L’heure du changement a sonné : modernisons le système de justice pénale canadien et renouvelous la relation du Canada avec les peuples autochtones

Discours

Notes pour une allocution prononcée par 
L’honorable Jody Wilson-Raybould, C.P., c.r., députée
Ministre de la Justice et procureur général du Canada

À la
Série de conférences Campagnolo
Comox (C.‑B.)
27 septembre 2018

L’allocution prononcée fait foi

Gilakas’la. Bonsoir.

Quel plaisir d’être de retour sur l’île et ici, à Comox. J’ai étudié ici, à l’école secondaire, à l’école secondaire Highland Sr. Secondary. Je suis absolument ravie de voir mes amis de longue date et des membres de ma famille et surtout ma mère, Sandy Wilson, dans l’auditoire.

Avant d’aborder le sujet du jour, Je dois bien entendu faire observer que notre réunion a lieu sur les terres ancestrales du peuple K’òmok. Je suis issue des peuples Musgamagw Tsawataineuk et Laich-Kwil-Tach, du nord de l’île de Vancouver et du continent. Nous faisons partie des Kwakwaka’wakw, connus également sous le nom des peuples parlant le Kwak’wala. J’appartiens au clan de l’aigle. Mon père est Hemas Kla-Lee-Lee-Kla – Bill Wilson – et ma grand-mère était Pugladee – Ethel Pearson. Je suis inscrite comme appartenant à la bande répertoriée dans la Loi sur les Indiens sous le nom de Nation We Wai Kai, à laquelle des terres sont réservées à Campbell River et sur l’île Quadra. Mon mari Tim, qui est également parmi nous ce soir, et moi‑même essayons de rentrer chez nous, à Cape Mudge, aussi souvent que nous le pouvons.

Je vous remercie donc d’avoir fait les présentations et je remercie le CV Community Justice Centre de m’avoir invitée à prendre la parole ce soir. Mes remerciements vont également au collège North Island qui a accordé son appui à cet événement et à vous tous qui vous trouvez ici.

Plus important encore, je tiens à rendre hommage à Iona Campagnolo, qui a donné son nom à cette conférence. Je suis ravie que vous ayez pu vous joindre à nous. Quel plaisir de vous voir! Iona, vous êtes la femme qui a abattu tant de barrières politiques, et vous avez consacré votre carrière à ce pays, et plus particulièrement à la Colombie-Britannique.

Qu’il me soit permis de dire, dès le départ, que bien des choses se sont passées au cours des trois années depuis que je me suis vu accorder le grand privilège d’être élue députée de Vancouver-Granville, puis d’avoir eu l’honneur que le premier ministre, monsieur Justin Trudeau, me demande d’être la ministre de la Justice et procureur général du Canada – une nomination qui en dit long sur le chemin que nous avons parcouru en tant que pays, mais également sur la distance qu’il nous reste encore à franchir.

Comme je l’ai dit à d’autres occasions, je considère que cette nomination est moins une reconnaissance de ma valeur qu’un symbole de changement. Or, cela se passe dans une nation dans laquelle, il n’y pas si longtemps de ça, une Autochtone ne pouvait pas voter, à plus forte raison briguer un poste électif ou exercer la profession d’avocat, mais qui est à présent la principale juriste chargée d’administrer la loi et de conseiller son gouvernement.

En ce qui me concerne, il est devenu encore plus clair, au cours des dernières années, à quel point ceci est important quand vous vous rendez compte des difficultés qui perdurent – tant à l’externe qu’à l’interne au sein du gouvernement – pour changer un système qui, lorsqu’il s’agit des peuples autochtones, repose toujours fondamentalement sur des institutions coloniales et fonctionne au moyen de lois et de politiques surannées.

Une partie de la réflexion que je souhaite tenir ce soir portera donc sur le fait qu’après avoir occupé depuis trois ans un poste de ministre de la Couronne, je suis toujours confrontée, tant sur le plan personnel que professionnel, à un legs colonial qui demeure omniprésent, malgré les meilleures intentions, et qui est exacerbé par les épreuves et les tribulations de la politique partisane.

Ceci étant dit, nous réalisons des progrès, et je suis résolument optimiste et j’ai bonne confiance qu’il y a de la lumière au bout du tunnel, car nous sommes un pays qui fait progresser la reconstruction des nations autochtones au sein d’un Canada fort, diversifié et dynamique. Des problèmes de taille restent toutefois à régler, et je souhaite vous faire part de quelques idées que j’ai eues sur la manière de les surmonter.

Pour ma part, il s’agit avant tout de trouver un équilibre dans la société, et cette série annuelle de conférences sur la justice réparatrice offre un espace pour lancer des idées audacieuses et tenir des réflexions sur la façon d’y parvenir. Lorsque le juge Ross Green a présenté cette conférence, il a défini la justice réparatrice en ces termes : « rétablir l’harmonie entre le délinquant, la victime et la collectivité, après une transgression. » Lorsque l’ancienne juge en chef, la très honorable Beverly McLachlin, a pris la parole ici-même, elle a décrit la justice réparatrice comme un moyen de guérir les collectivités, et elle nous a rappelé qu’il s’agissait d’une des premières formes de justice et de l’une des plus humaines.

Dans mon cas, la compréhension, le soutien et le travail que je mets au service du progrès de la justice réparatrice sont définis par mes origines. Dans ma culture, qui est également celle de bon nombre des personnes présentes dans cette pièce, il est très important de réfléchir aux expériences que nous avons vécues, aux enseignements qu’elles apportent, et de les transmettre afin qu’elles puissent être utiles à d’autres personnes. Une des leçons qui m’a été transmise, et qui me sert de boussole dans tout ce que j’entreprends, porte sur le rôle que joue l’équilibre dans la vie et l’existence. Dans notre culture, toutes les choses se trouvent dans un état de bien-être suprême lorsque règne l’équilibre, que ce soit entre les humains et le monde naturel, entre des groupes de peuples, au sein d’une famille ou d’une collectivité, ou dans la façon dont nous vivons et organisons notre propre vie. L’équilibre passe pour être l’état dans lequel les choses sont censées se trouver, dans lequel l’harmonie et la justice s’épanouissent, alors que le déséquilibre est à l’origine des conflits, des querelles et des préjudices.

L’adoption d’une telle approche holistique pour maintenir l’équilibre dans la société contribue à faire en sorte que tous ses membres puissent atteindre leurs objectifs et donner la pleine mesure de leur potentiel et concourir à la collectivité, indépendamment des circonstances ou du destin.

Dans le système politique et juridique autochtone dans lequel j’ai été élevé, l’équilibre était préservé dans la Grande maison. C’est là que nos lois sont faites, que les différends sont réglés et que les décisions importantes sont prises. Il n’y a pas de parti politique dans ce système – nous préférons avoir foi dans le consensus. Les questions font l’objet d’un débat et, bien qu’il se puisse que tous ne s’entendent pas sur toutes les facettes d’une décision qu’ils doivent prendre, ils cherchent à dégager le consensus et, au besoin, recourent à des solutions de compromis pour atteindre l’équilibre dans la société. Cette démarche permet de parvenir à des décisions durables – légitimes – qui résistent à l’épreuve du temps. Elle s’explique peut-être par le fait que nous vivions tous ensemble dans de petits villages que les gens ne quittaient tout simplement pas, mais je me plais à penser que c’est parce que nos apprécions l’avis de chacun, et que la voix de chacun compte. Pas seulement celles de quelques personnes.

Ces traditions juridiques sont fondamentalement différentes de celles auxquelles j’ai été formée à l’école de droit, et quand nous apportons notre soutien à l’élargissement des programmes de justice réparatrice à l’intérieur du système de justice général, nous trouvons des moyens de faire en sorte que les multiples et diverses traditions juridiques du Canada puissent intervenir dans la construction de la paix, de la sécurité et de l’harmonie dans la société, et assumer leur rôle dans la lutte contre les graves difficultés, comme la surreprésentation des Autochtones dans notre système de justice pénale.

En gardant ces premières réflexions à l’esprit, je souhaiterais, si vous le voulez bien, prendre quelques instants pour m’étendre sur quelques-unes des difficultés qui font constamment obstacle à la réconciliation et à l’autonomisation des peuples autochtones. Ensuite, j’aborderai plus particulièrement la justice réparatrice et je ferai quelques commentaires sur les mesures supplémentaires qui sont maintenant prises à l’appui de l’objectif plus ambitieux qu’est la réconciliation.

Réconciliation et autonomisation des peuples autochtones

Disons tout de go que la « réconciliation » s’impose, parce que notre histoire témoigne de l’existence de ce déséquilibre dans la relation avec les peuples autochtones dans ce pays. Au lieu d’être le récit de la convergence de peuples, de nations et de gouvernements distincts – d’Européens et d’Autochtones – afin de nouer une bonne relation équilibrée entre eux – la réalité prédominante qui est rapportée est celle de l’imposition de lois et de politiques qui faisaient fi des droits et libertés fondamentaux des peuples autochtones. Elle a brisé les nations, les gouvernements et les systèmes de droit autochtones, ainsi que la propriété foncière, la collectivité et la famille. Par le passé, quelques traités qui promettaient une relation équilibrée ont certes été conclus, mais ils n’ont habituellement pas été honorés ou respectés. Le déni des droits autochtones, notamment des droits accordés par traité, était plus généralement la norme.

De nos jours, nous constatons tout autour de nous les effets qui se manifestent à la suite de ce déséquilibre, en l’occurrence la pauvreté, la perte de pouvoirs et la marginalisation des peuples autochtones, ce qui comprend des taux de suicide massifs, une crise de la prise en charge des enfants autochtones et, bien évidemment, la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale. Il s’agit, dans tous les cas, de symptômes de notre histoire, l’histoire d’une relation déséquilibrée – d’impérialisme et de colonialisme, au lieu d’une véritable relation de partenariat et de coopération.

En cherchant à atteindre l’équilibre, nous pouvons trouver des solutions grâce à la réconciliation fondée sur la reconnaissance des droits des Autochtones et ainsi renforcer notre système de fédéralisme coopératif. Nous comprenons désormais de quelle façon la situation socioéconomique des peuples autochtones et les difficultés auxquelles ils sont confrontés sont indissociablement liées et imbriquées aux enjeux des droits autochtones. Notre histoire coloniale est marquée au coin de la perte de pouvoir, de l’impérialisme et du contrôle qu’a exercé le gouvernement sur la vie des peuples autochtones – aux plans spirituel, matériel, culturel, social, politique et juridique – qui ont abouti à des schémas d’impuissance, de pauvreté et de désespoir. Pour transformer ces conditions sociales, il faut étayer le travail que font les peuples autochtones pour tracer leur propre avenir, reconstruire leurs nations et leurs gouvernements, exercer le contrôle et leur compétence et assumer la responsabilité du bien-être de leurs gens pour défendre et protéger leurs droits et libertés.

Il y a eu, bien sûr, quelques jalons importants qui portaient la promesse que le déséquilibre qui a marqué l’histoire serait corrigé. Le plus important était peut-être l’adoption de l’article 35 de la Constitution en 1982, dans lequel le titre, les droits et les traités des peuples autochtones sont « reconnus et affirmés ». Il est notoire que la Charte des droits et libertés a été adoptée à la même époque. Cependant, si nous portons un regard honnête sur le passé, force nous est de constater que la promesse que portait l’article 35 n’a pas été tenue, en grande partie parce que des choix ont été faits qui maintiennent le déséquilibre.

Prenons par exemple les droits dont nous jouissons tous en vertu de la Charte : la liberté de parole, la liberté de religion, la liberté d’association et ainsi de suite. Nous ne remettons pas en question l’existence de ces droits. Nous continuerons de ne pas nous entendre sur la portée, l’étendue ou l’expression de certains droits, mais le gouvernement ne dit pas pour autant aux Canadiens qu’ils doivent « prouver » qu’ils ont le droit à la « liberté d’expression » avant de prendre des mesures pour faire respecter et mettre en œuvre ces droits. Bien au contraire, après 1982, des mesures actives ont été prises – et continuent d’être prises chaque jour – pour protéger ces droits. Ces mesures comprennent des processus et des exigences qui sont établis à l’interne pour faire en sorte que les nouvelles lois soient mises à l’épreuve et examinées pour vérifier qu’elles sont conformes à la Charte, pour modifier d’anciennes lois, qui sont manifestement incompatibles avec la Charte, et pour modifier des lois qui, selon les tribunaux, devraient être ajustées de manière à être conformes à la Charte.

Cela n’a pas été le cas pour les droits des Autochtones énoncés à l’article 35 de la Constitution. Plutôt que de prendre des mesures pour reconnaître, maintenir et mettre en œuvre ces droits, les gouvernements successifs ont déclaré avec insistance qu’il fallait prouver que ces droits sont acquis en intentant des procédures judiciaires longues et coûteuses. Bien que des centaines de décisions judiciaires aient confirmé les droits des Autochtones, très peu de lois ont été modifiées de façon à exprimer la reconnaissance et le respect des droits des Autochtones.

En fait, nous vivons dans un pays dans lequel la principale loi qui régit la vie de la majorité des peuples autochtones – les Premières Nations – est toujours une loi coloniale – la Loi sur les Indiens, qui date de plus d’un siècle, et qui cherche à définir qui sont les peuples autochtones et à leur imposer des modes de vie.

En d’autres termes, le déséquilibre est bien ancré. La situation reste donc que, malgré les progrès que nous avons réalisés sur de nombreux fronts, nous avons en même temps continué de perpétuer et de maintenir le déni des droits, des idées, des systèmes et des lois, qui empêchent que des conditions placées sous le signe de l’harmonie, de la justice et de l’égalité – de la véritable reconnaissance et réconciliation – s’épanouissent.

Comment pouvons-nous, dans ce cas, surmonter vraiment ce déséquilibre et faire progresser une véritable réconciliation?

Permettez-moi de faire preuve de candeur pendant quelques minutes.

Je suis convaincue qu’il faut trois choses pour qu’une véritable réconciliation prenne racine au Canada. En premier lieu, il faut que nous y mettions de la volonté et l’appelions de nos vœux. Ensuite, nous devons savoir comment nous y prendre. Et enfin, nous devons être décidés et déterminés à aller jusqu’au bout – nous devons poser des gestes concrets. En d’autres termes, nous devons avoir l’intention, les connaissances et la capacité, et la volonté inébranlable de transformer des régimes d’injustice et d’inégalité qui sont enracinés depuis longtemps, et de les remplacer par de nouveaux schémas fondés sur la reconnaissance et la mise en œuvre des droits autochtones.

Il n’y a pas si longtemps – peut-être une dizaine d’années à peine – j’aurais probablement déclaré que nous avions de graves carences dans ces trois domaines. Mais la situation a changé. Parce que des Canadiens, des gens comme vous – dans tout le pays – proclament chaque jour de façon nouvelle et dynamique – qu’ils souhaitent qu’une véritable réconciliation se manifeste dans la vie de la société.

Nous savons également comment parvenir à une véritable réconciliation. Des années de mobilisation infatigable menées par des dirigeants qui nous ont précédés, des douzaines de rapports et d’études, parmi lesquels les constatations de commissions royales, notamment la Commission de vérité et réconciliation, et des centaines d’affaires judiciaires – ainsi que les expériences pratiques vécues sur le terrain, accompagnées d’exemples d’endroits où des succès ont été enregistrés – nous montrent tous la voie à suivre et nous disent ce qu’il faut faire – et tout cela revient à reconnaître les droits et à y donner suite – ce qui comprend poser des gestes concrets pour changer les lois, les politiques et les pratiques opérationnelles qui ne concordent pas avec la réconciliation, pendant que nous épaulons les peuples autochtones qui se reconstruisent. Nous avons les réponses.

La question qui se pose à présent est de savoir si nous sommes animés par la volonté et la détermination d’aller jusqu’au bout – d’agir. Et c’est à ce point que je nous vois aujourd’hui. Nous avons progressé à grands pas, mais nous ne sommes pas encore arrivés au but.

Nous devons sans cesse nous rappeler que les mots, en particulier dans le contexte d’un travail comme la réconciliation, ont un sens. Pour les peuples autochtones de partout au pays, et comme fondement d’une véritable réconciliation, le mot « reconnaissance » a un sens. Il signifie que les peuples autochtones ont gouverné les terres qui forment maintenant le Canada et qu’ils en ont été les propriétaires avant l’arrivée des Européens. Il signifie que les lois et les cadres juridiques autochtones qui ont assuré la gestion des terres pendant des millénaires subsistent et que leur effet doit être maintenu dans le monde contemporain. Il signifie que le titre et les droits des peuples autochtones sont inhérents et que leur existence, leur substance et leur effet ne dépendent pas d’ordonnances judiciaires, d’accords ou de mesures gouvernementales, ni n’y sont conditionnels. Il signifie que les traités conclus par le passé doivent être pleinement mis en œuvre compte tenu de leur esprit et de leur intention, des récits oraux ainsi que des documents, et qu’ils soient conformes au sens véritable d’une relation de nation à nation et de gouvernement à gouvernement. Il signifie que les gouvernements, les lois, les cultures, les sociétés et les modes de vie distincts et diversifiés des Premières Nations, des Métis et des Inuits sont pleinement respectés et pris en compte.

Pour le Canada, la reconnaissance implique qu’il faut rétablir notre fondation afin de procéder à une réconciliation adéquate – afin de régler la question non résolue de la confédération. Qui plus est, pour nombre d’Autochtones, la reconnaissance est un filet de sécurité qui garantira la survie et la reconstruction de leurs cultures, de leurs langues et de leurs systèmes gouvernementaux dans un Canada encore plus fort.

Il reste que les paroles n’engagent à rien. Et trop souvent, l’on constate une tendance – surtout en politique – à utiliser de façon insouciante des mots importants dont le sens et l’importance sont réels. Ainsi, on les applique à des idées et à des actions qui, en réalité, ne témoignent pas de leur signification réelle, ni même parfois du sens contraire. On applique le mot « reconnaissance » à des idées qui maintiennent en fait le « déni ». On utilise le terme « gouvernement autonome » pour désigner des idées ou des processus qui maintiennent en fait un contrôle sur autrui. On rattache le terme « autodétermination » à des mesures qui nuisent en fait aux efforts accomplis par les Nations pour reconstruire leurs gouvernements et leurs collectivités. On utilise le terme « inhérent » du même souffle que l’on formule l’idée contradictoire selon laquelle les droits dépendent des tribunaux ou d’accords.

L’existence de tels comportements ne permet pas à la réconciliation de progresser. Au contraire, elle y fait obstacle. Elle crée à la fois confusion, chaos et division. Elle traite ainsi une contestation – une contestation essentielle à la survie et au bien-être des enfants, des femmes, des familles et des collectivités partout au pays – comme un « jeu de rhétorique ». Elle banalise – souvent par ignorance ou par opportunisme politique – un impératif moral, social et économique pour notre pays.

Dans le cadre des travaux de réconciliation, les paroles n’engagent à rien non plus si elles ne sont assorties d’une action véritable – une action qui vise à la base à éliminer les lois, les politiques et les pratiques coloniales et qui repose sur le sens réel de la réconciliation. Il est important que nous comprenions tous cela.

L’on ne peut faire progresser la justice et l’égalité ni atteindre celles‑ci au moyen de demi‑mesures, de bonnes intentions ou d’une rhétorique noble. Et l’on ne peut certainement pas y arriver par une manipulation ou une confusion quant au sens que l’on souhaite donner à nos paroles. Ce dont on a besoin, c’est de choix difficiles, d’actions novatrices, de transformation des lois et des politiques, de nouvelles compréhensions et attitudes, de nouveaux modèles de comportement.

Dans ce sens, j’ai exposé dans de nombreux discours au cours des dernières années ce que je considère comme étant des éléments de base de nouvelles relations fondées sur la reconnaissance des droits – des éléments que les peuples autochtones ont défendus depuis des générations. Ils sont les suivants :

  • la compatibilité des lois du Canada et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones;
  • le remplacement de la Politique sur les revendications globales et de la Politique sur le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ainsi que desapproches de consultation et d’accommodement par des politiques fondées sur une reconnaissance réelle;
  • des normes exécutoires d’origine législative imposées à tous les fonctionnaires pour s’assurer qu’ils agissent dans tous les dossiers concernant les peuples autochtones en fonction de la reconnaissance du titre et des droits;
  • des obligations législatives et exécutoires pour la Couronne de prendre des mesures en partenariat avec les nations autochtones afin de mettre en œuvre des modèles d’autonomie gouvernementale qui sont déterminés par les peuples autochtones eux‑mêmes;
  • une surveillance responsable et indépendante de la conduite du gouvernement en matière de droits des Autochtones, ainsi que de nouvelles méthodes de règlement des différends qui prévoient l’application des lois et des processus autochtones;
  • de nouvelles institutions – indépendantes du gouvernement et conçues en partenariat avec les collectivités – qui soutiennent le travail de reconstruction de leurs nations et de leurs gouvernements;
  • l’élaboration de processus et de structures pour permettre au Canada et aux gouvernements autochtones de prendre des décisions, notamment aux fins d’obtenir un consentement libre, préalable et éclairé.

Justice réparatrice

Je souhaite à présent abandonner la discussion de haut niveau sur la reconnaissance des droits et la réconciliation pour parler de la réforme de la justice pénale et de la justice réparatrice.

Je suis persuadée que la plupart d’entre vous sont au courant que notre système de justice pénale actuel touche de manière disproportionnée les segments les plus vulnérables de notre population. Nous savons, par exemple, que le nombre d’Autochtones qui ont des démêlés avec notre système de justice pénale est tellement élevé qu’il en est choquant.

Les statistiques ne sont pas reluisantes.

Au Canada, le taux de victimisation avec violence chez les Autochtones est plus que le double de celui qui est observé chez les non-Autochtones.

Les adultes autochtones représentaient 4,1 % de la population canadienne, mais 27 % des admissions dans un établissement sous responsabilité fédérale et 30 % des admissions dans un établissement sous responsabilité provinciale et territoriale.

En 2015-2016, bien qu’elles aient représenté environ 5 % de la population féminine totale du Canada, les femmes autochtones comptaient pour 38 % des détenues sous responsabilité fédérale au Canada.

En 2016-2017, les jeunes Autochtones représentaient 46 % des admissions aux services correctionnels, mais seulement 8 % de la population de jeunes Canadiens.

Tous ces chiffres, et la tragique réalité qu’ils servent à illustrer, sont bien sûr totalement inacceptables et doivent changer.

En tant qu’ancienne procureure, je connais trop bien cette histoire. Un adolescent, souvent un Autochtone, commet un crime non violent, a des démêlés avec le système de justice pénale et il n’est jamais vraiment en mesure de s’en extirper.

Il se retrouve pris dans un cercle vicieux de comparutions, d’ordonnances du tribunal, de manquements aux ordonnances du tribunal et de retours à la détention. Rapidement, il se retrouve plus souvent derrière les barreaux qu’à l’extérieur. Ses interactions avec le système de justice pénale l’ont marginalisé davantage, le rendant encore plus vulnérable.

Cette histoire est en fait un sous-produit de notre histoire de déséquilibre et un signe de tout ce qui reste à faire. Cette situation tragique est indissociable des répercussions historiques et contemporaines du colonialisme et du déni des droits autochtones que j’ai décrits plus tôt. C’est dans un tel contexte que naissent la déresponsabilisation, la détresse, les cycles de violence et le désespoir. C’est également dans ce contexte qu’un système de justice pénale a émergé, doté de structures, de modèles et de normes qui, souvent, sont aliénants, non adaptés et non pertinents sur le plan culturel.

Voilà pourquoi le travail de soutien à la reconnaissance et à la mise en œuvre des droits des Autochtones, y compris l’autodétermination des Autochtones et le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, est si crucial pour établir une base sur le fondement de laquelle les générations actuelles et futures de jeunes Autochtones naissent et grandissent dans des conditions qui permettent que leur bien-être et leur capacité de prospérer croissent sans cesse. Quand ils ont de l’espoir, ils sont fiers d’être Autochtones et, par conséquent, leurs démêlés avec le système de justice pénale devraient diminuer continuellement.

Pour ce faire, il faut épauler les gouvernements autochtones autonomes dans le travail qu’ils doivent faire, et ils doivent être le fer de lance de l’élaboration de leurs propres systèmes d’administration de la justice. Le succès ou l’échec global de la reconstruction des nations autochtones du Canada, et la réussite de la mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale, dépendront en grande partie de la mesure dans laquelle les nations autochtones peuvent appliquer leurs propres lois et celles d’autres gouvernements et statuer sur le fondement de celles-ci, et de la mesure dans laquelle ces systèmes s’inscriront dans le système juridique canadien dans son ensemble.

Nous devons, par la même occasion, accroître ou mettre en place également, au sein du système de justice actuel, des mesures et des initiatives destinées à réduire la probabilité qu’une personne autochtone soit exposée à un risque disproportionné de se retrouver prise dans un cycle continu d’interaction avec le système de justice pénale. Imaginons donc un Canada dans lequel le système de justice concorde mieux avec les besoins de tous les Canadiens. Qu’en serait-il si la première interaction d’un délinquant avec le système de justice pénale n’était pas la première d’une série? Qu’en serait-il si elle déclenchait des mécanismes conçus pour tenir compte des facteurs qui ont inspiré le comportement criminel au départ? Que se passerait‑il si nous ménagions intentionnellement et délibérément des portes de sortie pour que la première interaction d’une personne avec le système de justice lui donne des voies à suivre et fasse en sorte que ce soit aussi sa dernière?

Il est clair que nous avons besoin de solutions novatrices et qu’il existe des solutions. L’une de celles‑ci consiste à envisager de recourir davantage aux mesures de justice réparatrice et à d’autres mesures de rechange à l’incarcération, s’il y a lieu, comme le recours à des tribunaux des Premières Nations établis par la province, qui se chargent habituellement de la détermination de la peine après qu’une personne a plaidé coupable à des infractions au Code criminel.

Ces mesures cherchent à faire en sorte que la victime et le délinquant participent activement au cheminement vers la justice; s’attachent à la réparation des relations; veillent à ce que les victimes aient une voix puissante et à ce que ce processus leur permette de guérir, tout en insistant pour que le délinquant assume pleinement la responsabilité de ses actes; et font en sorte que les différences entre les cultures et les normes soient comprises. Dans ce cas encore, il s’agit de parvenir à l’équilibre.

Justice réparatrice

En ce sens, je considère parfois la justice réparatrice comme une sorte de « coupe-circuit » ou de porte de sortie du cycle dont tant de gens se retrouvent prisonniers.

Au Canada, la justice réparatrice est actuellement utilisée dans chaque province et territoire. Elle est étayée par des lois et des programmes et politiques des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux. Elle est utilisée par les collectivités, les programmes, les forces policières, les tribunaux et les services correctionnels, ainsi que par des organismes comme le vôtre, le Comox Valley Community Justice Centre.

Au fil des ans, le gouvernement fédéral a fait preuve de leadership dans ce domaine en habilitant la justice réparatrice au moyen de lois et de politiques; en proposant de la formation; en favorisant des pratiques novatrices; en effectuant des recherches et des évaluations.

Le gouvernement du Canada a également été un chef de file au plan international. J’ai eu l’honneur d’assister, à titre de chef de la délégation canadienne, à la réunion de la Commission des Nations Unies sur la prévention du crime et la justice pénale qui s’est tenue à Vienne plus tôt cette année, afin de coparrainer la plus récente résolution à l’appui de la justice réparatrice et d’en parler.

Tout ceci étant dit, bien que la justice réparatrice fasse partie du système de justice pénale du Canada depuis plus de 40 ans et qu’elle se soit révélée efficace au cours de cette période, elle n’est pas encore disponible à grande échelle dans tout le pays. Nous devons faire davantage ...car elle fonctionne.

Selon un rapport publié par le ministère de la Justice du Canada en 2011, les Autochtones qui avaient bénéficié d’une solution de rechange communautaire au système de justice régulier, comme la justice réparatrice, étaient bien moins susceptibles de récidiver que ceux qui n’en avaient pas bénéficié. Je suis résolue à élargir la portée de cette ressource afin qu’elle puisse être utilisée et acceptée plus largement dans tout le pays.

Il est important que les mesures telles que les tribunaux spécialisés et la justice réparatrice visent à résoudre le problème qui a causé le comportement en premier lieu, plutôt qu’à mettre strictement l’accent sur la punition. Cela permet aux délinquants, le cas échéant, de se sortir du système.

Bien que je croie fermement que les délinquants doivent être tenus responsables de leurs actes, j’estime également que le système doit être équitable pour tous ceux qui se présentent devant lui.

L’expansion des initiatives de justice réparatrice est certes importante, mais il faut en plus tenir compte d’autres facteurs également qui contribuent aux cycles tragiques de l’incarcération.

Comme bon nombre d’entre vous le savent, j’ai déposé, plus tôt cette année, le projet de loi C-75, une mesure législative importante qui doit réformer le système de justice pénale et éliminer les retards, un projet de loi présentement devant la Chambre.

Le projet de loi C-75 y parvient de différentes façons, notamment en proposant des changements à la façon dont la mise en liberté sous caution est accordée et à la façon dont les manquements aux conditions de la mise en liberté sous caution seront administrés.

Les accusés qui n’ont pas accès aux mesures de soutien et services dont ils ont besoin, comme un logement, des soins de santé et des services sociaux, courent un risque plus élevé de ne pas respecter les conditions de leur mise en liberté sous caution – ils risquent de se retrouver incarcérés inutilement dans l’attente de leur procès – ce qui contribue davantage à la surreprésentation des Autochtones et des personnes vulnérables dans le système de justice pénale.

Il a également été proposé de modifier le mode de sélection des jurys.

S’ils sont surreprésentés comme victimes et délinquants, les Autochtones sont cependant sous-représentés au sein des jurys. Nous poursuivons nos efforts pour mettre en place un mode de sélection des jurys qui témoigne davantage de la diversité de notre nation et qui jouit de la confiance de tous les Canadiens.

Nous avons également modifié la méthode dont nous nommons des juges au Canada. Nous avons instauré un processus plus transparent et plus ouvert de sélection des juges de nomination fédérale, dont la finalité principale consiste à préconiser une magistrature moderne qui est un reflet plus fidèle de la diversité du Canada.

Nous croyons qu’une magistrature diversifiée permet à ceux qui se présentent devant le système de justice pénale, en tant que victimes ou accusés, de se reconnaître davantage dans le système, ce qui contribue à renforcer leur confiance dans nos institutions.

Fidèle à ce principe, je me suis donné comme priorité de veiller à ce que les Autochtones, les femmes et les communautés marginalisées soient mieux représentés au sein de la magistrature. Le nouveau processus a permis de nommer plus d’Autochtones, mais il y a toujours de la place à l’amélioration.

S’agissant de la Cour suprême du Canada, le gouvernement a également réformé le processus de sélection des juges. Un élément qui est éventuellement pris en considération pour les candidats comprend maintenant leur connaissance des traditions juridiques autochtones. Bien qu’aucun juge autochtone ne siège actuellement à la Cour suprême, je peux certainement entrevoir le moment historique où cela sera le cas.

Conclusion

En guide de conclusion, je dirai que je sais que j’ai couvert beaucoup de terrain dans cette allocution. Nous vivons à une période de changements importants qui offre de grandes possibilités, mais qui n’est pas pour autant exempte de défis importants.

Bien que des progrès considérables aient été réalisés, le travail de réconciliation consiste à corriger le déséquilibre qui a affligé notre pays par le passé et qui continue de le faire aujourd’hui. Les effets qu’exerce ce déséquilibre se manifestent dans tous les aspects de la société, le système de justice en étant un exemple fondamental. La justice réparatrice représente l’innovation et l’action qui cherchent à s’attaquer au déséquilibre dans un domaine où il est le plus visible et le plus percutant.

En tant que ministre de la Justice, j’ai toujours communiqué un message cohérent qui, dans tous les cas, tant à l’interne qu’à l’externe, a tenu compte du fait que le changement fondamental doit nécessairement reposer sur une approche cohérente et exhaustive de la reconnaissance réelle des droits inhérents des peuples autochtones. Ce travail est incroyablement ardu, mais il doit se poursuivre. Nous devons tous militer en faveur de ce travail. Je ne doute pas que vous tiendrez tous les gouvernements et les élus responsables de la création de l’espace qui permettra la déconstruction de l’héritage colonial de notre pays.

Enfin, nous saurons que la réconciliation est un fait accompli lorsque l’équilibre sera atteint – lorsque les nations autochtones seront des partenaires à part entière de notre fédération, jouiront d’une meilleure qualité de vie, en pratiquant des cultures florissantes. La tâche et la responsabilité de faire en sorte que ce jour arrive nous incombent collectivement.

Gilakas’la.
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