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JusteRecherche no. 11
PROFIL DE RECHERCHES

Projet de loi C-46 : Examen de la jurisprudence

Susan McDonald, agente de recherche principale p.i.,
Division de la recherche et de la statistique, et
Andrea Wobick, chercheure juridique,
Centre de la politique concernant les victimes


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Introduction

Au cours des années 1990, le Canada a connu des changements importants dans les lois sur l’agression sexuelle, lesquels ont été apportés par des modifications législatives et la jurisprudence. En effet, dans un certain nombre d’arrêts, la Cour suprême du Canada a soutenu les droits de l’accusé (voir par exemple R. c. Seaboyer (1991) 2 R.C.S., page 577) dans le contexte de l’accès aux dossiers confidentiels du plaignant. Il y a eu également une discussion poussée sur les répercussions de ces décisions. En 1997, on a adopté le projet de loi C-46 qui modifiait le Code criminel en prévoyant des dispositions sur la production et la communication de dossiers de tiers à la personne qui est accusée d’agression sexuelle (L.C. 1997, chapitre 30, article 278.1). Ces dispositions ont été contestées pour des motifs constitutionnels dans l’arrêt R c.Mills ((1999) 3 R.C.S. 668 (ci-après Mills)) et, en novembre 1999, la Cour suprême a maintenu la validité de la législation.

Dans le cadre de l’examen continu des répercussions de ces modifications législatives, les auteures ont entrepris d’étudier toutes les affaires relatives à l’article 278.1 qui ont été publiées entre la période qui suit immédiatement l’arrêt Mills et juin 2003[2]. L’objet de l’examen était d’obtenir de l’information sur les caractéristiques de ces affaires (le type de dossiers qui font l’objet d’une demande, la relation entre le défendeur et le plaignant, par exemple) et sur les motifs de la décision.

Il existe beaucoup d’écrits sur la loi concernant l’agression sexuelle et en particulier sur les changements apportés dans le contexte canadien au cours des années 1990. Des universitaires provenant de disciplines et de perspectives variées ont commenté plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada et décisions de tribunaux d’appel (par exemple, Busby, 1997, 1998; Holmes, 1997; Gotell, 2002)[3]. Ces commentaires critiques sont éclairés, mais ils n’orientent pas l’examen de la jurisprudence.

Méthode

Les juges sont tenus de donner leurs motifs lorsqu’ils rendent une décision relative à une demande présentée aux termes de l’article 278.1 (paragraphes 278.8 (1) et (2)). La présente étude est fondée uniquement sur les décisions que l’on trouve dans la base de données QuickLaw. Ces décisions ont été extraites entre le 1 er décembre 1999 et le 30 juin 2003. La période visée est de 43 mois après que l’arrêt Mills a été rendu en novembre 1999.

Nous avons utilisé le syntagme de recherche « article 278 » et d’autres termes comme « dossier » ou « infraction de nature sexuelle ». Nous avons comparé les affaires que nous avons trouvées aux listes compilées par la professeure Lise Gotell (2002) et au travail préliminaire de la professeure Karen Busby (1998) pour nous assurer que nous avions extrait toutes les données pertinentes. Il s’est produit certains chevauchements et certaines incohérences. Nous avons étudié les affaires afin de déterminer s’il s’agissait bien de décisions relatives à une demande de communication de dossier présentée aux termes de l’article 278. En tout, nous avons examiné 48 décisions.

Les décisions tirées de la base de données QuickLaw ne représentent pas toutes les décisions rendues au Canada pendant cette période sur une demande présentée aux termes de l’article 278.1. Ces décisions sont toutefois celles qui sont publiées et, parce qu’on peut les lire en consultant la base de données QuickLaw, elles constituent des précédents qui constitueront la jurisprudence à venir. En effet, les avocats et les juges consultent les décisions publiées dans QuickLaw pour connaître les précédents et disposent rarement d’information additionnelle sur les affaires disponibles.

Habituellement, les décisions sont rendues verbalement. À moins qu’on ait présenté une demande particulière, les motifs donnés oralement ne sont pas transcrits ou publiés. Pour ce qui est de la publication des motifs, les pratiques judiciaires varient d’une province ou d’un territoire à l’autre. Aucune affaire relative aux demandes de communication de dossier présentées aux termes de l’article 278 que l’on trouve dans QuickLaw ne provient du Québec.

L’examen de la jurisprudence est limité pour ce qui est de ce qu’on peut en tirer en fin de compte. Il ne révèle rien sur les perceptions, les croyances ou les émotions des principaux intéressés; il ne permet pas non plus de découvrir si les demandes de communication de dossiers sont devenues pratique courante. Cependant, un examen approfondi de la jurisprudence peut révéler des tendances et, ainsi, il peut permettre d’évaluer une tendance qui ne reflète peut-être pas la jurisprudence.

Résultats

En tout, nous avons examiné 48 affaires qui ont été tranchées entre le 1 er décembre 1999 et le 30 juin 2003. Un quart de ces affaires (12 sur 48) ont été instruites devant une cour d’appel. Dans la plupart des cas, les affaires se passent en Ontario (17) ou à Terre-Neuve (9). Aucune affaire ne provient du Nunavut, de l’Île-du-Prince-Édouard ou du Québec.

Les caractéristiques des défendeurs et des plaignants qui figurent ci-dessous correspondent aux tendances signalées plus haut dans l’étude sur la jurisprudence (Busby, 1998; Gotell, 2002). Globalement, la plus grande partie des plaignants sont des femmes, les défendeurs sont des hommes et, dans la plupart des cas, il y avait déjà une relation entre plaignant et défendeur. Une forte proportion de plaignants est jeune.

Information sur les défendeurs

Dans tous les cas où l’information est disponible (45 cas sur 48), le défendeur est un homme. Dans au moins 79 % des cas (38 sur 48), le défendeur est un adulte. Pour ce qui est des 10 autres cas, des jeunes étaient impliqués dans 6 cas et l’âge n’était pas indiqué dans les 4 autres cas.

Information sur les plaignants

Dans 60 % des cas (28 sur 47), il n’y avait qu’un plaignant (dans 4 cas, le plaignant était un homme et dans les 24 autres cas, une femme). Dans 5 cas, on n’indiquait pas le sexe du plaignant. Dans 30 % des cas (14), il y avait plus d’un plaignant (de 2 à 64 plaignants).

Dans la plupart des cas étudiés, on a affaire à de jeunes plaignants. Pour ce qui est des 38 cas où l’âge du plaignant est indiqué dans le jugement écrit, on constate que, dans un peu plus de trois-quarts des cas, le plaignant a moins de 18 ans; dans 6 cas, il s’agit d’un adulte et enfin, dans 3 cas, il y a de jeunes plaignants et des plaignants adultes.

Sur les 6 cas impliquant des plaignants adultes, 3 plaignants souffraient d’un retard du développement ou d’un déficit cognitif. Un jeune enfant plaignant était déficient mental et, dans un autre cas impliquant deux adolescentes, les faits laissent croire que les plaignantes souffraient d’un déficit cognitif ou d’un retard du développement. Dans 4 cas, le plaignant était toxicomane ou alcoolique bien que, dans un cas, la dépendance soit apparue après l’infraction alléguée.

Plusieurs plaignants avaient eu affaire à un organisme de services à l’enfance. Dans 3 cas, les plaignants vivaient dans un foyer collectif et, dans 5 cas, la Société d’aide à l’enfance (S.A.E.) avait eu un rôle à jouer. Qui plus est, dans 11 cas, les services sociaux, les services de protection de l’enfance, les services aux enfants et à la famille et des organisations analogues avaient travaillé avec le plaignant.

Relations entre le défendeur et le plaignant

Dans la majorité des cas, il y avait eu une relation quelconque entre l’accusé et le plaignant. Dans 28 cas, on pouvait déterminer cette relation avec certitude. La plupart impliquaient des membres de la famille (père, beau-père, oncle, etc.) et, dans 7 cas, le défendeur avait une relation professionnelle avec le plaignant (médecin ou psychologue et patient).

Motifs

Étant donné la liste des facteurs à prendre en considération et l’importance de la pertinence vraisemblable (voir les alinéas 278.3 (4) a) à j)) des raisons invoquées pour justifier la demande de communication des dossiers, nous avons étudié de près les motifs retenus.

Dans l’arrêt Mills, le tribunal a déclaré que la cour qui décide d’ordonner ou non la communication de documents doit pouvoir examiner les droits et les intérêts de tous ceux qui seront touchés par la communication et que les trois principes en jeu dans les affaires relatives à l’article 278 sont la défense pleine et entière, la protection de la vie privée et l’égalité (paragraphe 61).

Dans les deux tiers des cas (26 sur 39) où il s’agissait de déterminer s’il fallait ou non ordonner la communication de dossiers, le juge s’est reporté de façon générale au paragraphe 278.3(4), dans lequel se trouve la liste des facteurs à prendre en considération. Le plus souvent, le juge déclarait devoir tenir compte de la disposition ou encore avoir tenu compte de la disposition avant de rendre la décision. Parmi les sept facteurs énumérés, ceux qui étaient le plus souvent mentionnés étaient le droit du défendeur à une défense pleine et entière (signalé dans 28 affaires) et le préjudice qui pourrait être causé au chapitre de la dignité personnelle et du droit à la protection de la vie privée au moment de la communication (29 affaires).

La valeur probante du dossier comme preuveétait aussi un thème commun que l’on trouve dans près de la moitié des cas (19), à l’instar de l’attente raisonnable relative à la protection de la vie privée du plaignant, thème qui a été abordé par le juge dans près de deux tiers des cas (24).

Pour ce qui est des facteurs énumérés dont il est fait peu mention dans la décision, citons l’intérêt de la société à inciter les victimes à obtenir un traitement, facteur signalé dans 5 affaires, et l’intégrité du processus judiciaire, thème mentionné dans 4 affaires. L’influence de croyances discriminatoires ou de préjugés (8 cas) et l’intérêt de la société à signaler l’infraction (9 cas) sont des sujets dont il est question dans un peu moins de un quart des cas. Dans un seul cas, le juge procède à l’analyse de chaque facteur énuméré au paragraphe 278.3 (4); enfin, dans 9 cas sur 39, le juge examine au moins cinq facteurs.

Dans l’ensemble, les juges qui rendent une décision dans les affaires étudiées déclarent fréquemment que le droit du défendeur à une défense pleine et entière et le droit du plaignant au respect de la vie privée sont des préoccupations qui entrent en conflit lorsqu’il s’agit d’ordonner ou non la production du dossier; toutefois, ils mentionnent rarement le concept d’égalité. En fait, ce n’est que dans quatre décisions que l’on examine cette question de façon détaillée, ce qui ne veut pas dire cependant qu’un grand nombre de juges n’ont pas tenu compte de la notion d’égalité ou que celle-ci n’a joué aucun rôle dans le jugement. D’autres facteurs énumérés au paragraphe 278.3 (4) et dans l’arrêt Mills sont signalés explicitement, mais c’est rarement le cas pour le principe d’égalité.

La protection de la vie privée est un droit consacré par la Charte qui est fréquemment mentionné dans les jugements publiés. Dans 4 cas, le juge se penche presque exclusivement sur les intérêts liés à la protection de la vie privée en excluant l’analyse détaillée d’autres facteurs. L’article 8 de la Charte fait état de la notion d’attente raisonnable relative au respect de la vie privée. Dans l’arrêt Mills, la protection de la vie privée est définie comme le droit d’être laissé en paix par l’État, ce qui comprend la capacité pour une personne de contrôler l’échange d’information confidentielle la concernant (paragraphes 79 et 80). Le tribunal déclare que « ces préoccupations en matière de vie privée sont à leur plus fort lorsque des aspects de l’identité d’une personne sont en jeu, comme dans le cas des renseignements relatifs au mode de vie d’une personne, à ses relations intimes ou à ses convictions politiques ou religieuses » (paragraphe 80). Il continue en affirmant que la relation de confiance qui existe entre le plaignant et la personne qui détient les dossiers est une considération fondamentale lorsqu’il s’agit de décider s’il faut ordonner la production d’un dossier thérapeutique dans un cas d’agression sexuelle (paragraphe 82).

Dans 40 cas, le tribunal a pris une décision au sujet de la communication d’information ou de la production du dossier : il n’a pas ordonné de communication dans 15 cas. À plusieurs reprises, le juge a rejeté l’argument de la défense selon lequel les dossiers allaient démontrer que le plaignant manquait de crédibilité ou d’habiletés, ou indiquer un motif pour fabriquer la plainte. Dans un cas de ce genre, où le plaignant était aveugle au sens de la loi et souffrait d’une déficience cognitive légère, le juge a affirmé que la demande relative à la communication du dossier pouvait être fondée sur la croyance discriminatoire selon laquelle une personne aux prises avec une déficience intellectuelle est incapable de dire la vérité (R. v. Tatchell, [2001] N.J. numéro 314, au paragraphe 20).

Sur les 25 cas qui restent, une communication partiellee ou entière a été faite à la défense dans 14 cas et, pour les 11 autres cas, l’affaire a pris fin après une communication partielle ou entière au juge. Dans plusieurs cas de ce type, le motif appuyant la décision d’ordonner la production du dossier était l’incertitude pour ce qui est de la crédibilité du plaignant ou encore l’existence possible d’une raison de fabriquer la plainte. De plus, on a souvent fait mention du droit du défendeur à une défense pleine et entière en soutenant fréquemment que, dans les circonstances, ce droit devrait l’emporter sur le droit du plaignant au chapitre du respect de la vie privée.

Dans les 11 cas où l’on a ordonné qu’une communication entière ou partielle soit faite au juge et où une communication additionnelle à la défense ne faisait pas partie du jugement, les motifs étaient analogues à ceux offerts dans les cas où l’on a ordonné la production d’information à la défense. À plusieurs reprises, on invoquait alors la crédibilité du plaignant ou la possibilité qu’il ait fabriqué la plainte.

Pour conclure, l’examen de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Mills révèle que les juges n’ont pas interprété l’article 278.5 de façon uniforme au moment de décider s’il fallait ou non ordonner la production de dossiers pertinents. En effet, différents juges ont mis l’accent à divers degrés (ou n’ont pas mis l’accent du tout) sur les facteurs énumérés au paragraphe 278.5 (2) et dans les lignes directrices contenues, d’une part, dans la législation et, d’autre part, dans l’interprétation donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Mills. La protection de la vie privée a été un facteur fondamental dans la prise de décision tandis que l’on a très peu fait mention de la question de l’égalité. Il est cependant très difficile de déterminer des tendances précises pour ce qui est du raisonnement, les détails des jugements étant jusqu’à présent fort variés.

Conclusion

L’étude de la jurisprudence révèle des conclusions qui correspondent à celles tirées d’études antérieures (Busby 1998; Gotell, 2002). Ainsi, dans la plupart des cas, il y avait une relation entre le plaignant et le défendeur (liens familiaux ou professionnels); la majorité des défendeurs étaient des hommes tandis que la plupart des plaignants étaient des femmes; les plaignants étaient jeunes; on a demandé que de nombreux dossiers soient communiqués; le tribunal a ordonné la communication ou la production de ces dossiers dans environ 35 % des cas.

Pour ce qui est des motifs, on n’a pu isoler aucune tendance particulière si ce n’est que l’on met davantage l’accent sur la protection des renseignements personnels qui concernent les plaignants. L’examen de la jurisprudence nous donne des données générales et particulières sur les caractéristiques des affaires et les motifs des décisions rendues relativement à l’article 278.1. Il nous offre un outil qui nous permet de surveiller les tendances de la jurisprudence. Cette activité est importante, car elle nous permet de déterminer si les dispositions législatives sont appliquées conformément à l’intention du Parlement. Étant donné les multiples changements apportés à la loi sur l’agression sexuelle au Canada au cours des vingt dernières années, cette recherche joue un rôle important en ce sens qu’elle permet d’orienter la politique au ministère de la Justice. Il importe donc de poursuivre la recherche dans ce domaine.

Références

Busby, K. (1998). Third Party Records Cases since R. v. O’Connor. Ottawa (Ontario) : Ministère de la Justice du Canada.

Busby, K. (1997). Discriminatory uses of personal records in sexual violence cases. Canadian Journal of Women and the Law, volume 9, pages 148 à 178.

Gotell, L. (2002). The ideal victim, the hysterical complainant, and the disclosure of confidential records: The implications of the Charter for sexual assault law. Osgoode Hall Law Journal, volume 40, pages 251 à 295.

Holmes, H.J. (1997). An analysis of Bill C-46: Production of records in sexual offence proceedings. Canadian Criminal Law Review, volume 2, pages 71 à 110.

Mohr, R. (2002).Words Are Not Enough: Sexual Assault Legislation, Education and Information – Internal Report. Ottawa (Ontario) : ministère de la Justice du Canada.


[2] On a également procédé à une étude avec des professionnels clés de la justice pénale, à Toronto et Ottawa (voir Mohr, 2002).

[3] Selon Gotell (au paragraphe 22 de la version QuickLaw), [ traduction] « le discours sur les droits prévus à la Charte est envahissant » dans le cas du critère de la pertinence vraisemblable lorsque le droit à un procès équitable l’emporte sur la considération des besoins et des intérêts du plaignant et sur la prise en compte des préjudices qu’il peut subir. Gotell (au paragraphe 27) se montre critique face à ce que déclare la cour au sujet de la protection des renseignements personnels et il soutient que, à la base de cette discussion, il y a [ traduction] « une conception hautement individualiste et atomistique des préoccupations du plaignant ». La décision individualise le plaignant qui n’est pas vu comme quelqu’un qui vit différentes relations fondées sur le pouvoir et le contrôle; qui plus est, elle empêche en partie d’en arriver à une [ traduction] « version des choses qui fait autorité » (au paragraphe 27).

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