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Élaboration des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux : amorce de la discussion

DOCUMENT DE RÉFÉRENCE

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II. RÈGLES DE DROIT ACTUELLES SUR LES PENSIONS ALIMENTAIRES POUR ÉPOUX

Nous ne cherchons pas ici à donner un aperçu détaillé de toutes ces règles de droit, parce que ce travail a déjà été fait par d’autres auteurs[11]. Nous décrivons simplement le domaine dans ses grandes lignes après l’arrêt Bracklow. Notre démarche vise deux objectifs. Tout d’abord, nous voulons mettre en lumière les problèmes qui ont rendu des lignes directrices nécessaires. Ensuite, nous voulons ériger le cadre dans lequel des lignes directrices informelles semblables à celles que nous proposons ici devront fonctionner; nous montrerons en même temps comment certains phénomènes récents ont pu mettre en place un environnement propice à l’élaboration de lignes directrices. Une série de décisions récentes, dont la plus représentative a été rendue par la Cour d’appel de l'Ontario dans l’affaire Andrews, revêtent un intérêt particulier parce qu’on y voit un exemple de lignes directrices à caractère informel d’inspiration judiciaire.

Le droit actuel possède cinq caractéristiques fondamentales :

  • pléthore ou absence de théories sur la pension alimentaire pour époux
  • domination de plus en plus marquée de l’analyse fondée sur les besoins et les ressources;
  • portée étendue du droit aux aliments;
  • réticence à imposer des limites temporelles rigides
  • caractère aléatoire des montants et apparition de certaines tendances

Chacune sera abordée tour à tour. 

A. Pléthore ou absence de théories sur la pension alimentaire pour époux

En ce qui concerne l’obligation alimentaire entre conjoints, c’est la confusion conceptuelle qui règne. Depuis l’arrêt Bracklow, personne n’a plus aucun sens clair de ce qu’est cette obligation. En donnant une plus grande portée au cadre établi dans Moge, la Cour suprême a non seulement reconnu dans Bracklow trois différents principes qui justifient le versement d’une pension alimentaire à l’ex-époux – de nature compensatoire, non compensatoire et contractuelle, mais elle a omis de répondre à bon nombre de questions sur la nature de chaque demande et sur la relation entre les différentes formes d’aliments. Du côté de la pension non compensatoire, les fondements font l’objet de la confusion la plus totale. Convaincue qu’il n’existe aucun principe ni modèle dominant qui sous-tend la pension alimentaire pour époux en application de la Loi sur le divorce, la Cour suprême a refusé d’exercer quelque responsabilité que ce soit, et de donner des directives et une structure sur le plan conceptuel, préférant déléguer aux juges de première instance le soin de déterminer quel genre d’ordonnance alimentaire est appropriée à la lumière des faits.

Les juges invoquent désormais de nombreuses variantes des théories compensatoires et non compensatoires, et même que certains ne s’inspirent d’aucune théorie : Bracklow porte à croire en effet que l’obligation alimentaire envers un ex-époux est de nature essentiellement discrétionnaire et factuelle, Cet arrêt a donc justifié l’absence de fondements théoriques dans le droit des pensions alimentaires pour époux. Depuis, on ne cherche plus à trouver des explications cohérentes à l’obligation alimentaire envers l’ex-époux. Bien des juges se sont sentis encouragés à recourir tout bonnement à des normes très mal structurées et souvent non motivées d’« équité » qui viennent généralement s’appliquer à une notion vague du « besoin ». Comme nous le ferons valoir dans la partie III, où nous passons en revue de façon plus détaillée les théories qui sous-tendent la pension alimentaire pour époux, c’est en clarifiant les principes de base qui structurent cette obligation que nous franchirons une étape cruciale et que nous réussirons à mieux structurer les règles de droit dans ce domaine. Par conséquent, il est nécessaire de se demander si tous les concepts actuellement invoqués pour justifier le versement d’une pension alimentaire à l’ex‑époux sont valables d’un point de vue théorique.

B. Domination de plus en plus marquée de l’analyse fondée sur les besoins et les ressources

Les juges et les avocats ont réagi de deux manières à la confusion conceptuelle engendrée par l’arrêt Bracklow : certains continuent d’accorder préséance au principe de la compensation comme outil d’analyse et réservent ainsi la pension non compensatoire à une catégorie étroite et individuelle de dossiers hors normes n’impliquant aucun enfant ni aucune perte de capacité du conjoint de gagner sa vie. Dans la majorité des cas, toutefois, les tribunaux accordent un rôle étendu à la pension non compensatoire. Parfois, autant une obligation alimentaire compensatoire que non compensatoire est reconnue, mais il reste que les demandes sont analysées de plus en plus souvent sur une seule base non compensatoire. Nous assistons donc à la fusion des demandes de pension compensatoire et non compensatoire ainsi qu’à la domination de plus en plus marquée de l’analyse fondée sur des arguments non compensatoires. Il est certain que la notion des besoins et des ressources, qui n’est pas axée sur la compensation, est venue à dominer les débats sur les pensions alimentaires pour époux. Elle sert désormais d’outil fondamental d’analyse dans la détermination de l’ordonnance alimentaire, bien que celle-ci puisse comporter un élément compensatoire. Il s’ensuit que les tribunaux s’appuient lourdement sur les états des revenus et des dépenses des parties pour déterminer l’issue d’une demande.

L’analyse fondée sur les besoins et les ressources est responsable d’une bonne part de l’incertitude dans les règles de droit actuelles. En effet, le « besoin » peut prendre une foule de sens différents : il peut s’agir de besoins de base, de besoins moyens ou de besoins liés au niveau de vie. Il est nécessaire de comprendre l’objectif de l’obligation alimentaire afin de structurer l’idée de « besoin » puis de lui donner une forme, mais de telles réflexions théoriques sont devenues peu populaires après la décision Bracklow. L’évaluation du besoin est donc très subjective, suivant des interprétations fondées sur un grand nombre d’hypothèses tacites relatives à l’objet de la pension alimentaire pour époux. Les besoins et les ressources ne constituent pas une théorie en soi : il s’agit uniquement d’une notion qui se prête à de multiples théories.

La notion des besoins et des ressources présente de nombreux attraits, particulièrement d’un point de vue pratique. Ainsi, elle évite les questions complexes – soit les preuves et la causalité – soulevées dans les modèles axés sur la compensation et la perte économique; elle met par ailleurs l’accent sur ce qu’on connaît réellement au moment du divorce, c'est-à-dire les revenus, les dépenses et les déficits des parties. Elle peut aussi facilement mener au partage des revenus, qui fait l’objet de modèles théoriquement valables étudiés à la partie III du présent document. Toutefois, dans l’approche actuelle axée sur les besoins et les ressources, il n’existe aucune définition claire des bases sous-tendant le partage des revenus, d’où le risque important que l’analyse donne des résultats injustifiables.

À une extrémité, l’analyse fondée sur les besoins et les ressources a fait réapparaître le modèle traditionnel de la pension alimentaire pour époux : l’ex-conjoint demande alors une pension à vie correspondant à son niveau de vie durant le mariage, peu importe la durée ou la nature de l’union, sans égard au fait que les parties se retrouvent dans des situations financières très différentes. Or ce modèle est injustifiable théoriquement, en l’absence d’une notion de faute, et ne servira à long terme qu’à ôter toute légitimité à l’obligation alimentaire entre conjoints. Comme le montrera notre examen des théories sur les aliments versés au profit de l’ex‑époux, figurant à la partie III ci‑après, des modèles plausibles de partage des revenus existent, mais ils rattachent tous d’une certaine façon l’obligation alimentaire à la durée et à la nature du mariage ou bien à la présence d’enfants : ils ne sont pas fondés sur le mariage en soi ni sur une quelconque promesse ou attente à caractère financier.

Une crainte nous amène à croire, et c’est plus plausible, que le cadre fondé sur les besoins et les ressources fait en sorte qu’il devient très risqué qu’une pension alimentaire soit refusée ou limitée sans motif. Il est en effet très facile de passer de la notion de besoin à celle de l’autonomie financière, d’où la possibilité que des conjoints ne reçoivent pas une compensation suffisante pour les responsabilités qu’ils ont assumées dans l’éducation des enfants parce qu’ils ont réussi à atteindre une certaine autonomie économique de base et à se sortir de la dépendance créée par le mariage, ou subsidiairement, parce qu’ils sont parvenus à rester autonomes à un certain degré durant l’union.

La transition vers un cadre fondé sur les besoins et les ressources, bien qu’elle semble simplifier le droit grâce à une norme unique, a en fait contribué à sa fragmentation à cause des diverses façons dont on peut interpréter le « besoin ». Selon certains, l’approche fondée sur les besoins et les ressources facilitera en bout de ligne l’introduction d’une formule de partage des revenus en vertu de lignes directrices puisque l’analyse s’écartera du concept de la perte, axée sur la compensation, pour privilégier le niveau de vie. Cependant, elle élève aussi des obstacles importants à l’élaboration de lignes directrices, car les besoins et les ressources impliquent un processus décisionnel très individualisé, où les états des revenus et dépenses jouent un rôle pivot. À l’instar des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, le partage des revenus éliminerait le recours à ces budgets individuels; il éliminerait également tout le concept du « besoin », car l’obligation alimentaire deviendrait un droit de recevoir une part du revenu de l’époux.

C. Portée étendue du droit aux aliments

Depuis que Bracklow a étendu les fondements de la pension alimentaire pour époux au-delà de la compensation, le droit aux aliments est presque disparu en tant qu’enjeu fondamental du droit en matière de pensions alimentaires pour conjoints. Même s’il n’existe aucune base compensatoire justifiant le versement d’une pension, la notion du besoin en soi peut suffire à appuyer une ordonnance alimentaire en faveur du conjoint; et si ce besoin est interprété généreusement de manière à couvrir toute chute notable du niveau de vie après le mariage, ce qui est généralement le cas dans la jurisprudence postérieure à Bracklow, les fondements du droit à une pension alimentaire sont très larges[12]. Ainsi, la disparité des revenus, peu importe le genre de mariage et sa durée, suffira habituellement pour que le tribunal accorde des aliments à l’ex-époux.

Les règles de droit en matière de pensions alimentaires pour époux évoluaient déjà dans cette direction après la décision Moge, mais Bracklow a confirmé la tendance. Le juge Quinn de la Cour supérieure de justice de l'Ontario a reconnu la gravité de la disparition de ce droit dans l’extrait suivant tiré de la décision qu’il rendait dans l’affaire Keller v. Black :

[Traduction]

[par. 22] Il semble que Bracklow nous ait amenés au point où toute réduction notable du niveau de vie à la suite de la rupture justifiera une ordonnance alimentaire, dont le montant ou la durée seront modifiés de manière à ce que justice soit rendue dans chaque dossier[13].

Comme l’affirme le juge Quinn, la grande partie des demandes relatives à la pension alimentaire pour époux traitent désormais du montant et de la durée de l’ordonnance. Cependant, ce qui structure dans le fond les décisions concernant le montant et la durée de la pension, c'est l’interprétation des bases du droit aux aliments. Si l'on omet d’interpréter ou de clarifier adéquatement ces bases, comme le font les décisions récentes, il se crée une incertitude et de la confusion dans la détermination des ordonnances alimentaires en faveur de l’ex‑époux.

D. Réticence à imposer des limites temporelles strictes

Si l’une des caractéristiques de notre droit actuel est l’élargissement du droit aux aliments, un autre phénomène enclenché avec la décision Moge et confirmé par Bracklow tient à la durée accrue de l’obligation alimentaire envers l’ex-époux. En règle générale, les tribunaux hésitent à imposer des limites temporelles tant et aussi longtemps qu’un demandeur peut prouver son besoin économique. La définition de ce que constitue un besoin est bien évidemment variable, mais il est de plus en plus courant que le besoin, par suite d’un mariage de longue durée, soit évalué en fonction du niveau de vie pendant le mariage. L’existence du besoin semble démontrée dès qu’on décèle une disparité notable entre les parties au chapitre de la situation économique après le divorce.

Il est encore plus frappant de constater que les ordonnances limitées dans le temps, qui étaient auparavant si courantes, sont devenues relativement rares. Typiquement, le tribunal ordonnera le versement d’une pension pour une période indéfinie. Dans bien des cas, le tribunal envisage désormais de rendre cette obligation alimentaire permanente, au moins lorsqu’elle vient compléter un revenu. Même lorsque la cessation éventuelle est prise en considération – par exemple lorsque la situation économique du bénéficiaire s’améliore – on préfère qu’elle survienne à la suite d’une demande de modification fondée sur le changement de situation ou à la suite d’une ordonnance de révision de la pension alimentaire lorsque ce changement est probable, et non pas par l’imposition d’une limite temporelle. Lorsque le recyclage du bénéficiaire ou sa réintégration sur le marché du travail sont envisagés, les délais impartis pour lui laisser le temps d’atteindre l’autonomie financière sont de plus en plus généreux. Depuis la décision Moge, les tribunaux hésitent à déclarer qu’un conjoint a omis de déployer des efforts raisonnables afin de devenir financièrement indépendant.

Les ordonnances indéfinies et les ordonnances de révision soulèvent bon nombre de questions épineuses relatives à la durée de la pension, notamment en ce qui a trait au niveau de revenu où un conjoint sera jugé « être autonome financièrement » ou ne plus se trouver dans le « besoin »; ces questions sont simplement reportées jusqu’à ce qu’elles soient tranchées par un autre juge. À bien des égards, l’incertitude entourant la durée est reliée à l’incertitude au sujet de la valeur des aliments. Puisqu’il n’existe aucune définition claire du niveau de revenu où les anciens conjoints devraient se situer après le versement de la pension, il n’y a non plus aucun jalon permettant de déterminer quand cette pension n’est plus nécessaire. À l’autre extrême, l’incertitude entourant la durée a une incidence sur les montants : en effet, à cause de leur réticence à imposer des limites temporelles strictes, les tribunaux se replient souvent sur des ordonnances visant une période indéfinie et dont les montants sont peu élevés de préférence à des ordonnances généreuses mais de courte durée.

Les ordonnances limitées dans le temps sont dorénavant restreintes à des dossiers exceptionnels lorsqu’il est clair que le droit aux aliments est de nature limitée et bien définie; c’est le cas le plus souvent des mariages très courts. Cependant, depuis Bracklow, certains juges (qui restent néanmoins une minorité) ont commencé à limiter leurs ordonnances face à des demandes « purement » non compensatoires. Les limites reflètent alors une vision particulière de la pension non compensatoire, qui est assimilée à une obligation limitée et transitoire, malgré des disparités permanentes des revenus ou même l'existence permanente d’un besoin de base important.

E. Caractère aléatoire des montants et apparition de certaines tendances

À la lumière d’un droit élargi aux aliments et de la réticence générale à imposer des limites temporelles strictes lorsque les revenus des parties après le divorce présentent des disparités notables, la plupart des points importants en matière de pensions alimentaires pour époux ont trait aux montants de la pension. Il n’est donc pas surprenant que la majeure partie de l'incertitude juridique actuelle touche ce domaine également. Le juge doit absolument comprendre les principes directeurs lorsqu’il détermine les montants, de sorte que c’est à cet égard que le manque actuel de clarté concernant les fondements de l’obligation alimentaire devient apparent. On s’attarde en général peu à ces principes : des interprétations extrêmement divergentes, et souvent tacites, de l’objectif de la pension alimentaire pour époux déterminent comment le concept flou du « besoin » est compris et, partant, quelle pension est requise pour combler ce besoin.

Il se dessine malgré tout quelques tendances dans la détermination des montants. Même dans les dossiers les plus convaincants, les mariages traditionnels de très longue durée, on ne peut trouver dans la jurisprudence l’acceptation généralisée d’un principe d’égalisation des revenus. Bien qu’un principe semblable soit mentionné à l’occasion maintenant (le plus souvent en Ontario)[14], la norme la plus généreuse est habituellement exprimée sous la forme de l’équivalence des niveaux de vie. Or des niveaux de vie équivalents se traduisent rarement, en pratique, par une égalisation des revenus. En outre, bon nombre de tribunaux se refusent même à adhérer à ce principe, préférant appliquer une autre norme : la pension doit ainsi permettre au demandeur de satisfaire à des besoins « raisonnables » étayés par un budget[15]. Des études antérieures ont montré que le divorce après un long mariage ne comportant plus d’enfants à charge procurait en général à l’ex‑épouse un revenu brut (compte tenu du versement de la pension et de ses propres gains) se situant entre 55 et 65 % du revenu de son ex‑mari (après déduction de la pension)[16].

En dehors des cas les plus « faciles », c'est-à-dire les longs mariages où les revenus des parties présentent des disparités importantes, on discerne même encore moins de tendances ou de principes relativement à la valeur de la pension accordée. Cependant, soulignons une certaine évolution intéressante dans une sous-catégorie de dossiers où la demande de pension alimentaire pour époux a été conjuguée à une demande de pension alimentaire à l’égard des enfants. Dans ces affaires, les tribunaux adoptent une démarche presque fondée sur des formules aux fins de l’évaluation des aliments destinés au conjoint, inspirée expressément des notions qui sous-tendent l’égalisation des revenus. Le tribunal effectue alors une comparaison du revenu net disponible des ménages, puis se sert des calculs générés par ordinateur au moyen de programmes mis au point aux fins du calcul de la pension alimentaire pour enfants en application des lignes directrices fédérales.

Dans quelques décisions où un des époux demandait une pension et où il y avait des enfants à charge, les juges ont commencé à rendre en faveur des conjoints des ordonnances alimentaires d’une valeur qui donnera lieu à une égalisation des revenus nets des ménages lorsqu’on combine la pension alimentaire pour enfants et les revenus du parent gardien[17]. C'est ce que M. Thompson appelle la version « atténuée » de l’égalisation[18]. La Cour d’appel de l’Ontario dans Andrews v. Andrews[19] (et son arrêt subséquent dans l’affaire Adams v. Adams[20]) adopte une version plus « vigoureuse » de l’égalisation. Dans ces deux affaires, la Cour d'appel a souscrit à une méthode de calcul de la pension alimentaire pour époux qui accorde à l’épouse, une fois sa pension ajoutée à la pension alimentaire pour enfants et à ses revenus, une part de 60 % du revenu net disponible des parties, alors que son ex-mari conserve 40 %. Andrews va au-delà de l’égalisation des revenus et entraîne des résultats qui laissent plus de la moitié des revenus combinés au ménage du parent gardien. Les principes qui sous-tendent cette décision sont quelque peu nébuleux. À première vue, Andrews semble s’appuyer sur une « mise en commun » des deux pensions alimentaires ainsi qu’une attribution globale de 60 % des revenus nets au parent gardien. On pourrait en conclure que cet arrêt reflète un principe d’égalisation des niveaux de vie des ménages (qui tient compte du nombre de personnes vivant dans chaque foyer et, partant, des besoins plus grands du ménage où habitent les enfants). Par contre, Andrews n’a pas pour conséquence d'égaliser réellement les niveaux de vie – les résultats s’approchent simplement davantage de ce qui serait un simple partage égal des revenus entre les deux parties. On se demande en outre sur quels principes on peut justifier une répartition à 60 % et 40 %. Il vaut mieux expliquer l’issue de l’affaire Andrews en soulignant qu’il s’agit de la mise en application du principe du partage égal entre les parties conjoints des revenus qui demeurent après le versement de la pension alimentaire pour enfants[21].

Même la version atténuée de l’égalisation n’est pas largement adoptée aux fins du calcul des aliments destinés à l’ex‑conjoint dans les cas où il y a des enfants à charge, et l’approche adoptée dans Andrews est encore plus rare – elle est surtout limitée à l’Ontario et, même dans cette province, elle apparaît dans les dossiers impliquant des parents qui gagnent un revenu élevé. Ni l’une ni l’autre version de l’égalisation ne révèle une tendance dominante dans la jurisprudence, mais ces décisions laissent entrevoir des possibilités intéressantes pour l’évolution future du droit. Elles offrent par ailleurs l’exemple le plus clair de tribunaux qui s’orientent vers l’utilisation de lignes directrices aux fins du calcul de la pension alimentaire pour époux. Elles soulèvent aussi des questions, qui seront abordées plus en détail à la partie III ci-dessous, notamment à propos de la théorie fondamentale du droit aux aliments qui les sous-tend. Est-ce la présence d’enfants à charge qui pousse les tribunaux à adopter des principes axés sur l'égalisation des revenus ou ces décisions signalent-elles une norme nouvelle d'égalisation applicable à un éventail élargi de demandes de pensions alimentaires pour époux?

F. Reconstruire le droit : prochaines étapes

Le cadre mis en place après l'arrêt Bracklow, caractérisé par une confusion conceptuelle qui souligne des fondements multiples justifiant l’octroi d’aliments à l’ex-époux et qui encourage une grande part de discrétion dans les ordonnances alimentaires en faveur du conjoint, a engendré une incertitude et une imprévisibilité notables. Les ordonnances qui sont prononcées dénotent les disparités énormes créées par différentes perceptions subjectives d’une issue équitable, tant chez les juges (lorsque la pension alimentaire pour époux fait l’objet d’un litige) que les avocats (dans le cadre d’ententes négociées). À chaque décision en la matière en correspond une autre où des faits semblables ont donné lieu à une ordonnance alimentaire très différente en faveur de l’ex-conjoint. Cette incertitude est à la source des appuis actuels en faveur de lignes directrices et de la structure que ces dernières peuvent apporter à un domaine du droit difficile et empreint de confusion.

Cependant, malgré cette incertitude juridique marquée, une certaine structure générale commence à se dessiner et pourrait faciliter la mise en œuvre de lignes directrices. La domination de plus en plus marquée de l’analyse fondée sur les besoins et les ressources, bien qu’elle soit responsable d’une bonne partie de l’incertitude actuelle, jette aussi des bases propices à l’application de régimes de partage des revenus en fonction de lignes directrices. Un droit étendu aux aliments et la réticence à imposer des limites temporelles strictes ont fait en sorte que le montant de la pension – la question sans doute la plus facile à résoudre au moyen de lignes directrices – est devenu le principal point en litige dans le domaine des pensions alimentaires pour époux. Comme on pourrait s’y attendre, au fil des ans, certaines tendances se dégagent en droit, particulièrement à l’égard de catégories précises de mariages. Quelques-unes de ces tendances sont mises en lumière dans tout le pays, alors que d’autres reflètent davantage les cultures sociales et juridiques locales. Des décisions comme Andrews montrent qu’on tente déjà, dans le système actuel, d’élaborer des approches qui s’appuient sur des formules aux fins du calcul de la pension versée au conjoint. Ces tendances émergentes constitueront une base importante sur laquelle s’érigeront les projets visant l’élaboration de lignes directrices informelles à partir de zéro.

Toutefois, étant donné le rôle prépondérant de la confusion conceptuelle dans la fragmentation des règles de droit relatives aux pensions alimentaires pour époux, une première étape cruciale dans le processus de reconstruction nécessitera un retour aux bases, c'est-à-dire à la théorie. Un examen des diverses théories en matière des pensions alimentaires pour époux nous aidera à comprendre comment le droit en est arrivé à la situation actuelle et à clarifier les principes fondamentaux qui sous-tendent l’obligation alimentaire entre conjoints.

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