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JusteRecherche no 13 - ARTICLES

Erreurs judiciaires : les répercussions d'un emprisonnement injustifié [2]

Kathryn Campbell, Ph. D., professeure, Département de criminologie, Université d'Ottawa
Myriam Denov, Ph. D., professeure, Département de criminologie, Université d'Ottawa

INTRODUCTION

Au cours des dernières années, le problème des condamnations injustifiées est devenu une réalité acceptée dans la plupart des pays et territoires de common law. Les cas qui font l'objet d'une couverture médiatique importante tendent non seulement à attirer notre attention sur les effets préjudiciables d'une condamnation injustifiée sur un individu, mais aussi à faire ressortir différentes défaillances du processus de justice pénale. Des recherches ont amplement démontré que plusieurs facteurs, jouant souvent ensemble à des degrés divers, contribuent à une condamnation et un emprisonnement injustifiés. On compte parmi ces facteurs : des erreurs d'identification par témoin oculaire et des témoignages connexes erronés, des écarts de conduite de la part des policiers et des poursuivants, de fausses confessions, une confiance trop grande faite à des dénonciateurs sous garde, et des preuves médicolégales peu fiables ou mal employées. Si la majorité de ces recherches ont été menée aux États-Unis (Huff 2004), celles-ci sont tout de même pertinentes dans le contexte canadien, étant donné la proche parenté de nos systèmes contradictoires de common law. Au surplus, des recherches récentes ont démontré que des facteurs contributoires similaires jouent également au Canada (Denov et Campbell 2003).

Il appert que la majorité des travaux de recherche sur les condamnations injustifiées ont généralement porté sur les nombreux facteurs systémiques qui contribuent à ces erreurs judiciaires. De telles recherches revêtent assurément une grande importance, mais il demeure que peu de choses ont été écrites du point de vue des personnes condamnées injustement. Des travaux récents menés au Royaume-Uni ont étudié les expériences des personnes condamnées injustement d'un point de vue psychologique (Grounds 2004), mais aucune recherche à ce jour ne s'est penchée sur la façon dont les personnes condamnées injustement vivent et définissent un emprisonnement injustifié et composent avec celui-ci. L'objet de notre étude a donc consisté à examiner :

  • les expériences des personnes condamnées et emprisonnées injustement;
  • comment ces personnes ont composé avec une arrestation, une condamnation et un emprisonnement injustifiés;
  • les conséquences d'avoir continué de protester de leur innocence tout au long du processus de justice pénale; et
  • les effets à long terme de cette expérience.

MÉTHODE

Aux fins de la présente étude, les auteurs se sont entretenus avec cinq hommes dans le cadre d'entrevues qualitatives semi-structurées. Chaque répondant avait été condamné et emprisonné injustement dans un établissement fédéral canadien. Les répondants étaient tous des hommes caucasoïdes, et au moment de l'entrevue ils étaient âgés de 31 à 65 ans. La durée moyenne de leurs peines d'emprisonnement était de cinq ans (éventail = 3 à 8 ans), et tous sauf un ont été complètement disculpés par les tribunaux depuis. Sam [3] a été condamné à tort du meurtre de son épouse, morte accidentellement d'asphyxie, et il a séjourné pendant plus de huit ans dans un établissement à sécurité maximale avant d'être acquitté en appel. Jason a été déclaré coupable d'agression sexuelle et a passé plus de trois années en prison, dont une bonne partie en isolement cellulaire. Jason a été acquitté en appel à la suite de sa sortie de prison. Mark a été injustement déclaré coupable d'agression sexuelle, il a passé plus de trois ans en prison, et il par la suite été disculpé après sa mise en liberté grâce à la procédure de révision des condamnations. Max a été injustement déclaré coupable de vol qualifié et de voies de fait, ce qui lui a valu de passer cinq années en prison, puis dix années en libération conditionnelle. Près de 30 ans après son crime, Max a été acquitté en appel. Enfin, Sean a été injustement déclaré coupable du meurtre d'un commerçant et a passé plus de cinq ans en prison. Après avoir été remis en liberté en appel, craignant d'être victime d'une autre erreur judiciaire, Sean a plaidé coupable à une accusation moins grave, qu'il tente maintenant de faire renverser. Les expériences de ces individus représentent les pires des scénarios de condamnations injustifiées, étant donné qu'elles se sont soldées par de longues périodes d'emprisonnement.

Chaque participant a été interviewé individuellement, et deux d'entre eux ont été interviewés à plusieurs reprises. Les entrevues ont été enregistrées sur bande audio, puis transcrites, après quoi les deux auteurs ont procédé à une analyse de contenu qui leur a permis de relever des thèmes récurrents et concordants. Étant donné la nature qualitative de cette étude, aucune hypothèse n'a été formulée quant à l'applicabilité des constatations à l'ensemble des personnes condamnées injustement. Cependant, les personnes interrogées ont fourni des renseignements qui ont été interprétés comme des preuves de leur perception de leurs expériences. Les résultats, présentés ci-dessous, fournissent des renseignements sur la manière dont ces individus ont composé avec un emprisonnement injustifié et avec les effets à long terme de ces expériences.

RÉSULTATS DE LA RECHERCHE

Composer avec une incarcération injustifiée

Les effets nuisibles d'un emprisonnement de longue durée ont été amplement décrits dans la documentation spécialisée (Flanagan 1995; Roberts et Jackson 1991). Parmi les épreuves particulières auxquelles sont soumis les détenus, on relève notamment : les difficultés relationnelles, par exemple la perte de relations cruciales à l'extérieur de la prison et des difficultés à nouer des rapports à l'intérieur de la prison; des soucis de détérioration mentale; la durée indéterminée des périodes d'emprisonnement; et le milieu carcéral comme tel (Flanagan 1995). Si tous les détenus doivent apprendre à composer avec les « souffrances de l'emprisonnement », les répercussions d'un emprisonnement sur les personnes condamnées injustement semblent avoir des effets qui vont au-delà de ceux qu'éprouvent les autres détenus purgeant une peine de longue durée. Ces individus sont les victimes d'erreurs judiciaires, et les effets préjudiciables de la détention sont exacerbés par la nature injuste de leur incarcération. La présente section examine les différentes stratégies d'adaptation auxquelles les cinq participants ont eu recours pour composer avec leur emprisonnement injustifié. Ces stratégies, qui comprennent la violence, la coopération, le comportement de retrait et la préoccupation relative à leur disculpation, illustrent comment ces individus se sont débrouillés pour assurer leur bien-être dans le milieu hostile d'une prison.

Adaptation au moyen de la violence et de la coopération

Une peine d'emprisonnement constitue une « atteinte colossale » aux vies des personnes emprisonnées, et une telle expérience est exacerbée dans le cas des personnes incarcérées pour la première fois (Berger 1963). Un des participants, un électricien qui avait réalisé des travaux d'électricité dans une prison avant sa condamnation injustifiée, évoque ses premières impressions de la vie carcérale :

[Traduction]
Je n'ai pas aimé l'expérience [travailler comme électricien dans une prison]... Tu travaillais près des détenus et des gardiens. Puis tu voyais des batailles, ou on te disait des choses comme « Ah, tes outils, si tu sais pas quoi faire avec, moi, j'sais quoi faire avec. » Puis tu avais des détenus qui s'approchaient de toi par derrière, et tu as tes outils à surveiller... Alors je trouvais ça dur, mais c'était seulement une part superficielle de ce que c'est que la prison. Alors ce n'était pas une bonne expérience pour moi, aller travailler là... Je ne pensais jamais qu'un jour je m'y retrouverais moi-même. (Mark)

Une fois que l'on est emprisonné, de telles perceptions de la violence carcérale deviennent une réalité, étant donné que la violence fait partie intégrante de la vie quotidienne en prison. Deux participants ont expliqué l'importance de survivre à la violence en prison et comment ils avaient réussi à s'adapter :

[Traduction]
Tu as des groupes armés, différentes factions armées, qui circulent librement, établissements à sécurité moyenne et à sécurité maximale. Armés, qui dissimulent, des armes chimiques, des armes à feu, des armes contondantes, des armes tranchantes. [Avez-vous déjà craint pour votre vie?] J'ai fait une veste avec onze National Geographics... J'ai volé deux rouleaux de ruban adhésif de l'atelier de carrosserie d'auto, et j'ai pris onze National Geographics sur un des chariots de lecture. J'ai fait un genre de pseudo veste antiperforation. Je n'étais pas le seul. [J'ai porté la veste] sous mes vêtements, chaque maudit jour, chaque fois que je quittais ma cellule. Et elle était faite comme ça, pour pas qu'elle ne déclenche l'alarme, quand tu traverses le portique de détection de métaux. (Jason)
C'est vrai qu'en prison, c'est un monde où la survie vient avant tout... Il faut que tu essayes de survivre dans la jungle, et il y a beaucoup de violence. Alors, il faut que tu te protèges, surtout si tu es accusé de crimes sexuels... Alors tu te promènes toujours avec un couteau ou... une fourchette dans tes poches. Parce que quand tu te promènes, tu ne sais jamais où et quand et comment tu vas être attaqué. (Mark)

Trouver un moyen de composer avec la violence carcérale a été une fâcheuse réalité pour plusieurs de nos participants. Des moyens plus adaptatifs de composer avec la situation ressortaient aussi de manière évidente, notamment la coopération et l'appartenance. La coopération est une stratégie utilisée pour éviter les problèmes, les conflits et le stress en milieu carcéral (Matthew 1999). Sean décrit sa participation au sein d'un groupe de détenus condamnés à une peine d'emprisonnement à perpétuité, où il a offert son soutien à d'autres détenus purgeant une peine de longue durée et a défendu leurs intérêts :

[Traduction]
Le groupe des condamnés à perpétuité et aider les gars a été une évasion. Ça a été une évasion complète! Parce que j'avais travaillé là-dessus, je leur rends des visites communautaires... Il y a beaucoup de gens là-dedans qui étaient soit saouls, ou ils étaient gelés... entendre leurs histoires... Je veux dire s'ils veulent se suicider et tu essayes d'aider. J'ai toujours eu un grand coeur, tu comprends ce que je veux dire? Je voulais aider ces gens-là. Et puis, entendre leurs histoires, ça m'a fait oublier... ma situation dans laquelle je me trouvais. Tu comprends ce que je veux dire? (Sean)

Cette stratégie de coopération a permis à Sean d'échapper à sa propre réalité insoutenable en aidant d'autres personnes à composer avec l'expérience carcérale. Dans le même ordre d'idées, Max, qui avait un niveau d'instruction très faible avant son incarcération, a composé avec son emprisonnement injustifié dans une large mesure grâce à la lecture et l'étude. En tirant profit de son travail à la bibliothèque de la prison, Max a appris une deuxième langue par lui-même, et il a aussi étudié la philosophie et la sémantique. Grâce à cette stratégie de coopération, Max a réussi à survivre et, dans une certaine mesure, à échapper à la dure réalité de la prison :

[Traduction]
Le destin est toujours à l'oeuvre d'une manière ou d'une autre, par exemple en m'envoyant travailler à la bibliothèque, au lieu de l'atelier où on envoyait la majorité des détenus. Alors, je me suis familiarisé avec le monde des livres, et c'est comme ça que j'en suis venu à lire beaucoup. Toutes sortes de livres, parce que je n'avais aucune connaissance au début... et j'avais énormément de difficulté, je dois dire, même à lire... Un livre pouvait me prendre une semaine à lire, et ça va sans dire, j'avais beaucoup de temps pour ça... seize heures et demi, dix-sept heures dans une cellule... J'ai découvert Sartre... Camus, des auteurs qui t'amènent vraiment à comprendre... tu sais, on existe et on est des produits de la société... J'ai appris [une deuxième langue]. J'ai appris toutes sortes de choses différentes. Ça a été une excellente façon pour moi de m'évader de la prison. (Max)

Comportement de retrait, isolement et idées suicidaires

Matthew (1999) avance que le comportement de retrait, qui peut prendre des formes diverses, est aussi une importante stratégie d'adaptation à la prison. Le comportement de retrait peut être manifeste, par exemple lorsqu'il y a séparation physique des autres détenus sous forme d'isolement (administratif ou de fait) et de communications minimales avec les autres détenus. Jason et Max décrivent tous deux leur retrait délibéré de la population carcérale. Pour Jason, cet isolement visait à lui permettre de ne pas perdre la tête. Pour Max, l'isolement découlait simplement du fait qu'il se trouvait foncièrement différent des autres détenus :

[Traduction]
Au fil du temps, j'ai purgé deux peines de huit mois, presque consécutives, en isolement... je me suis consciemment, délibérément, retiré de cette population... Mais, je me suis délibérément retiré de tout. Pas seulement de l'établissement mais de tout. Et je me suis mis dans un espace grand comme une salle de bain de maison ordinaire : meuble lavabo, toilette, miroir, baignoire. Tournez la baignoire, et c'est une cellule. Et j'ai juste vécu là. À l'intérieur de moi-même. Il le fallait. Je ne pouvais pas me permettre de perdre la tête. (Jason)
J'ai toujours été à part des autres détenus... les criminels n'avaient rien à m'offrir. (Max)

Matthew (1999) soutient que le comportement de retrait peut aussi se révéler sous certaines formes de dépression, d'automutilation et de suicide. Les idées suicidaires et les tentatives de suicide ont été une réalité pour plusieurs des répondants. La documentation spécialisée sur les prisons indique que les personnes les plus susceptibles de tenter de se suicider sont celles qui sont isolées physiquement et socialement dans les prisons et qui ont peu d'activités et peu de contacts avec la maison et la famille (Liebling 1992). Pour les personnes condamnées injustement, les effets d'un tel isolement sont susceptibles d'être exacerbés, étant donné que leur emprisonnement résulte d'erreurs judiciaires. L'extrait suivant décrit la tentative de suicide de Jason suite à son enquête sur le cautionnement :

[Traduction]
On m'avait refusé la mise en liberté sous caution... Refusé. Il ne m'a pas fallu trop longtemps pour décider que je n'allais pas traverser cela à nouveau. Alors j'ai attendu que mon compagnon de cellule s'endorme, que l'infirmière vienne, pour qu'il prenne ses médicaments, que le gardien de ce quart de travail-là fasse sa ronde. J'avais déjà fait la corde, plus tôt ce jour-là. J'ai pris le drap, je l'ai tressé. J'ai vérifié la boîte de métal qui protégeait le détecteur de fumée. J'ai décidé qu'elle soutiendrait mon poids. J'ai fait le noeud. J'ai tout attendu, les lumières se sont éteintes. Je l'ai installée, je suis allé me mettre debout sur le lavabo en acier inoxydable dans le coin. J'ai mis la corde autour de mon cou et j'ai sauté de l'évier... Pendant le bref moment où je pendais là, j'ai décidé que je ne voulais pas être là. Mais je n'avais pas assez de force pour me relever. Je ne faisais que tourner sur moi-même. Si je n'avais pas été en train de tourner sur moi-même, j'aurais probablement pu, mais... la secousse qui avait tendu la corde m'avait fait tourner, ce qui était une bonne chose, j'imagine, parce que mes pieds ont commencé à frapper le lavabo et ça a réveillé mon compagnon de cellule. (Jason)

Obsession d'être disculpé

Une autre stratégie d'adaptation qui semble propre à l'expérience des personnes condamnées injustement est une obsession relative aux faits de leur cause. Toutes les personnes interrogées ont décrit comment elles étaient devenues complètement absorbées par les détails de leur cause, lisant avidement les transcriptions de débats judiciaires et les dossiers juridiques, écrivant des lettres, harcelant constamment des représentants de la justice et des administrateurs de prison pour obtenir des renseignements, tout cela en vue d'obtenir leur disculpation.

[Traduction]
J'ai lu et relu mes transcriptions... J'étais obsédé par la cause. Un peu normal. J'avais été condamné injustement... J'étais toujours en train de me lever en plein milieu de la nuit et de commencer à mettre des choses par écrit... Je mettais tout par écrit. C'était mon bébé à sauver. Et c'est exactement ce que j'ai fait. (Sean)
Tout ce temps, j'ai protesté de mon innocence, j'ai soumis une quantité énorme de paperasse aux autorités pénitentiaires d'abord, puis au ministère de la Justice... et aussi à Ottawa, et ils se renvoyaient tous la balle continuellement. Finalement, j'ai écrit directement à la Reine , ce qui... évidemment, n'a rien donné. (Max)

Cependant, cette préoccupation relative à leur cause a souvent joué contre eux en prison, étant donné que l'administration pénitentiaire avait tendance à voir ces actes comme une preuve de leur absence de remords et de leur incapacité à s'adapter au milieu carcéral :

[Traduction]
J'étais obsédé par ma cause... J'avais été condamné injustement. [Mon agent de gestion de cas] écrivait continuellement dans ses rapports « le gars ne fait que nier et nier et nier, il n'arrête pas de parler de sa cause, sa cause, sa cause »... Mon agent de gestion de cas m'a dit : « Maudit, il faut que tu arrêtes de faire ça, tu ne vas jamais sortir... La Commission des libérations conditionnelles interprète ça comme si tu niais ton crime... Tu n'es pas guéri... Tu n'es pas réparé... Il faut que tu admettes ton crime pour pouvoir régler tes problèmes. » Désolé! Je ne suis pas coupable! Je ne suis pas en train de nier. Je ne fais que vous dire la vérité. (Sean)

Les effets à long terme de l'emprisonnement injustifié

Les personnes condamnées injustement ne sont pas arrivées au bout de leurs peines au moment de leur remise en liberté. La section suivante porte sur les effets à long terme d'un emprisonnement injustifié décrits par les répondants depuis leur remise en liberté. Ces effets peuvent être regroupés selon les catégories suivantes : pertes et répercussions sur la famille, colère intense et agressivité, une intolérance à l'égard des injustices, et un sentiment permanent d'emprisonnement malgré la remise en liberté.

Pertes et répercussions sur la famille

Les pertes ressenties par les personnes condamnées injustement étaient profondes. À cet égard, les répondants ont mentionné la perte de leur liberté et la perte de leur identité et de leur personnalité antérieures :

[Traduction]
J'ai perdu moi, c'est ça que j'ai perdu... mon identité, qui je suis...La façon dont je voyais la vie. (Jason)

Cependant, la perte la plus importante semblait être la perte de la famille. Mark, dont les deux enfants ont été appréhendés par les autorités responsables de la protection de la jeunesse lorsque son épouse a fait une dépression nerveuse pendant qu'il était en prison, explique la dévastation causée par la perte de sa famille :

[Traduction]
Ce que ça a affecté, c'est ma famille nucléaire – ma femme et mes enfants, ma famille. Ça a complètement dévasté ça. Nous avons perdu notre maison... J'ai perdu mes enfants... J'ai perdu les soins et les conseils et la camaraderie de mon père. Nous étions extrêmement proches. J'ai perdu ça... La partie la plus difficile d'être un détenu, ça a été la perte de la famille. (Mark)

En outre, les épreuves liées à la perte de la famille du fait de l'incarcération ont aussi des répercussions sur les familles elles-mêmes. Non seulement sont-elles privées du soutien affectif de leur être cher et sont-elles obligées de composer avec le fait d'avoir un membre de leur famille en prison, mais elles peuvent aussi se trouver privées d'une source essentielle de revenus (Ferraro et coll. 1983). Comme l'explique Jason :

[Traduction]
[Ma femme] s'est retrouvée à devoir vivre seule, avec quatre enfants, une hypothèque, l'Hydro, l'épicerie et les autres responsabilités qui viennent avec le fait d'avoir quatre enfants en bas âge : un à l'école, être obligée de travailler, être obligée d'engager des gardiennes et, ah oui, mon mari est en prison. (Jason)

Versatilité, colère et agressivité

Tous les répondants ont mentionné que leurs expériences avaient fomenté une colère généralisée et des sentiments d'agressivité envers la société, de même qu'une haine plus spécifique dirigée contre le système de justice. Max, qui a été condamné injustement pour vol qualifié, affirme :

[Traduction]
Je suis plein de HAINE [cri]. Plein de haine, et ça dure depuis des années. Je suis plein de haine envers l'administration de la justice dans cette province. Je hais aussi une société qui accepte des injustices comme étant normales. (Max)

Tous les répondants ont affirmé que leurs incarcérations injustifiées avaient eu des répercussions importantes sur leur niveau d'agressivité et sur leur tempérament général. Dans tous les cas, les participants ont affirmé qu'ils étaient plus colériques, agressifs et impulsifs qu'avant leur emprisonnement :

[Traduction]
C'est clair que j'ai été obligé d'apprendre à être plus dur. Sans aucun doute, je suis devenu plus agressif, plus colérique. Je n'ai pas besoin de grand-chose pour exploser... [Avant mon incarcération,] j'étais plus patient, et il m'en fallait beaucoup plus pour me fâcher. Mais maintenant, ça ne me prend rien. (Jason)

Intolérance à l'égard de l'injustice

À leur sortie de prison, la plupart des détenus vivent une période de réajustement, au cours de laquelle ils trouvent des moyens d'évoluer en société et de s'adapter à des exigences sociales et familiales croissantes. On a relevé chez tous les participants une intolérance croissante à l'égard de l'injustice. Des incidents particuliers où les droits d'un individu n'avaient pas été respecté ou le dénouement d'une situation était considéré injuste ont eu un effet considérable sur plusieurs de ces hommes. L'expérience d'une condamnation et d'un emprisonnement injustifiés semble avoir inculqué chez eux un grand cynisme et une profonde méfiance relativement à l'équité et à la légitimité des symboles d'autorité. Cela semblait influer sur divers aspects de leur vie, qu'il s'agisse d'une injustice commise contre eux-mêmes ou contre d'autres. Sam décrit cette sensibilité accrue :

[Traduction]
Eh bien, cela m'a rendu moins tolérant à l'égard de plusieurs choses, notamment les injustices et les bureaucraties... alors... encore aujourd'hui, vous savez, c'est une question qui a une forte charge émotive pour moi, je réagis encore quand je lis à propos d'une injustice. J'ai une vigilance accrue, je suis un peu hypersensible à l'égard de quelqu'un qui se fait malmener par le système de justice. (Sam)

Sentiment persistant d'emprisonnement après la remise en liberté

Le fait d'avoir été emprisonné injustement a eu un effet considérable sur le comportement et la situation des répondants et sur leurs façons de voir les choses. Cependant, malgré qu'ils soient sortis de prison, plusieurs répondants ne se sentent pas vraiment « libres » et demeurent entravés par un sentiment d'emprisonnement qui les empêche de mener une vie normale ou productive :

[Traduction]
Quand on me demande combien de temps j'ai fait... je crois que j'ai été en prison pendant des décennies psychologiquement. (Max)

Pour Mark, des tâches quotidiennes apparemment simples semblent prendre une importance démesurée, provoquant ainsi chez lui un sentiment de panique et un malaise reliés à sa situation d'ancien détenu. Il décrit un incident survenu alors qu'il faisait des emplettes :

[Traduction]
Ma femme ne se sentait pas bien ce jour-là, et elle m'a demandé d'aller faire des courses. J'ai pris l'auto et je suis allé à [la ville] pour faire des courses. Je paniquais. J'étais là avec le chariot d'épicerie] et j'avais l'impression que tout le monde me dévisageait. Je n'étais par encore pardonné. J'étais seulement libéré [de prison]. Je devais encore me rapporter à mon agent de probation... Je me sentais comme un prisonnier. (Mark)

Cependant, malgré les efforts qu'ils ont déployés pour dissimuler leur passé, plusieurs n'y ont pas réussi et ont dû vivre avec les conséquences négatives. Mark, par exemple, a été incapable d'échapper à l'étiquette et au mépris associés au fait d'être un délinquant sexuel :

[Traduction]
L'étiquette de « violeur » te suit. Même tu te teignais les cheveux en noir et que tu avais la peau plus foncée en sortant. Que tu le veuilles ou non, l'étiquette de « violeur » sort toujours, parce qu'il y a toujours quelqu'un, quelque part - que ce soit un gardien ou un prisonnier - qui vous a vu et qui passe le message. (Mark)
Quand je sortais faire une petite promenade... je devenais effrayé lorsque [ma famille] verrouillait les portes derrière moi. Quand j'entends le « clic » d'une porte qui se ferme bruyamment, comme une porte de prison, je me retourne et je fais un saut. Ça s'est un peu atténué, mais c'est encore là. Je peux être en train de me raser et tout à coup je revois une image de quelque chose qui est arrivé en dedans... Ça me revient. Alors tu as des images qui te reviennent comme ça de temps en temps. Des fois quand je dors, je rêvais que j'étais en prison. Je me réveillais en panique. (Jason)

Malgré leur « liberté » recouvrée par suite de leur disculpation, les répondants continuent de souffrir après leur remise en liberté. De toute évidence, l'adaptation à la vie à l'extérieur est pleine de difficultés psychologiques douloureuses.

MESURES PRISES PAR LES GOUVERNEMENTS : DISCULPATION APRÈS CONDAMNATION

Une fois qu'une personne a fait l'objet d'une condamnation injustifiée, elle dispose de peu de voies de recours pour faire corriger l'erreur judiciaire. À l'heure actuelle, il existe trois voies de recours, à savoir la procédure de révision des condamnations en vertu du Code criminel , Les commissions d'enquête et l'indemnisation. La procédure de révision des condamnations, prévue à l'article 696.1 du Code criminel , permet aux personnes qui soutiennent avoir été condamnées injustement de demander une révision des circonstances entourant leur cause et de leur condamnation. Cette procédure de révision relève du Groupe de la révision des condamnations criminelles du ministère de la Justice du Canada, qui est composé d'avocats. Pour qu'une révision puisse être entreprise, la personne concernée doit avoir épuisé tous les appels devant les tribunaux, et sa demande doit reposer sur de nouvelles questions d'importance qui n'ont pas été étudiées par les tribunaux. Étant donné ces critères stricts, très peu de révisions sont effectuées au cours d'une année donnée, et le processus est non seulement long mais aussi coûteux.

Les commissions d'enquête sont aussi considérées comme une mesure de redressement en cas d'erreur judiciaire. En théorie, elles ont été utilisées à cette fin, mais en pratique, elles ne sont pas particulièrement accessibles, puisqu'elles ne sont pas très fréquentes, elles prennent plusieurs années à mener à bien, elles peuvent seulement être constituées à l'initiative des provinces, et à ce jour elles ont été réservées aux cas ayant connu un grand retentissement dans les médias. De telles commissions sont présidées par des juges d'expérience, et elles ont pour objet de faire la lumière sur des questions soulevées relativement à l'administration de la justice qui présentent une importance ou une préoccupation suffisante pour le public pour justifier une enquête. À ce jour, trois commissions d'enquête ont été menées au Canada pour faire la lumière sur les circonstances entourant des erreurs judiciaires, et au moment d'écrire ces lignes, deux autres commissions sont en cours [4]. Les recommandations formulées au terme de ces enquêtes portent généralement sur certaines pratiques des policiers et des poursuivants et sur des mesures à prendre pour éviter que de telles erreurs judiciaires ne se reproduisent. Cependant, la question est moins claire de savoir dans quelle mesure les gouvernements provinciaux ont mis en oeuvre ces recommandations dans la pratique de la justice pénale.

La dernière voie de recours est une procédure d'indemnisation des individus qui ont été victimes d'erreur judiciaire. Le gouvernement canadien a adopté un ensemble de lignes directrices fédérales-provinciales en 1988, qui énoncent les conditions nécessaires pour qu'une indemnité soit accordée à une personne condamnée et emprisonnée injustement et énoncent les motifs qui sous-tendent l'indemnisation, les conditions d'admissibilité à l'indemnisation et les critères relatifs à la détermination du montant de l'indemnité. Néanmoins, l'octroi d'une indemnité est loin d'être automatique, et il constitue une mince consolation en regard de la dévastation causée à la famille, à la crédibilité, à la capacité de gagner sa vie, et de la fragilisation de la santé mentale résultant d'une condamnation injustifiée.

INCIDENCES SUR LES POLITIQUES : PRÉVENIR LES ERREURS JUDICIAIRES

Plus tôt cette année, le ministère de la Justice du Canada a publié un document intitulé Rapport sur la prévention des erreurs judiciaires (2005) qui contient une série complète de recommandations visant à prévenir les erreurs judiciaires à l'avenir. Le rapport décrit des pratiques préventives visant spécifiquement à contrer les facteurs qui contribuent régulièrement aux condamnations injustifiées, facteurs reliés notamment aux idées préconçues, aux identifications par témoin oculaire et témoignages connexes, aux fausses confessions, aux dénonciateurs sous garde, aux preuves génétiques, aux preuves médico-légales et aux témoignages d'experts. Ces recommandations stratégiques constituent sans aucun doute un premier pas important vers un processus de justice pénale plus transparent et plus juste. Il faudrait maintenant étudier plus en profondeur les modalités de mise en oeuvre de ces recommandations dans les pratiques quotidiennes en matière de justice pénale, de même que leurs répercussions sur les personnes emprisonnées injustement. Tel qu'il ressort de notre recherche, étant donné les répercussions psychologiques, sociales et économiques profondes et durables des condamnations injustifiées – tant sur les personnes condamnées injustement que sur leurs familles – une plus grande attention portée à la prévention et à la satisfaction des besoins des personnes en cause est essentielle pour assurer une justice à tous les niveaux.

Références

Berger, P. 1973. Comprendre la sociologie : son rôle dans la société moderne . Paris : Éditions Resma.

Campbell, K., et M. Denov. 2004. The burden of innocence: Coping with a wrongful imprisonment. Revue canadienne de criminologie et de justice pénale 46(2) : 139-163.

Denov, M., et K. Campbell. 2004. Wrongful conviction. In Criminal Justice in Canada: A Reader , J. Roberts et M. Grossman (dir.). Toronto : Harcourt.

Denov, M. et K. Campbell. 2005. Criminal injustice: Understanding the causes, effects and responses to wrongful conviction in Canada . Manuscrit soumis pour publication.

Ferraro, K. J., et A. M. Moe. 2003. Mothering, crime and incarceration. Journal of Contemporary Ethnography 32 :  9-40.

Flanagan, T. 1995. Long-term imprisonment . Londres : Sage.

Grounds, A. 2004. Psychological consequences of wrongful conviction and imprisonment. Revue canadienne de criminologie et de justice pénale 46 :165-182.

Huff, C. R. 2004. Wrongful convictions: The American experience. Revue canadienne de criminologie et de justice pénale 46 : 107-120.

Liebling, A. 1992. Suicides in prison . Londres : Routledge.

Matthew, R. 1999. Doing time: An introduction to the sociology of imprisonment . Basingstoke, R.-U. : Macmillan.

Ministère de la Justice Canada. 2005. Rapport sur la prévention des erreurs judiciaires . Ottawa : Groupe de travail du Comité FPT des chefs des poursuites pénales.

Roberts, J. V., et M. Jackson. 1991. Boats against the current: A note on the effects of imprisonment. Law and Human Behaviour 15 : 557–562.

Royal Commission on the Donald Marshall Jr. Prosecution. 1989. Royal Commission on the Donald Marshall Jr. Prosecution: Digest of Findings and Recommendations. Halifax : Imprimeur de la Reine.


[2]Le présent document constitue en partie une adaptation de Denov et Campbell (2003, 2005) et Campbell et Denov (2004).

[3]Afin d'assurer la confidentialité, les répondants mentionnés dans le présent article sont désignés au moyen de noms fictifs.

[4] La commission d'enquête sur l'affaire Marshall, menée à la suite de la condamnation injustifiée de Donald Marshall Jr., avait un vaste mandat consistant à examiner et évaluer l'administration de la justice pénale en Nouvelle-Écosse et à « faire de recommandations   » pour aider à prévenir des tragédies semblables à l'avenir (Commission royale, 1999). Les mandats des deux autres commissions d'enquête étaient semblables. En effet, la commission d'enquête présidée par le juge Kaufman, relativement à la condamnation injustifiée de Guy Paul Morin, et la commission d'enquête sur l'affaire Sophonov, qui a porté sur la condamnation injustifiée de Thomas Sophonov, avaient toutes deux pour mandat d'examiner les enquêtes policières et les procédures pénales qui sont susceptibles de mener à des condamnations injustifiées, et de formuler des recommandations concernant l'administration de la justice pénale. Au moment d'écrire le présent article, l'enquête sur la condamnation et l'emprisonnement injustifiés de David Milgaard est en cours, tout comme la Commission Lamer chargée de faire enquête sur les condamnations injustifiées de Ronald Dalton, Randy Druken et Gregory Parsons à Terre-Neuve.


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