La survie du droit préconfédéral : le cas des dispositions relatives à l'interprétation et à l'application des lois du Code civil du Bas-Canada

Pierre-André Côté*

TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

Il s'agit ici de déterminer dans quelle mesure certaines règles du Code civil du Bas-Canada, que par commodité nous désignerons sous le vocable de « règles d'interprétation », constituent des règles qui, dans l'ordre juridique fédéral, ont survécu en vertu de l'article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 et y étaient par conséquent toujours susceptibles d'application au lendemain de la Confédération. Pour les raisons qui seront exposées en conclusion, le présent rapport ne se prononce pas sur le devenir postconfédéral de toutes et chacune des règles d'interprétation, mais il indique des pistes pour déterminer lesquelles sont encore applicables aujourd'hui et dans quelle mesure elles le sont.

Les règles qui font l'objet de la présente étude se divisent en deux catégories fort distinctes. La première regroupe toutes les règles de portée générale énoncées au Titre préliminaire du Code ( art. 1 à 17 ) sous la rubrique « De la promulgation, de la distribution, de l'effet, de l'application, de l'interprétation et de l'exécution des lois en général ». À ces règles générales, on opposera les règles d'interprétation inscrites ailleurs dans le Code et se rapportant essentiellement à l'interprétation ou à l'application de celui-ci. Il s'agit notamment des articles 396 et 397 concernant le sens de certains mots et des dispositions finales du Code (art 2613 à 2615)[1].

Les règles d'interprétation présentent certains caractères particuliers qui conduisent à une analyse spécifique quant à l'effet, à leur égard, de l'article 129 L.C. 1867. En tant qu'elles sont généralement des règles non substantielles, elles échappent en tant que telles à une classification en fonction du partage des compétences législatives. La directive de l'article 12 du Code qui commande de rechercher l'intention du législateur lorsque la loi est obscure ne peut à l'évidence être rangée dans le domaine législatif fédéral ou provincial. Elle ne peut l'être que par référence au texte législatif auquel elle sera appliquée, car elle en constitue l'accessoire, le mode d'emploi. Chaque règle d'interprétation est ainsi susceptible de posséder deux aspects, l'un fédéral et l'autre québécois, selon qu'elle est applicable à des substantielles relevant de l'un ou l'autre des ordres législatifs.

Les règles d'interprétation sont également spécifiques en ce que, dans la mesure où elles sont édictées par voie législative[2], elles s'appliquent à la législation d'un organe législatif en particulier. Ainsi, les règles d'interprétation actuellement énoncées à la Loi d'interprétation du Québec ne sont pas applicables, en tant que règles de droit écrit, à l'interprétation d'une loi fédérale. Elles ont partie liée avec l'activité législative d'un organe législatif déterminé, le Parlement québécois.

Enfin, le caractère accessoire des règles d'interprétation a pour conséquence que, mêmes abrogées, elles peuvent demeurer applicables pour interpréter des textes toujours en vigueur qui ont été édictés avant l'abrogation. Comme l'interprétation exige qu'on se place à l'époque d'adoption pour établir le sens d'un texte, une directive d'interprétation qui était en vigueur à cette époque pourra rester applicable, quand bien même le texte qui l'énonce aurait été par la suite abrogé.

En ayant à l'esprit ces trois caractéristiques, on étudiera successivement la survie des règles générales inscrites au titre préliminaire du code (I) puis celle des règles d'interprétation spécifiques au code lui-même (II).

I. -LES RÈGLES DU TITRE PRÉLIMINAIRE DU CODE CIVIL DU BAS-CANADA

Les articles 1 à 17 du Code civil du Bas-Canada tel qu'édicté en 1866 regroupent des règles de nature fort diverse : règles relatives à l'entrée en vigueur des lois ( art. 1 et 2), à l'effet du désaveu d'une loi (art. 3), à la publication et à la distribution du texte des lois (art. 4 et 5), à la détermination du sens et de la portée des lois (art. 6 à 9 et 11 à 15), à la preuve des lois (art. 10), au mode de recouvrement des peines (art. 16) et au sens de certains mots utilisés dans le code ou dans les autres les lois de la Province du Canada (art. 17).

En proposant ce titre préliminaire, les codificateurs déclaraient vouloir suivre l'exemple du Code Napoléon où l'on trouve « quelques règles fondamentales relatives à la promulgation, aux effets et à l'application des lois en général; ces règles, réunies sous la dénomination de titre préliminaire, servent d'introduction au reste du Code »[3]. Si cette source d'inspiration est indéniable, il est tout aussi évident que le titre préliminaire présente également beaucoup d'analogies avec les lois d'interprétation passées dans les diverses colonies pour valoir comme cadre général présidant à l'interprétation et à l'application des lois. Cette influence est particulièrement évidente dans le cas des articles 1 à 5, 9 et 10, 12 et 15 à 17.

Qu'est-il advenu de ces dispositions, compte tenu du changement constitutionnel intervenu en 1867 ? À notre avis, elles ont cessé d'être en vigueur le premier juillet 1867. Cependant, les règles qui y sont exprimées ont pu demeurer applicables dans l'ordre juridique fédéral soit à titre de règles non écrites puisant leur autorité ailleurs que dans la loi, soit dans la mesure où ces règles déterminent le sens ou la portée de règles pré-confédérales de nature substantielle qui ont elles même survécu dans l'ordre juridique fédéral.

A. Les dispositions du titre préliminaire ne sont plus en vigueur dans l'ordre juridique fédéral

Deux événements nous conduisent à la conclusion que les dispositions des articles 1 à 17 C.c.B.-C. ne sont plus aujourd'hui en vigueur dans l'ordre juridique fédéral. Le premier, c'est l'entrée en vigueur, le premier juillet 1867, de la Loi constitutionnelle de 1867. Le second, c'est l'entrée en vigueur, le 21 décembre 1867, de l'Acte concernant les statuts du Canada[4].

Si les dispositions énoncées au titre préliminaire sont diverses quant à leur nature et à leurs sources, elles ont en commun de régir les lois d'un organe législatif déterminé, soit le Parlement provincial du Canada. L'article 2 traite de la promulgation des lois de cet organe législatif. L'article 9 ne vise que l'application à la Couronne des lois du Parlement provincial du Canada[5]. Or, cet organe législatif disparaît avec l'entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867. Les dispositions du titre préliminaire vont-elles subsister alors que le législateur dont elles précisent la volonté a disparu ? À cette question, la réponse nous paraît devoir être négative.

On ne doit pas oublier que l'on assiste en 1867 à une révolution au plan constitutionnel. Des organes législatifs disparaissent et de nouveaux apparaissent. L'article 129 L.C. 1867 vise certes à assurer la continuité du droit, mais cette disposition ne peut à l'évidence avoir pour effet de maintenir des dispositions dont la survie est incompatible avec le changement constitutionnel alors opéré. Les principes applicables en matière de successions d'États prévoient effectivement que la continuité du droit antérieur est exclue dans la mesure où les règles anciennes ne correspondent plus à la nouvelle situation constitutionnelle[6].

Constituant un cadre général pour l'interprétation et l'application des lois du Parlement provincial du Canada, le titre préliminaire n'a vraisemblablement pas survécu à la suppression de cet organe législatif et on peut penser qu'il a cessé d'avoir effet le premier juillet 1867. Le titre préliminaire ne pouvait pas, le premier juillet 1867, devenir le cadre général pour l'interprétation et l'application des lois du Parlement fédéral. Cela ne signifie pas, comme on le verra dans un instant, que les règles qui y sont énoncées ont été ipso facto exclues de l'ordre juridique, ni qu'elles sont devenues inapplicables à des textes législatifs antérieurement édictés par le Parlement provincial du Canada. Ce que nous disons est simplement que le titre préliminaire a cessé d'être en vigueur le premier juillet 1867.

Si cette conclusion n'était pas retenue et si l'on devait tenir que le titre préliminaire, à titre de loi en vigueur au moment de la Confédération, a été maintenu en vigueur en vertu de l'article 129 L.C. 1867 et pouvait, dans la mesure de la compétence législative du Parlement fédéral, être modifié ou abrogé par celui-ci, il faut s'interroger sur l'effet qu'a pu avoir l'entrée en vigueur, le 21 décembre 1867, de la première loi d'interprétation du Canada fédéral, l'Acte concernant les Statuts du Canada[7].

Cette loi, qui prend modèle sur les lois préconfédérales relatives à l'interprétation[8], vise, tout comme le titre préliminaire du Code, à établir un cadre général pour l'interprétation et l'application des lois. Ce cadre vaut, en principe, pour toutes les lois fédérales déjà adoptées et à venir[9]. Il comprend des dispositions sur la plupart des matières dont traite le titre préliminaire. À notre avis, l'édiction de cette loi d'interprétation est incompatible avec la survie des dispositions du titre préliminaire et des règles d'interprétation contenues dans les diverses lois d'interprétation en vigueur avant le premier juillet 1867. D'une part, il semble évident que la législation fédérale ne pouvait, quant à son interprétation, être régie par toutes et chacune des dispositions des lois préconfédérales portant sur cette matière dans chacune des colonies. D'autre part, pourquoi le titre préliminaire se serait-il imposé comme unique cadre pour l'exercice de la fonction législative fédérale, plutôt que, disons, la loi d'interprétation de la colonie de la Nouvelle-Écosse ?

Nous semble donc plus plausible la conclusion que, si le titre préliminaire avait survécu aux changements institutionnels associés à la Confédération, il a été rendu inopérant, comme cadre général pour l'interprétation et l'application des lois du Canada, par l'entrée en vigueur de la première loi d'interprétation fédérale[10]. Cette conclusion n'exclut cependant pas que les règles énoncées au titre préliminaire, ou, du moins certaines d'entre elles, soient restées applicables dans l'ordre législatif fédéral après 1867.

B. Les règles d'interprétation du titre préliminaire ont pu survivre dans l'ordre juridique fédéral

Deux motifs, de nature entièrement différente, peuvent conduire à la conclusion que les règles exprimées au titre préliminaires puissent être restées applicables dans l'ordre législatif fédéral malgré que le texte qui les exprime ait été abrogé. À titre de règles écrites, les règles du titre préliminaire s'appliqueraient à l'interprétation et à l'application de certaines lois préconfédérales, dont le Code civil du Bas-Canada. À titre de règles non écrites, certaines des règles énoncées au titre préliminaire ont survécu à l'abrogation du texte qui leur donnait une expression législative.

1. Applicabilité comme règles de droit écrit

Les règles relatives à l'interprétation et à l'application des lois ont un caractère accessoire : elles servent à établir le sens et la portée d'autres règles. Elles peuvent par conséquent cesser de valoir comme règles de portée générale d'application prospective tout en continuant à s'appliquer à certains textes antérieurs à leur abrogation dont elles forment pour ainsi dire le mode d'emploi.

Le principe général veut en effet que l'interprétation d'une loi soit faite en se plaçant à l'époque de son adoption; il faut donc en principe déterminer le sens et la portée d'un texte en se rapportant aux règles qui, à l'époque de son adoption, devaient présider à la détermination de sa signification et de sa portée. Ainsi, le sens et la portée du Code civil du Bas-Canada doivent-ils en principe être établis en tenant compte des règles d'interprétation qui lui étaient applicables au moment de son adoption, notamment des règles contenues au titre préliminaire[11].

On convient que certaines règles de nature substantielle énoncées au Code civil du Bas-Canada ont survécu au changement constitutionnel de 1867 et pouvaient, après le premier juillet 1867, être modifiées ou abrogées par le Parlement fédéral. À notre avis, le sens et la portée de ces règles de nature substantielle, en matière de mariage, de faillite ou de droit maritime, par exemple, doivent être établis en tenant compte en principe des dispositions du titre préliminaire. Ainsi, les définitions inscrites à l'article 17 seraient en principe applicables à ces dispositions du Code.

Le législateur fédéral possédant le pouvoir de modifier certaines règles de fond du code peut a fortiori en modifier les règles d'interprétation. À notre connaissance, cela n'a pas été fait, en tout cas pas dans une loi de portée générale. La première loi d'interprétation fédérale avait une application seulement prospective[12] et donc ne se substituait pas au titre préliminaire pour l'interprétation du Code. Quant aux versions subséquentes des lois d'interprétation fédérales, si elles ont été rendues applicables aux lois fédérales aussi bien antérieures que postérieures[13], à aucun moment leur application n'a-t-elle été étendue à des lois préconfédérales. Elles ont constamment visé uniquement les lois du Parlement fédéral, ce qui, à notre avis, exclut leur application aux textes adoptés par le Parlement provincial du Canada.

Abrogées comme dispositions générales de portée prospective, les dispositions du titre préliminaire se rapportant à l'interprétation et à l'application des lois peuvent donc survivre à titre d'accessoire des dispositions de fond du Code civil de 1866. Dans l'ordre juridique fédéral, leur application est tributaire de la survie de dispositions substantielles relevant de la compétence du Parlement fédéral. Dans la mesure où ces dispositions seront supprimées, les règles d'interprétation qui en constituent l'accessoire cesseront de s'appliquer. Il en ira de même dans l'hypothèse de la modification aux règles préconfédérales : l'interprétation des textes modifiés relèvera de la loi d'interprétation fédérale en vigueur au moment de la modification.

2. Applicabilité comme règles de droit non écrit

Les dispositions du titre préliminaire n'énoncent pas de nouvelles règles de droit; elles ont pour fonction soit de donner une expression législative à des règles puisant leur sources ailleurs que dans des textes de loi, soit de donner une nouvelle expression à des règles déjà édictées en forme de loi dans le droit statutaire alors en vigueur. À titre d'exemple, l'article 14 porte que les lois prohibitives emportent nullité même si celle-ci n'est pas prononcée. Ce texte n'est que l'expression d'une règle appartenant à la tradition du droit occidental, règle qui existait en droit romain et dont on voit des applications également dans le droit anglais[14]. La règle énoncée à l'article 16 relativement au mode de recouvrement des pénalités possède, quant à elle, un caractère entièrement statutaire : elle n'est pas que le reflet d'une disposition du droit statutaire préconfédéral[15].

La question qui se pose est la suivante : l'abrogation d'une disposition qui exprime une règle qui trouverait application même si elle n'était pas exprimée par voie législative emporte-t-elle la suppression de cette règle ou peut-on conclure que, supprimée comme règle de droit écrit, la règle continue de s'appliquer comme règle de droit non écrit ? La réponse est essentiellement affaire d'interprétation : l'abrogation doit-elle s'interpréter comme exprimant la volonté de supprimer la règle ou d'en supprimer seulement l'expression écrite ?

Il peut paraître inhabituel que la suppression d'un texte n'entraîne pas la suppression de la règle qu'il exprime, mais cela est tout à fait plausible, et un exemple tiré de l'expérience contemporaine le fera bien voir. En 1969, le Parlement fédéral a inscrit dans la Loi sur les langues officielles une directive d'interprétation développée par la jurisprudence pour résoudre les difficultés soulevées par l'interprétation des lois bilingues[16]. Cette directive recommande de rechercher la signification qui est commune aux deux versions et d'en tenir compte dans la détermination du sens de la disposition. Le Parlement avait ainsi donné une expression législative à une directive d'interprétation de source jurisprudentielle. En 1988, le Parlement a abrogé ce texte[17]. Que faut-il en déduire : que la directive a été supprimée ou que n'a été anéantie que son expression législative ? Tous conviendront, je crois, que la suppression de la disposition de la Loi sur les langues officielles ne peut s'interpréter autrement que comme une décision de ne plus donner une expression législative à une directive d'interprétation; celle-ci pourra cependant (c'est effectivement ce qui s'est produit en pratique[18]) continuer d'être applicable à titre de règle non écrite de source jurisprudentielle.

Quelles sont les conséquences de ce qui précède pour les règles énoncées au titre préliminaire ? Je crois que nous sommes conduits à établir parmi celles-ci une distinction entre celles que nous qualifierons de règles de nature purement statutaire et celles qui sont l'expression de règles de droit non écrit puisant leur source notamment dans la coutume, dans la doctrine, dans la jurisprudence ou dans les principes généraux du droit.

En se fondant sur les sources indiquées dans le rapport des codificateurs, nous estimons qu'appartiennent clairement à la catégorie des règles de droit purement statutaire celles qui sont énoncées aux articles 1 à 5 et 15 à 17[19]. Ne sont par contre que l'expression législative de règles de droit non écrit les dispositions des articles 6 à 8, 11, 13 et 14. Quant aux articles 9, 10 et 12, l'hésitation est permise et dépend de l'interprétation que l'on fera du droit antérieur. Quoi qu'il en soit, ces trois articles ont, de toute façon, été écartés comme règles générales d'interprétation par l'entrée en vigueur de la première loi d'interprétation canadienne le 21 décembre 1867, celle-ci contenant des dispositions portant sur la matière visée par chacun des articles en question[20]. On conclura donc que, si ces règles ont survécu dans l'ordre fédéral, elle ont survécu dans le cadre de la loi d'interprétation fédérale.

Dans la mesure où les articles 6 à 8, 11, 13 et 14 n'étaient que l'expression de règles de droit non écrit applicables dans le Bas-Canada à la veille de la Confédération, comment doit-on apprécier l'effet, à leur égard, de l'abrogation du titre préliminaire par l'entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867 ? Compte tenu des objectifs de continuité du droit énoncés à l'article 129 L.C. 1967, il nous semble que la thèse la plus vraisemblable est celle du maintien des règles énoncées à ces articles, à titre de règles de droit non écrit, malgré l'abrogation de l'expression législative que le Code civil du Bas-Canada leur avait donnée.

Notre conclusion est donc que, bien que les règles énoncées au titre préliminaire aient cessé d'avoir effet comme règles de droit écrit à effet prospectif dans l'ordre législatif fédéral, celles qui sont exprimées aux articles 6 à 8, 11, 13 et 14 ont pu garder leur force normative à titre d'éléments du droit non écrit ayant survécu dans l'ordre législatif fédéral en vertu de l'article 129 L.C. 1867.

Les règles d'interprétation regroupées dans le titre préliminaire ne sont pas les seules qu'énonce le Code civil du Bas-Canada. On en trouve également dans le dispositif même de la loi ainsi que dans ses dispositions finales. Ces règles de distinguent de celles du titre préliminaire en ce qu'elles ne possèdent pas une portée générale : elles visent spécifiquement le code ou certaines de ses dispositions.

II. - LES RÈGLES D'INTERPRÉTATION SPÉCIFIQUES AU CODE

On distinguera, parmi les règles d'interprétation spécifiques au Code, celles qui visent à définir certaines notions ou certains termes et les dispositions finales du Code.

A. Les définitions terminologiques ou notionnelles

Le Code civil du Bas-Canada contient de très nombreuses dispositions visant à définir soit des notions, soit, plus rarement, le sens de certains termes. Par exemple, les catégories de meuble et d'immeuble sont définies aux articles 375 et suivants du Code. Ces dispositions définissent des notions, tout comme le premier alinéa de l'article 1472, qui définit la notion de vente. Par contre, les articles 396 et 397 précisent le sens de certains termes tels « meuble meublant » ou « mobilier ».

Qu'elles définissent des notions ou des termes, les dispositions définitoires ont en commun certaines caractéristiques qui doivent être prises en compte pour une analyse de l'effet de l'article 129 L.C. 1867. Les définitions notionnelles ou terminologiques, contrairement aux règles ordinaires d'interprétation ou d'application des lois, ont un caractère substantiel et non pas simplement méthodologique. Elles n'ont pas pour fonction d'indiquer comment on doit procéder pour établir le sens ou la portée d'une loi : elles précisent directement le sens de certains éléments du droit substantiel. Elles établissent le sens de notions qui font partie des règles de fond ou encore déterminent le sens de termes utilisés dans l'expression de règles de fond.

Une définition, qu'elle soit notionnelle ou terminologique, n'est pas une règle de droit, en ce sens qu'en elle-même, elle ne commande, n'interdit ni n'autorise aucune conduite. Une définition doit plutôt être vue comme un « morceau de règle », c'est-à-dire que sa fonction consiste à préciser un élément d'une règle de droit, soit en précisant une notion utilisée dans la règle, soit en précisant le sens d'un terme utilisé dans l'expression d'une règle.

Tout comme les règles d'interprétation, les définitions possèdent donc un caractère accessoire : elles forment l'accessoire des règles auxquelles elles sont susceptibles de s'appliquer. Par exemple, l'article 1474 C.c.B.-C. commence par les mots « Lorsque des choses mobilières sont vendues au poids, au compte ou à la mesure...». Pour déterminer la portée de la règle énoncée à cette disposition, il faudra se référer à la notion de meuble précisée aux articles 375 et suivants et à la notion de vente définie à l'article 1472.

Une même définition est susceptible de s'appliquer à de multiples règles substantielles, dont certaines peuvent relever de la compétence législative du Parlement canadien et d'autres du Parlement québécois. L'analyse de l'impact de l'article 129 L.C. 1867 doit tenir compte de ce double aspect éventuel de chacune des définitions inscrites au Code civil du Bas-Canada. Une disposition définitoire du Code civil du Bas-Canada survivra donc dans l'ordre juridique fédéral, dans le cadre de l'article 129, dès qu'il faut faire appel à cette disposition pour déterminer le sens d'une disposition substantielle du Code relevant de l'ordre législatif fédéral.

B. Les dispositions finales du Code

Ces dispositions sont énoncées aux articles 2613 à 2615. L'article 2613 prévoit, d'une part, l'abrogation de certains éléments du droit antérieur à l'entrée en vigueur du Code et, d'autre part, énonce le principe de la non-rétroactivité du Code. L'article 2614 vise à sauvegarder l'effet de certaines règles de procédure jusqu'à l'entrée en vigueur du Code de procédure civile. L'article 2615 énonce une règle d'interprétation pour résoudre les difficultés suscitées par la divergence des versions française et anglaise du Code.

Le premier alinéa de l'article 2613 et l'article 2614 ne nous retiendrons pas longtemps, car ces dispositions avaient toutes deux produit leur effet avant le premier juillet 1867, si bien que l'application de l'art. 129 L.C. 1867 est exclue à leur égard.

Quant à l'effet abrogatif énoncé au premier alinéa de l'article 2613, il s'est produit le premier août 1866, jour de l'entrée en vigueur du Code civil du Bas-Canada. Les dispositions visées par l'abrogation n'étaient donc plus en vigueur le premier juillet 1867 et les règles qu'elles énonçaient n'ont pas pu être maintenues en vertu de cet article[21]. Quant à l'effet de l'article 2614, il était entièrement produit le 30 juin 1867, au moment de l'entrée en vigueur du Code de procédure civile. Seuls le second alinéa de l'article 2613 et l'article 2615 retiendront donc l'attention, dans la mesure où leur effet présentait un caractère durable susceptible de se poursuivre après le premier juillet 1867.

1. Le principe de la non-rétroactivité du Code

Le second alinéa de l'article 2613 précise la portée temporelle des règles du Code civil du Bas-Canada. Il y est essentiellement prévu que le nouveau droit ne doit pas recevoir une application rétroactive, ce qui, selon les conceptions de l'époque, signifiait non seulement que le nouveau droit ne devait pas s'appliquer à l'égard du temps écoulé avant son entrée en vigueur, mais aussi que le droit antérieur allait continuer de s'appliquer à l'avenir à l'égard de certaines « transactions, matières ou choses » antérieures à l'entrée en vigueur du Code, cela afin d'assurer la protection des droits acquis. En langage moderne, on dirait que 2613 prévoyait à la fois la non-rétroactivité du nouveau droit et la survie du droit antérieur pour certaines situations en cours.

La portée temporelle d'un texte en constitue une caractéristique permanente, en ce sens que le droit transitoire établit, entre une règle de droit et certains faits, une relation durable et non pas passagère ou transitoire, si bien que, contrairement à la disposition abrogative du premier alinéa, le principe d'interprétation de second alinéa de l'article 2613 présente théoriquement un intérêt durable. Plus on s'éloigne de la date de son adoption, cependant, plus l'intérêt pratique de cette disposition s'amoindrit.

Le principe de la non-rétroactivité de la loi constitue l'un de ces principes généraux du droit dont on a pu dire que « faisant partie de la dogmatique juridique, il serait aussi vain de les édicter que de les abroger » [22]. C'est pourquoi il nous semble que toute discussion de la portée du second alinéa de l'article 2613 eu égard à l'article 129 L.C. 1867 a quelque chose de surréaliste. Comme principe régissant la détermination de la portée de toutes les règles inscrites au Code, on doit à notre avis conclure que la non-rétroactivité constitue une caractéristique de toutes les règles substantielles du Code, y compris de celles que le Parlement fédéral a le pouvoir de modifier ou d'abroger en vertu de l'article 129 L.C. 1867.

2. Les divergences entre les versions linguistiques du Code

Les observations qui précèdent nous paraissent également applicables à la directive d'interprétation énoncée à l'article 2615 C.c.B.-C. Tout comme l'article 2613 énonce une directive déjà inscrite dans le droit commun de l'interprétation, l'article 2615 prévoit, en cas de divergence des textes français et anglais du Code, des solutions conformes à celles qui découlent normalement des principes d'interprétation lorsque les deux versions d'un texte ayant pareille autorité se trouvent en conflit. Si le but du texte est de reproduire le droit existant, le texte qui correspond au droit antérieur est a priori préférable. Si le but du texte est de réformer le droit, la version la plus conforme à l'intention réformatrice du texte devrait en principe prévaloir.

L'article 2615 postule que les deux versions du Code ont valeur égale. Ceci peut avoir une certaine importance pratique dans la mesure où ce présupposé vaut pour les règles de droit substantiel que le Parlement fédéral peut modifier ou abroger en vertu de l'article 129 L.C. 1867. Quelle que soit la politique suivie par le Parlement québécois en matière de bilinguisme législatif, l'égale autorité des versions française et anglaise est, me semble-t-il, la seule solution valable pour les règles substantielles du Code dont la modification ou l'abrogation relève de la compétence législative fédérale.

Pour le reste, les solutions prévues à l'article 2615 vaudraient même en l'absence de ce texte, en droit fédéral comme en droit québécois. La question de savoir si cette disposition est toujours en vigueur, ou si elle l'est aussi bien à l'égard du droit fédéral que du droit québécois, nous semble par conséquent dénuée d'intérêt théorique et de portée pratique.

CONCLUSION

Nous avons tenté, dans les pages qui précèdent, de vérifier dans quelle mesure les règles d'interprétation contenues au Code civil du Bas-Canada ont pu survivre à la rupture institutionnelle provoquée par l'entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867. Il conviendrait maintenant d'analyser le devenir « postconfédéral » de ces règles afin de déterminer si elles peuvent être toujours applicables dans l'ordre juridique fédéral et, si c'est le cas, ce qu'il y a lieu de faire à ce sujet. Avant de livrer nos réflexions à ce sujet, il y a lieu de résumer d'abord nos conclusions.

i) Sommaire des conclusions

  1. Les dispositions du titre préliminaire du Code civil du Bas-Canada ont été abrogées du fait de la suppression du Parlement provincial du Canada, le premier juillet 1867.

  2. Malgré cette abrogation, les dispositions du titre préliminaire ont continué de s'appliquer au Code civil du Bas-Canada de 1866 à titre de règles de droit écrit applicables, en 1866, à la détermination du sens et de la portée de ce texte.

  3. En outre, les règles énoncées aux articles 6 à 8,11, 13 et 14 ont pu continuer à s'appliquer comme règles générales dans l'ordre juridique fédéral à titre de règles non écrites du droit préconfédéral.

  4. Les dispositions définitoires du Code civil du Bas-Canada, de nature terminologique ou notionnelle, ont survécu, dans l'ordre juridique fédéral, dans la mesure nécessaire à la détermination du sens de règles substantielles du Code qui, après 1867, relevaient de la compétence législative du Parlement fédéral.

  5. La même conclusion s'impose également pour la règle de la non-rétroactivité énoncée à l'article 2613 et pour la directive d'interprétation exprimée à l'article 2615 : elles ont survécu dans la mesure nécessaire à la détermination du sens ou de la portée de dispositions de fond du Code relevant de l'ordre législatif fédéral.

ii) Le devenir postconfédéral des règles d'interprétation

Si ce bilan de l'effet de l'article 129 L.C. est valable pour l'état du droit fédéral au lendemain de l'entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867, il ne répond pas à la question de savoir si et dans quelle mesure les règles d'interprétation étudiées sont toujours aujourd'hui applicables dans l'ordre législatif fédéral et il ne permet pas de décider ce qu'il y aurait lieu de faire à leur sujet au plan de la législation fédérale.

La réponse à cette question suppose l'étude du droit post–confédéral aussi bien fédéral que québécois pour apprécier, pour chaque règle ou morceau de règle, l'éventualité de son abrogation, de son maintien ou de sa modification par l'un ou l'autre des ordres législatifs.

Cette étude pourrait être conduite selon la méthodologie exposée par le professeur Macdonald exigeant (1) que soit d'abord vérifié dans quelle mesure la règle n'aurait pas été, de manière explicite ou tacite, modifiée ou supprimée par le législateur fédéral, ou (2) par le législateur provincial avant (3) d'apprécier si les mesures prises par ce dernier sont constitutionnellement valides et (4) ont pu s'appliquer dans l'ordre fédéral à titre de mesure de simple « mise à jour » du ius commune, (5) le tout sous réserve des règles relatives à l'immunité de la Couronne fédérale, des immunités interétatiques et de la prépondérance des lois fédérales.

Complexe lorsque l'on a affaire à une ou quelques règles de droit substantiel, cette méthodologie nous semble absolument impraticable à l'égard des règles d'interprétation. Leur nombre (que l'on songe au nombre de dispositions définitoires du C.c.B.-C.) et l'étendue de leur domaine d'application rendent illusoire la prétention à une réponse un tant soit peu exacte à la question de leur devenir postconfédéral.

Pour les règles d'interprétation, une autre approche me semble préférable. Elle consiste à distinguer le cas des dispositions qui ont un caractère exclusivement accessoire par rapport à des dispositions du Code civil du Bas-Canada de celles qui ont valeur de règles générales relatives à l'interprétation et à l'application des lois.

Pour la très grande majorité des dispositions visées par le présent rapport, il nous semble qu'il serait prématuré de se livrer à une étude selon la méthodologie qui vient d'être esquissée. La plupart des dispositions qui ont un impact sur l'interprétation présentent, on l'a vu, un caractère accessoire : elles n'ont d'effet que dans la mesure où il faut établir le sens ou la portée de dispositions préconfédérales du C.c.B.-C. relevant de l'ordre juridique fédéral. C'est le cas des dispositions du titre préliminaire qui ont un caractère essentiellement statutaire ( il s'agit des articles 1 à 5 et 15 à 17), ainsi que des dispositions d'interprétation spécifiques au Code. Si, au terme de l'opération d'arrimage du droit fédéral sur le nouveau Code civil québécois, il était résolu d'abroger toutes les règles préconfédérales du C.c.B.-C. dans la mesure où elles relèvent de l'ordre juridique fédéral, alors les règles d'interprétation qui leurs sont accessoires tomberaient d'elles-mêmes, faute d'objet. Il nous semblerait donc, pour les règles de nature purement accessoire, plus économique de reporter l'étude de leur devenir postconfédéral jusqu'à ce que l'on voie plus clair en ce qui concerne le devenir des dispositions de fond du C.c.B.-C.

Toutes les règles d'interprétation ne présentent cependant pas le caractère de simple accessoire des dispositions de nature substantielle du Code civil du Bas-Canada. Doivent être considérées comme règles d'interprétation autonomes ayant une portée générale celles qui sont énoncées aux articles 6 à 8, 11, 13 et 14 du Code. Il s'agit, on l'a vu, des règles qui ont survécu à titre de règles du droit préconfédéral non écrit applicables sur le territoire du Bas-Canada à la veille de la Confédération.

Les articles 6 à 8 se rapportent à l'application territoriale des lois du Bas-Canada et établissent certains des principes fondamentaux de droit international privé. Ayant subsisté sans modification jusqu'à l'entrée en vigueur du Code civil du Québec, ces articles énoncent des règles que le nouveau Code civil a cependant profondément modifiées[23]. Quant aux articles 11, 13 et 14, les principes qu'ils énoncent ont été maintenus, mais leur expression, légèrement modifiée pour ce qui est de l'article 14[24], a été déplacée vers la Loi d'interprétation du Québec[25].

En ce qui concerne les articles 11, 13 et 14, il me semble que la situation est simple : la loi nouvelle n'y apporte pas de changement de substance et les principes qu'ils énoncent peuvent continuer à s'appliquer dans l'ordre fédéral, à titre de principes d'interprétation non écrits ou de règles supplétives, selon le point de vue que l'on retient.

Le cas des articles 6 à 8 est différent, car ils ont été abrogés par l'entrée en vigueur du nouveau Code civil et remplacés par un ensemble de règles de droit international privé nouveau et plus élaboré. De prime abord, l'analyse selon la méthodologie exposée plus haut me semble conduire à la conclusion que ces nouvelles règles seraient en principe applicables dans l'ordre juridique fédéral ou à son égard : fruit de l'exercice du pouvoir du Parlement québécois de « mettre à jour » son droit commun, le nouveau régime de droit international privé instauré par le nouveau Code serait applicable dans l'ordre fédéral, sous réserve des immunités déjà mentionnées ou d'un conflit avec une loi fédérale prépondérante. Compte tenu de la nature très spécialisée de la matière que constitue le droit international privé, on comprendra que je ne puisse ni n'entende me prononcer de manière plus ferme sur cette question.

En résumé, je recommande que, pour les dispositions d'interprétation simplement accessoires aux articles du C.c.B.-C relevant de la compétence législative du Parlement fédéral, l'étude de leur devenir postconfédéral ne soit entreprise que dans la mesure où serait éventuellement prise la décision de laisser subsister dans leur état actuel les articles en question. Pour ce qui est des règles de portée générale, les modifications de forme ou de fond que leur a apportées le Parlement québécois ne me paraissent pas soulever de difficulté justifiant l'intervention du Parlement fédéral, sous réserve de ce que pourrait révéler une étude plus poussée de l'impact spécifique des modifications des règles du droit international privé.

Annexe de la promulgation des lois


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