réduire les délais et limiter les coûts. Le projet de loi instaurerait également de nouveaux mécanismes pour régir le financement public des frais de procédure, y compris les frais juridiques des juges, et ajusterait les règles d’accumulation des pensions pour les juges susceptibles d’être démis de leurs fonctions.

Réformes de la Loi sur les juges concernant les processus d’audience du Conseil canadien de la magistrature

Le projet de loi S-5 modifierait les processus de surveillance de la conduite des juges. Un certain nombre de réformes procédurales seraient mises en place pour inclure des non-juristes dans les étapes initiales du processus d’examen de la conduite des juges; officialiser de nouvelles règles de procédure pour guider les processus d’examen mis à jour; et créer de nouveaux droits de nouvelle audition et d’appel prévu par la loi pour les juges. Des comités d’examen dotés d’une expertise diversifiée seraient habilités à imposer une série de sanctions pour les inconduites judiciaires ne justifiant pas la révocation. Les nouveaux pouvoirs comprendraient le pouvoir d’ordonner des excuses publiques ou privées et d’autres mesures particulières, y compris une séance de counseling ou de formation continue. Les juges pourraient demander une nouvelle audition par un nouveau comité d’examen composé de différents décideurs. Lorsque la conduite d’un juge pourrait être suffisamment grave pour justifier sa révocation, un comité d’audience publique plus important évaluerait la question et remettrait un rapport au ministre de la Justice. Un nouveau droit d’appel de la décision d’un comité d’audience publique serait créé. Ce droit pourrait être exercé devant des comités d’appel composés de cinq juges. La décision d’un comité d’appel pourrait être portée en appel devant la Cour suprême du Canada avec l’autorisation de celle-ci. En outre, de nouveaux mécanismes régissant l’affectation de fonds publics pour le processus d’examen de la conduite des juges seraient créés.

Le droit à un tribunal indépendant et impartial (alinéa 11d))

L’alinéa 11d) de la Charte prévoit que tout inculpé a le droit d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial. Cela fait partie du principe constitutionnel non écrit de l’indépendance judiciaire. Le droit à un tribunal indépendant et impartial exige que les tribunaux soient libres de prendre des décisions sans interférence, y compris l’interférence des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement. L’inamovibilité, l’une des composantes essentielles de l’indépendance judiciaire, garantit au juge menacé de révocation le droit à une audience au cours de laquelle il a la possibilité d’être entendu et de présenter des éléments de preuve. En proposant des changements dans l’examen et la sanction des inconduites judiciaires et de nouveaux mécanismes pour l’affectation des fonds publics, les modifications proposées à la Loi sur les juges sont susceptibles de mettre en jeu les droits liés à l’inamovibilité protégés par l’alinéa 11d).

Les considérations suivantes appuient la cohérence des changements proposés aux procédures disciplinaires de la magistrature avec l’alinéa 11d) de la Charte. Un régime approprié pour l’examen de la conduite des juges est essentiel au maintien de la confiance du public dans la magistrature, une condition préalable essentielle à l’indépendance judiciaire. Le projet de loi ne modifierait que les aspects procéduraux du processus d’examen. Les nouveaux processus continueraient à donner aux juges l’entière possibilité d’être entendus dans le cadre d’un processus décisionnel équitable et impartial, mené de manière indépendante par des membres de la magistrature. Un certain nombre de garanties d’équité procédurale sont proposées, notamment le pouvoir discrétionnaire du Conseil canadien de la magistrature à l’égard de l’examen préliminaire des plaintes, et de multiples possibilités de nouvelles auditions et d’appel pour donner aux juges l’entière possibilité de présenter leur position devant un comité d’examen indépendant. Pour toute question dont la gravité est telle qu’elle pourrait justifier la révocation, les nouvelles procédures permettraient de prendre des décisions en toute connaissance de cause, sur la base d’un dossier complet qui ne serait pas entaché par des allégations non résolues de manquement à l’équité procédurale.

En ce qui concerne les changements proposés ayant une incidence sur le financement des processus, l’accès des juges au financement sera déterminé par de nouvelles lignes directrices qui devront être émises par le commissaire à la magistrature fédérale, qui est indépendant du gouvernement. Le commissaire peut adopter les lignes directrices ou les directives du Conseil du Trésor et doit expliquer publiquement toute différence entre le financement offert aux autres selon les lignes directrices ou les directives du Conseil du Trésor et celui offert aux juges selon ses propres lignes directrices. Cela garantira que le financement du processus soit raisonnable et conforme à des normes publiques équitables, objectives et largement applicables. La Loi sur les juges prévoirait aussi expressément le remboursement des honoraires des avocats représentant les juges qui font l’objet d’une plainte à toutes les étapes du processus réformé, sous réserve de toute réglementation ou directive prépondérante. Le commissaire à la magistrature fédérale affectera de manière indépendante les fonds conformément à ces normes accessibles au public. Un processus d’examen périodique et indépendant sera établi pour superviser le paiement des coûts du processus, ce qui constituera une autre garantie importante.

Liberté d’expression (alinéa 2b) de la Charte)

L’alinéa 2b) de la Charte protège la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris le principe de la publicité des débats judiciaires. En vertu de ce principe, il existe une présomption selon laquelle les procédures des cours et des tribunaux sont ouvertes au public aussi bien qu’aux médias. Les modifications proposées aux procédures relatives à la conduite des juges peuvent mettre en jeu le principe de la publicité des débats judiciaires en vertu de l’alinéa 2b) en raison de la possibilité d’audiences privées et d’interdictions de publication. En outre, certaines sanctions potentielles, telles que l’ordre donné à un juge de présenter des excuses publiques ou privées, peuvent mettre en jeu la liberté d’expression des juges.

Les considérations suivantes appuient la cohérence des réformes proposées au processus de surveillance de la conduite des juges avec l’alinéa 2b) de la Charte. Toutes les procédures du comité d’audience – réduite, complète et appel – seraient publiques par défaut. Le comité d’audience conserverait le pouvoir discrétionnaire de tenir une audience à huis clos ou d’émettre une interdiction de publication s’il juge que cela est dans l’intérêt du public. Le Conseil canadien de la magistrature publiera les rapports du comité d’audience d’une manière compatible avec la nature publique de la procédure. Le pouvoir discrétionnaire des comités à l’égard des audiences privées et des cas pouvant justifier une interdiction de publication, qui doit être exercé conformément à la Charte, permet de trouver un juste équilibre entre la transparence et toute autre considération concurrente au cas par cas. Le pouvoir discrétionnaire des comités d’examen d’ordonner à un juge de présenter des excuses publiques ou privées doit également être exercé conformément à la Charte. Pour ce faire, les comités d’examen devront accorder un poids approprié aux objectifs prévus par la Loi sur les juges et à la liberté d’expression des juges dans le contexte particulier de chaque cas.

Réformes de la Loi sur les juges ayant des répercussions financières pour les juges à titre individuel

Le droit à un tribunal indépendant et impartial (alinéa 11d))

En plus de protéger l’inamovibilité, le droit à un tribunal indépendant et impartial exige également que les juges soient libres de prendre des décisions sans que leur sécurité financière soit compromise. Les mesures qui suspendent le décompte des années d’exercice des fonctions d’un juge aux fins du calcul de son droit à une pension sont susceptibles de porter atteinte à l’alinéa 11d). En effet, ces propositions peuvent avoir une incidence sur la disponibilité des avantages financiers pour les juges lorsqu’ils prennent leur retraite ou que leur charge est révoquée.

Les considérations suivantes appuient la cohérence des modifications aux règles d’accumulation des pensions avec le principe de l’indépendance judiciaire que protège l’alinéa 11d) de la Charte. Les modifications proposées sont fondées sur les recommandations formulées par la Commission d’examen de la rémunération des juges. La Commission d’examen de la rémunération des juges est un organisme indépendant et objectif qui examine toutes les questions susceptibles d’avoir une incidence sur la rémunération et les avantages des juges de nomination fédérale afin de les protéger contre toute atteinte à leur sécurité financière. Les juges dont le calcul de la pension est suspendu continueraient à recevoir des augmentations de salaire et ne seraient pas tenus de cotiser à leur pension pendant cette période. Si la recommandation de révocation d’un juge est rejetée, le décompte des années de fonction du juge reprendrait comme s’il n’avait jamais été interrompu. Les modifications préserveraient ainsi la sécurité financière des juges et l’indépendance du pouvoir judiciaire.