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La vie privée de la victime et le principe
de la publicité des débats

Jamie Cameron, Professeur de droit
Osgoode Hall Law School
Centre de la politique concernant les victimes

March 2003

Les opinions exprimées dans le présent rapport sont celles de l'auteur et ne représentent pas nécessairement celles du ministère de la Justice Canada.

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Chapitre Cinq

Perspectives

Introduction

            Le débat au sujet des infractions sexuelles a surtout porté, ces dernières années, sur les mythes et les stéréotypes entourant le viol. C'est un débat qui s'est polarisé, dans une certaine mesure, entre, d'un côté, ceux qui contestent l'existence ou la persistance de ces perceptions et croyances et ceux qui soutiennent que le système de justice pénale est vicié par elles, de l'autre. Comme cela a été expliqué dans le Chapitre Trois, la Cour suprême du Canada a conclu que ces perceptions faisaient partie de la dynamique qui caractérisait les poursuites pour agression sexuelle dans le passé. Cette dynamique peut entraîner une bataille cruelle entre la plaignante et l'accusé, ce qui victimise à nouveau les personnes contre qui l'acte criminel a été commis. Il y a lieu de noter en passant que les mythes au sujet du viol comportent de nombreux aspects, comme la triste histoire de la discrimination raciale le montre. Il n'y a pas encore si longtemps, et cela continue peut-être encore aujourd'hui, les croyances discriminatoires au sujet de l'appétit sexuel des Noirs et de leur désir pour les femmes blanches entraînaient des lynchages, des erreurs judiciaires et de nombreuses injustices aux États-Unis [ccclv] .

            Il n'est pas difficile de comprendre que les mythes et les stéréotypes qui favorisent les croyances aux dépens de la vérité peuvent compromettre la justice pénale. Le système ne fonctionne pas lorsque les infractions ne sont pas signalées ou, si elles le sont, lorsqu'elles ne donnent pas lieu à des poursuites à cause de ces croyances. Les crimes impunis sapent à leur tour la volonté de réprimer les infractions au sein de la collectivité et les victimes paient un prix personnel, leur intégrité corporelle étant violée impunément. Le besoin de rétribution et de dénonciation de la société n'est pas satisfait et le droit de la victime à faire valoir et à récupérer son intégrité sexuelle est sacrifié.

            Le processus ne fonctionne pas très bien non plus lorsque les plaintes donnent lieu à des poursuites; il est impossible d'obtenir une condamnation si la victime n'accepte pas de témoigner et de renoncer ainsi à sa vie privée, et bien souvent, à sa dignité. Jusqu'à dernièrement, la procédure et les règles de preuve permettaient trop souvent à l'accusé de salir la réputation de la victime et de faire connaître son comportement sexuel antérieur dans le but d'excuser un contact non consensuel. Les victimes trouvaient humiliantes et insultantes les règles de preuve qui autorisaient ce que l'on reconnaît être aujourd'hui des questions non pertinentes. Nous avons traité des conséquences qu'avaient ces règles pour la vie privée et la dignité des plaignantes dans le contexte de la jurisprudence de la Charte dans le Chapitre Trois ci-dessus.

            Ces questions constituaient non seulement en elles-mêmes une atteinte à la vie privée, mais elles renvoyaient également au principe de la publicité des débats et au phénomène du sous-

signalement chronique des infractions sexuelles. Pour les plaignantes, le tourment du contre-interrogatoire était certainement aggravé par le principe de la publicité qui accorde aux victimes d'agression sexuelle un traitement identique à celui des autres victimes d'actes criminels. Les journalistes de la presse écrite et électronique avaient toute liberté de diffuser des détails privés et intimes concernant les contacts sexuels qu'avait eus l'accusé avec une plaignante dont le nom était connu. En outre, avant que ce genre de preuve soit interdit, ils pouvaient également librement rapporter tous les détails de la vie sexuelle qu'avait eue la victime avec d'autres personnes, parce que tout cela était révélé en audience publique. Dans les circonstances, il est compréhensible que les victimes de ces crimes aient hésité à faire confiance au système de justice pénale.

            Les réformes introduites ces dernières années ont beaucoup amélioré le statut des plaignantes dans les affaires d'agression sexuelle. Les initiatives prises dans le domaine judiciaire et législatif visaient à modifier les perceptions et les croyances qui désavantageaient cette catégorie de victimes d'actes criminels. C'est pourquoi la question du rapport entre les droits des plaignantes et ceux de l'accusé ne suscite guère de débat au Canada depuis quelque temps. Les partisans des droits de l'accusé refusent d'admettre que l'accusé et sa victime sont sur un pied d'égalité aux termes de la Charte , mais les dispositions législatives et la jurisprudence indiquent clairement qu'il n'y a pas de hiérarchie entre les droits de l'accusé et ceux de la victime. Il demeure que les droits en jeu sont importants; la Cour suprême du Canada a également déclaré qu'il n'est pas possible de reconnaître, de façon absolue et disproportionnée, le droit à la vie privée de la victime aux dépens de celui de l'accusé à une défense pleine et entière [ccclvi] . De la même façon, le droit à la vie privée de la victime ne doit pas l'emporter sur le principe de la publicité. La Cour suprême reconnaît ainsi qu'il est possible de protéger la vie privée de la victime et elle situe également la publicité des audiences et la responsabilité au centre des valeurs sous-jacentes à l'al. 2 b ) [ccclvii] .

            Il y a un autre aspect des mythes et des stéréotypes à propos du viol qui concerne la façon dont les médias rapportent les infractions de nature sexuelle et dont le public, à son tour, perçoit la plaignante [ccclviii] . Comme l'a expliqué Helen Benedict, « les crimes sexuels ont la capacité particulière de toucher les croyances profondément enracinées qu'entretiennent les citoyens au sujet des rôles sexuels [ccclix]  », et la presse joue un rôle dans ce domaine parce qu'elle crée et renforce ces attitudes [ccclx] . Dans son livre de 1992, Virgin or Vamp: How the Press Covers Sex Crimes (La vierge ou la femme fatale : comment la presse présente les crimes sexuels), l'auteure énumère un certain nombre de mythes à propos du viol qui sont, d'après elle, « encore très vivants [ccclxi]  ». Elle soutient que ces mythes influencent la façon dont la presse rapporte les infractions sexuelles et celle dont le public réagit aux allégations de viol. Mme Benedict affirme que les victimes de crime sexuel sont obligées de choisir entre deux modèles : « elle est soit pure et innocente, une véritable victime attaquée par des monstres - [une vierge] ou elle est la femme impudique qui a provoqué son assaillant avec sa sexualité - [la femme fatale] [ccclxii]  ». Compte tenu du caractère particulièrement horrible de l'agressions sexuelle, ce genre de stéréotype est particulièrement injuste. Mme Benedict décrit de la façon suivante la façon dont elle analyse le viol :

J'ai appris qu'il détruisait complètement le sentiment d'autonomie et d'intimité que possède la victime - son corps est utilisé comme un objet, elle est avilie; le viol cause un trauma et insinue la méfiance entre la victime et ses proches, il détruit bien souvent les mariages et les familles; j'ai également appris que la police, la presse et le public en général comprenaient mal ces problèmes et avaient peu d'empathie avec la victime. J'ai appris comment les victimes de viol étaient prisonnières d'un cycle de l'injustice : victimes d'un crime violent sans qu'elles l'aient voulu, on leur en faisait le reproche et, bien souvent, les voisins, les amis, les familles et le droit se moquent d'elles. J'ai également appris que même après deux décennies d'efforts déployés par les féministes pour sensibiliser le public au viol, il arrivait encore que des femmes soient humiliées et chassées de leur ville et elles sont encore couramment décrites comme des menteuses, ou des femmes faciles par la presse et le public [ccclxiii] ...

            Avec les réformes qui ont été adoptées, il est difficile de savoir si les infractions sexuelles sont traumatiques parce que l'attaque est de nature sexuelle, parce que les mythes et les stéréotypes aggravent et alourdissent le trauma de la victime, ou parce que l'attaque et les mythes qu'elles véhiculent n'ont pas encore été séparés, opération qui est d'ailleurs peut-être impossible. Mme Benedict prédit que « tant que les gens auront un sentiment de pudeur envers les actes sexuels et le corps humain, le viol causera un stigmate » et ce n'est « pas nécessairement un stigmate qui reproche à la victime ce qui lui est arrivé », mais un stigmate « qui établit un lien indissoluble entre son nom et un acte intime particulièrement humiliant [ccclxiv]  ».

            Aux fins de la présente étude, il est important de préciser les fondements du droit à la vie privée de la victime dans les affaires d'agression sexuelle. Plus précisément, par rapport au principe de la publicité, il s'agit de savoir si les exceptions à la publicité sont nécessaires pour lutter contre les mythes et les problèmes d'application de la loi constatés dans ce domaine ou si les infractions sexuelles ont toujours été différentes et le seront toujours. Selon le premier point de vue, les exceptions au principe de la publicité constituent des mesures temporaires destinées à protéger la vie privée des plaignantes qui sont amenées à participer à un processus pénal et à une opération médiatique qui n'est pas encore exempte de préjugés à l'égard des infractions sexuelles. Selon l'autre point de vue, le respect de la vie privée des victimes constituerait une exception permanente au principe de la publicité des débats dans les affaires d'agression sexuelle. Ce point de vue se fonde sur la croyance qu'il y a lieu de traiter de façon particulière les infractions sexuelles, parce que type d'infraction agresse nécessairement les victimes de façon différente.

            Lorsqu'on examine ces points de vue, il est important de replacer dans leur contexte le problème des mythes et des stéréotypes et le principe de la publicité. Nous avons expliqué dans le Chapitre Trois comment les croyances discriminatoires influençaient la procédure, depuis l'enquête jusqu'aux règles de preuve appliquées au procès et expliquaient le fait que les plaignantes soient traitées de façon inéquitable dans les affaires d'agression sexuelle. Malgré les réformes apportées en vue d'y remédier, ces éléments d'iniquité sont de nature systémique et ne disparaîtront que lentement. Par contraste, le principe de la publicité ne fait aucunement appel aux mythes et stéréotypes qui ont influencé d'autres aspects de la procédure utilisée dans le passé pour les agressions sexuelles. La présomption en faveur de la publicité n'accorde pas un traitement différent ou injuste aux victimes d'agression sexuelle; cette présomption tient simplement pour acquis que les principes qui s'appliquent à toutes les autres victimes d'actes criminels doivent également s'appliquer à celles qui ont subi une agression sexuelle.

            Cette affirmation appelle cependant une nuance; l'anonymat de la victime est protégé par le par. 486(3) du Code criminel , une exception au principe de la publicité qui se justifie par le lien qui existe entre l'identification de la victime et le sous-signalement des infractions. En outre, le par. 486(1) autorise le tribunal à déclarer le huis clos pour toute ou partie de l'instance, dans le cas où il existe des preuves justifiant une telle ordonnance. En outre, même si le principe de la publicité n'est pas fondé sur des mythes ou des stéréotypes, d'après Mme Benedict, les articles de journaux continuent à faire circuler toutes sortes de préjugés au sujet des infractions sexuelles. De ce point de vue, les exceptions au principe de la publicité limitent la tendance qu'ont les médias à renforcer, voire même à établir, les mythes et les stéréotypes attachés aux victimes d'infractions sexuelles. Selon cette optique, il faut considérer que les affaires d'agression sexuelle ont un caractère unique, dans le sens où il est impossible de séparer les répercussions du principe de la publicité sur la vie privée de celles qui découlent de la confrontation entre la victime et l'accusé.

            La résolution de la dynamique complexe décrite ci-dessus n'entre pas dans le cadre du présent chapitre, ni dans celui de l'étude. Nous allons plutôt procéder dans ce chapitre à une analyse des principes qui entrent en jeu lorsqu'il y a conflit entre la publicité et la vie privée. Il est divisé en deux parties qui correspondent aux deux principales questions reliées à la publicité des débats analysées dans le Chapitre Deux : la publicité des débats et les ordonnances de non-publication de l'identité de la victime, et la publicité des audiences par rapport aux ordonnances de huis clos ou excluant certaines preuves. La première section va donc traiter de l'anonymat de la victime, en s'inspirant de la riche doctrine américaine qui existe sur cette question.

            La deuxième partie du chapitre est consacrée aux questions de publicité qui se sont posées dans les affaires Homolka-Bernardo, avec deux objectifs en tête. Le premier consiste à examiner dans quels cas et pour quels motifs il est possible d'exclure le public de la salle d'audience ou de refuser l'accès à des éléments de preuve essentiels. Le second vise à explorer la notion de victime. Il est banal de faire remarquer que la perpétration d'une seule infraction peut victimiser plusieurs personnes et il est bien établi que les victimes d'actes criminels n'ont pas toujours été correctement traitées par le système de justice pénale. Dans ces circonstances, la décision d'accorder aux victimes d'actes criminels la possibilité nouvelle de participer au processus pénal remet inévitablement en cause la notion traditionnelle de la victime unique. Il faut se demander s'il y a lieu de reconnaître également les victimes « secondaires » et, dans ce cas, de quelle façon et dans quel but. La Charte a certes attribué un certain statut aux tiers, mais ces initiatives sont controversées parce qu'elles modifient la conception du procès pénal considéré comme un processus accusatoire opposant deux parties : l'État et l'accusé.

            L'analyse de ces questions complexes est suivie d'une brève conclusion.

L'anonymat de la victime

            À la différence des affaires portant sur l'accès de la défense à des renseignements privés, l'anonymat de la victime dans les affaires sexuelles a suscité peu de discussions au Canada. La décision de la Cour suprême du Canada qui a confirmé la validité des ordonnances impératives de non-publication de l'identité de la victime prévues par le Code criminel n'a guère suscité de controverse et le droit de la plaignante de conserver l'anonymat n'a pas été contesté depuis cette décision. Parallèlement, dans le Chapitre Deux, nous avons noté les motifs du juge Howland, juge en chef de l'Ontario, qui a décidé qu'il n'était pas toujours justifié de protéger l'identité de la victime. Selon ce point de vue, la divulgation peut, dans certains cas au moins, faire apparaître de nouvelles preuves ou de nouveaux témoins. Nous avons également retracé dans ce chapitre l'évolution du droit à la vie privée des parties dans le système judiciaire, depuis l'arrêt Scott v. Scott , jusqu'à aujourd'hui, y compris le pouvoir discrétionnaire attribué par le par. 486(1) de décréter le huis clos pour toute ou partie de l'instance dans le but de protéger la vie privée de la victime.

            Les réformes visant à protéger la vie privée de la victime, ainsi que les autres modifications importantes apportées aux règles en matière d'infraction sexuelle, sont en vigueur depuis plusieurs années. Il serait peut-être utile de déterminer si ces changements ont influencé positivement les taux de signalement, de poursuite et de condamnation pour ce qui est des infractions sexuelles. En l'absence de données, le débat sur l'anonymat de la victime ne peut que porter sur les principes sur lesquels reposent les différents points de vue.

            Signalons dès le départ un point important, qui a été mentionné dans l'analyse de la jurisprudence américaine; il s'agit de la question de savoir si le principe de la publicité des débats est compromis lorsque l'identité de la victime n'est pas divulguée. Sur ce point précis, il n'est pas sûr que l'accès à l'information ou la transparence du système de justice pénale et la responsabilité de ses acteurs, exige que les victimes d'actes criminels soient publiquement identifiées. On peut en effet penser que l'essentiel est qu'une infraction a été commise, qu'il faut établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé, et que le nom de la victime et les renseignements sont sans rapport avec le reste. Dans la mesure où ces renseignements touchent le caractère équitable ou la crédibilité du procès, ils peuvent être obtenus par les personnes qui se trouvent dans la salle d'audience et grâce aux articles diffusés par la presse électronique. Autrement dit, il paraît possible de soutenir que la préservation de l'anonymat de la victime constitue une dérogation minime au principe de la publicité.

            C'est ce qui explique que le juge Rehnquist, qui a été le juge en chef des États-Unis pendant tant d'années, ait déclaré dans Smith v. Daily Publishing Co. que la publication du nom d'un adolescent n'avait aucun rapport avec le rôle de chien de garde que joue la presse à l'égard du système de justice pénale [ccclxv] . Étant donné que la presse avait toute liberté pour décrire l'infraction et informer la collectivité des poursuites intentées contre l'adolescent, il a estimé que l'interdiction de divulguer son identité constituait « une atteinte minime à la liberté de la presse [ccclxvi]  ». La position qu'a adoptée le juge Rehnquist au sujet de l'anonymat était fondée sur des considérations reliées à la réinsertion sociale du jeune contrevenant, ainsi que sur l'existence d'un pouvoir discrétionnaire du tribunal d'autoriser la divulgation de son nom.

            De la même façon, le juge White a prononcé un jugement dissident dans The Florida Star v. B.J.F. pour le motif qu'« il n'est pas dans l'intérêt public de publier les noms, adresses et numéros de téléphone des personnes qui sont victimes d'actes criminels [ccclxvii]  ». Il a estimé que ce n'était pas « trop demander à la presse, dans les cas de ce genre, de faire preuve d'un minimum de décence et de s'abstenir de publier le nom, l'adresse et le numéro de téléphone de la victime [ccclxviii]  ». Pour lui, si le Premier amendement avait pour effet d'empêcher une victime d'être indemnisée parce que la presse a rapporté qu'elle avait été violée, il paraît difficile d'envisager des faits qui soient trop privés pour être publiés [ccclxix] . Les juges majoritaires ont apporté deux réponses aux préoccupations exprimées par le juge White. Tout d'abord, le juge Marshall a soutenu que dans l'ensemble , l'article, par opposition à l' identité de la victime qu'il révélait, portait sur une question d'intérêt public [ccclxx] . Deuxièmement, son jugement n'écartait pas la possibilité d'imposer des sanctions civiles pour cette publication, dans le but de défendre les intérêts en jeu. Dans les circonstances, il a conclu que retenir la responsabilité du Florida Star serait un moyen trop brutal de protéger la sécurité et la vie privée de la victime ou d'encourager d'autres victimes à porter plainte sans craindre d'avoir à révéler leur identité [ccclxxi] .

            Les réponses apportées par les juges majoritaires ne sont pas tout à fait convaincantes et la question de savoir si le nom ou l'identité de la personne est importante demeure. Il n'est pas évident que le fait de dissimuler l'identité de la victime porterait atteinte au rôle de chien de garde de la presse ou que le nom de la victime d'un crime intéresse le public. Interrogé à ce sujet, Michael Gartner, chef des nouvelles au réseau NBC, a expliqué que « notre rôle consiste à diffuser des nouvelles » et que « les noms et les faits sont des nouvelles » qui « donnent de la crédibilité à nos articles et fournissent à nos lecteurs et à nos spectateurs les renseignements dont ils ont besoin pour comprendre les questions en jeu [ccclxxii]  ». À première vue, il paraît difficile de prouver le bien-fondé de cette affirmation ou de la réfuter; si elle peut certainement s'appliquer dans certains cas, elle ne saurait fonder un droit absolu à divulguer le nom des victimes. L'argument du juge Howland, juge en chef de l'Ontario, qui a déclaré dans Canadian Newspapers que l'identité peut jouer un rôle important dans certains cas, lorsque la divulgation du nom de la victime incite d'autres personnes à communiquer avec les autorités, paraît plus réaliste.

            Sur un autre registre, on peut se demander, si l'on prend pour acquis qu'il n'est pas nécessaire que le public connaisse l'identité de la victime d'une agression sexuelle, s'il est essentiel qu'il connaisse l'identité des victimes d'autres actes criminels. Cela rappelle l'observation qu'a fait le juge Brennan dans Globe Newspaper , lorsqu'il a expliqué pourquoi il n'était pas approprié de déclarer le huis clos pour les jeunes victimes d'infraction sexuelle et pas pour les autres. Il a déclaré que les victimes de crimes sexuels ne sont pas les seules qui seraient plus portées à signaler ces infractions si elles étaient certaines que le procès serait tenu à huis clos. La difficulté que soulève l'établissement de différences entre les victimes vient du fait qu'aucune d'entre elles ne participe volontairement au processus pénal; ce sont les circonstances et non pas leur décision qui les ont poussées à le faire. Celles qui ont subi une agression sexuelle ne sont pas seules dans cette situation et si l'on voulait vraiment protéger la vie privée des victimes, il faudrait que toute victime qui le souhaite puisse obtenir une ordonnance préservant son anonymat. Cette solution est toutefois inacceptable parce qu'elle ferait de l'exception au principe de la publicité une règle accordant l'anonymat. Une notion aussi large de la vie privée de la victime, qui serait nouvelle dans le système de justice pénale, soulèverait les préoccupations qu'a exprimées Lord Shaw dans Scott v. Scott et qu'a reprises le juge Wilson dans Edmonton Journal c. Alberta (P.G.) [ccclxxiii] .

            Un autre aspect qui est souvent soulevé dans la doctrine américaine est celui du traitement équitable de l'accusé. Certains soutiennent qu'en protégeant l'anonymat de la plaignante, on laisse entendre que cette personne anonyme est effectivement une victime et compromet la présomption d'innocence dont bénéficie l'accusé. Par exemple, Alan Dershowitz, un avocat de la défense américain, a exprimé ce point de vue de la façon suivante :

L'identité des personnes qui ont porté plainte, qui ont déclenché le processus pénal et accusé quelqu'un d'autre d'un crime grave comme le viol doit être publiée... Dans notre pays, il n'y a pas de place pour les accusations anonymes. Lorsque votre nom est divulgué en salle d'audience, il paraît logique qu'il soit diffusé par les médias. Comment justifier que l'on puisse publier le nom d'un accusé présumé innocent mais pas celui de la personne qui l'accuse [ccclxxiv] ?

Michael Gartner, chef des nouvelles du réseau NBC, a reconnu, au moment des affaires William Kennedy Smith et des joggers de Central Park, qu'il fallait établir un équilibre entre le suspect et l'accusateur, mais il pensait que la décision de publier le nom des victimes était une question qui relevait de la direction et qui devait être prise en fonction des circonstances de chaque cas [ccclxxv] . Certaine soutiennent qu'il faut également protéger l'identité de l'accusé, du moins jusqu'à la fin du procès. En adoptant une telle règle, le procès deviendrait anonyme, ce qui serait tout à fait contraire aux valeurs de transparence et de responsabilité qui ont été jalousement préservées au cours des ans grâce au principe de la publicité.

            La principale question qui oppose les personnes en faveur de la divulgation du nom des victimes et celles qui souhaitent en préserver l'anonymat est celle du stigmate, et la façon dont il faut l'aborder dans le contexte de l'agression sexuelle. Certains pensent que les infractions sexuelles devraient être traitées comme les autres et, de ce point de vue, les protocoles spéciaux ne font que perpétuer le stigmate et la honte d'avoir été victime d'un viol. Nadine Strossen soutient, par exemple, que « si nous voulons vraiment faire disparaître le stigmate associé au viol et le stéréotype selon lequel la victime est en quelque sorte "abîmée", il faudrait alors cesser de faire un mythe de cette infraction et de lui accorder un traitement spécial [ccclxxvi]  ». Elle soutient avec d'autres que l'anonymat obligatoire laisse entendre que le viol est une chose honteuse et encourage ce point de vue. De la même façon, l'ancienne présidente de la National Organization of Women a déclaré que les ordonnances de non-publication « ont seulement pour effet de transformer la victime en paria »; elle invite les autres à «  retirer le voile de la honte. Publiez le nom [ccclxxvii]  ». Même s'il est peut-être moins crédible, étant donné que sa source est intéressée à pouvoir identifier les victimes, Michael Gartner, des Nouvelles du réseau NBC, soutient qu'« en ne publiant pas le nom des victimes de viol, nous participons à un complot du silence qui sert mal le public parce qu'il renforce l'idée que le viol est quelque chose d'ignoble [ccclxxviii]  ». Il a ajouté que « le viol est un crime de violence ignoble et les violeurs sont des gens détestables » mais, de leur côté, les victimes de viol sont « exemptes de blâme [ccclxxix]  ». Il estime que le rôle de la presse consiste « à informer le public, et une des façons d'informer le public est de lutter contre les impressions et les stéréotypes erronés [ccclxxx]  ».

            D'un autre côté, il existe des arguments en faveur de l'anonymat qui sont tout aussi convaincants. Un de ces arguments consiste à dire que ce n'est pas à la victime d'éduquer le public et de supprimer le stigmate attaché au viol en décrivant publiquement sa situation personnelle. La personne qui a déjà subi le supplice d'un viol ne devrait pas être obligée d'essayer de modifier les préjugés concernant le viol et ses victimes :

Pourquoi demander à la victime, qui a déjà subi le supplice d'un viol, de se charger d'éduquer la société et de modifier ses préjugés à l'égard du viol et de ses victimes. » («  ouvrent où???) Ces opinions négatives ont été élaborées et renforcées par de nombreux secteurs de notre société - les parents, les professeurs, les journalistes de la presse écrite et électronique, les cinéastes, les politiciens, les héros sportifs et les autres modèles. La volonté de modifier la situation doit venir de ces personnes si l'on veut que la société change vraiment d'attitude au sujet des victimes de viol [ccclxxxi] .

Mme Benedict se fait l'écho de cette opinion lorsqu'elle affirme qu'exposer la victime à l'humiliation d'être identifiée sans son consentement a bien sûr une connotation punitive [ccclxxxii] . Elle considère que les médias accordent une couverture tout à fait irresponsable au viol et ne sont pas en mesure de déstigmatiser le crime en identifiant les victimes et ajoute que, tant que la couverture du viol ne sera pas complètement modifiée, « la publication du nom des victimes ne pourra que les humilier, les exposer au regard de la foule et leur faire courir des risques plus graves [ccclxxxiii]  ».

            Quoi qu'il en soit, il a été noté que le fait de divulguer l'identité de la victime attire l'attention sur la victime et non pas sur ceux qui ont des préjugés. Le stigmate qui entoure ces infractions rend les victimes particulièrement vulnérables et compromet gravement le processus de guérison. La divulgation de l'identité de la victime risque de compliquer le processus de guérison et si les commentateurs soutiennent qu'en divulguant automatiquement le nom de toutes les victimes le stigmate disparaîtrait, celles qui se trouvent dans la période de transition subiraient un préjudice indu tant que le stigmate existe encore [ccclxxxiv] .

            La présente section se termine sur deux observations au sujet de la question de l'anonymat de la victime dans la doctrine américaine. Comme l'a montré l'analyse, le débat tend à se polariser. Par exemple, Michael Gartner explique que « ce ne sont pas les avocats ou les assemblées législatives mais « les producteurs, les directeurs et les rédacteurs des services de nouvelles qui devraient prendre les décisions éditoriales [ccclxxxv]  ». Il ajoute à cela : « Je m'oppose à ce qu'on empêche les services de nouvelles de divulguer le nom des victimes de viol qui préfèrent demeurer anonymes [ccclxxxvi]  ». Sur la question de l'égalité, il ajoute, « Nous ne donnons pas aux autres vedettes de l'actualité la possibilité de décider si elles souhaitent conserver ou non leur anonymat [ccclxxxvii]  ». De son point de vue, l'État ne peut imposer aux journaux le contenu de leurs articles. D'un autre côté, les organismes de défense des droits des femmes et ceux qui luttent pour la réforme du droit relatif au viol affirment qu'il ne faut jamais révéler l'identité de la victime sans son consentement.

            La première observation est que la polarisation que l'on constate dans le débat au niveau du principe constitutionnel ne se reflète pas dans la pratique actuelle. Que l'État interdise ou non la publication du nom des victimes de viol, en pratique, les médias ne révèlent pas leur identité aux États-Unis. Si aucune ordonnance de non-publication n'a encore été jugée compatible avec le Premier amendement, il demeure que les médias ont volontairement adopté le principe de l'anonymat. Il est difficile de savoir si la presse reconnaît que l'identité de la victime était un élément non pertinent ou peu pertinent à la question de la responsabilité ou si elle a conclu que la vie privée de la victime devait l'emporter sur le droit du public de connaître son identité.

            Deuxièmement, ceux qui s'opposent à la divulgation sont choqués par le fait que le nom de la victime est révélé contre son gré. Autrement dit, c'est à la victime de viol de décider si elle accepte que son identité soit révélée. Nancy Ziegenmeyer illustre cet aspect. Ziegenmeyer est une Américaine qui a décidé de révéler tous les détails de son viol. Elle a été félicitée pour son courage et l'auteur de l'article sur son viol a obtenu le prix Pulitzer. Ziegenmeyer soutient toutefois que la décision de s'expliquer publiquement appartient à la victime et que celle-ci ne peut la prendre que lorsqu'elle est suffisamment guérie. Sa propre expérience l'a amenée à donner le conseil suivant :

J'inviterais les victimes de viol à porter plainte si elles ont eu accès à des services de counseling, si elles disposent d'un bon soutien et si elles sentent que c'est la chose à faire. Personne ne devrait obliger les victimes d'actes criminels à parler. C'est un choix qui leur appartient [ccclxxxviii] .

            Pour conclure, il y a lieu de citer l'arrêt R. c. Adams , de la Cour suprême du Canada, qui traite de la question de savoir dans quel cas et comment il est possible d'annuler une ordonnance de non-publication prononcée dans une affaire d'agression sexuelle [ccclxxxix] . Dans cette affaire, le tribunal avait prononcé cette ordonnance au moment du procès, à la demande de la Couronne, et non pas à celle de la plaignante. Le procès a débouché sur l'acquittement de l'accusé et le tribunal a annulé l'ordonnance de non-publication, en se basant sur une conclusion de fait selon laquelle la plaignante « était une prostituée et une menteuse [cccxc]  ». Le juge Sopinka de la Cour suprême a rétabli l'ordonnance et jugé que les termes du par. 486(4) n'autorisaient pas expressément la révocation de ce genre d'ordonnance. Le juge Sopinka n'était pas non plus disposé à reconnaître que la disposition législative en cause accordait ce pouvoir de façon implicite, étant donné que le but recherché par l'ordonnance était de garantir à la plaignante que son anonymat serait préservé de façon permanente. À son avis, une ordonnance annulable,

comme l'interdiction discrétionnaire dont il s'agissait dans Canadian Newspapers c. Canada (P.G.) , « ne conférerait pas la certitude nécessaire pour inciter les victimes à dénoncer les crimes [cccxci]  ».

            La cour a jugé que le tribunal n'avait pas non plus le pouvoir inhérent d'annuler l'ordonnance, parce qu'il était tenu de la prononcer à la demande de la Couronne, et que celle-ci n'avait pas retiré sa demande, ni consenti à la révocation de l'ordonnance. De toute façon, le juge Sopinka a déclaré que, même si la Couronne y avait consenti, le tribunal n'aurait pas eu le pouvoir de révoquer l'ordonnance si la plaignante n'y avait pas consenti. Une telle ordonnance ne peut être annulée que lorsque la Couronne et la plaignante y consentent.

            Il faut donc conclure qu'au Canada, la plaignante dans une affaire d'agression sexuelle exerce un contrôle sur la divulgation de son identité, pendant l'instance pénale et même celle-ci une fois achevée. Si les victimes de ces crimes ont toute latitude pour se faire connaître du public et parler de leur expérience, rares sont celles qui ont jusqu'ici choisi de le faire.

L'accès à la salle d'audience

            Malgré la protection que lui accorde la jurisprudence relative à l'al. 2 b ), le principe de la publicité des débats demeure vulnérable. La brutalité et la violence de certains crimes incitent les parties à demander que l'on introduise des exceptions à ce principe à chaque fois que les circonstances sont suffisamment horribles pour menacer d'autres valeurs comme l'équité du procès ou la vie privée de la victime. À l'heure actuelle, ces décisions doivent être prises en fonction des circonstances de chaque affaire, conformément aux cadres d'analyse établis dans les arrêts Dagenais c. S.R.C , . S.R.C. c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) , et R. c. Mentuck et R. c. O.N.E. [cccxcii] D'une façon générale, les ordonnances d'exclusion portent davantage atteinte au principe de la publicité des débats que les ordonnances de non-publication; c'est peut-être pour cette raison que la cour a, dans l'arrêt S.R.C. c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) , souligné la nécessité d'établir une fondation factuelle suffisante pour justifier la tenue à huis clos de tout ou partie d'un procès. En outre, les ordonnances de huis clos ont inévitablement pour effet d'interdire l'accès aux renseignements communiqués au cours de l'instance, ce qui fait problème parce qu'une fois le huis clos déclaré, le public ne peut avoir connaissance des preuves présentées.

            Aux termes du par. 486(1) du Code criminel , le tribunal peut exclure le public pour tout ou partie de l'instance dans le but de protéger la vie privée de la victime ou des témoins. Cette question s'est posée de façon particulièrement aiguë au cours des procès Homolka-Bernardo. Dans ces affaires, les membres de la famille des victimes French et Mahaffy ont lutté pour que les enregistrements magnétoscopiques décrivant les tortures subies par les victimes ne soient pas divulgués. Ne pas compatir avec ces personnes pourrait sembler insensible mais, sur le plan des principes, les crimes commis par Homolka et Bernardo soulèvent des questions au sujet de la transparence du système de la justice pénale auxquelles aucune réponse n'a encore été apportée. Aujourd'hui encore, le public entretient des doutes au sujet de l'entente qu'a conclue la Couronne avec Mme Homolka et se demande si celle-ci a reçu le châtiment qu'elle méritait pour les crimes qu'elle avait commis. Parallèlement, il est difficile d'imaginer une affaire où le respect de la vie privée et de la dignité des victimes et des membres de leur famille pourrait jouer un rôle aussi déterminant. C'est pourquoi les aspects du principe de la publicité qui étaient en jeu dans les procès Homolka et Bernardo sont aussi pertinents à notre étude; ces deux procès ont montré sous un jour très vif la façon dont le principe examiné dans le présent rapport pouvait être en conflit avec d'autres valeurs.

            Le principe de la publicité a été contesté à trois reprises au cours des procès distincts qu'ont subis les accusés Homolka et Bernardo. Tout d'abord, le juge Kovacs a exclu le public et la presse étrangère de la salle d'audience au moment où il a examiné l'entente sur le plaidoyer et la peine de Mme Homolka et a imposé une ordonnance de non-publication très large aux médias nationaux [cccxciii] . Deuxièmement, peu de temps avant le procès de M. Bernardo, les familles des victimes French et Mahaffy ont demandé des ordonnances excluant le public pendant les parties de l'instruction au cours desquelles seraient montrés ou analysés les enregistrements magnétoscopiques [cccxciv] . Enfin, troisièmement, après l'audition des procès et des appels de Bernardo, les familles ont à nouveau présenté des demandes d'ordonnance enjoignant que soit détruite la preuve magnétoscopique, chose qui fut faite à la fin de l'année 2001 [cccxcv] .

            Les faits essentiels sont bien connus et il n'est pas nécessaire de les reprendre [cccxcvi] . Karla Homolka et Paul Bernardo étaient des amants qui se sont ensuite mariés et qui ont commis une série d'infractions sexuelles ensemble, contre au moins quatre victimes. Deux des quatre victimes, Leslie Mahaffy et Kristen French, ont été assassinées et une troisième, Tammy, la s&156;ur de Mme Homolka, est morte de façon accidentelle à la suite d'agressions sexuelles commises pendant qu'elle était inconsciente. Pendant un certain temps, la police n'a pas considéré que la mort de Tammy Homolka était suspecte, elle ne connaissait pas l'existence de Jane Doe, la victime qui a survécu, et elle ne disposait d'aucune piste dans les meurtres French et Mahaffy. L'enquête a décollé au moment où Karla Homolka s'est présentée à la police, en janvier 1993, pour déclarer qu'elle était victime d'agression de la part de son conjoint. Dès qu'elle a impliqué son conjoint, Bernardo a été arrêté. Des accusations d'homicide involontaire coupable dans les morts de French et Mahaffy ont été portées contre Mme Homolka le 18 mai 1993 et le lendemain, des accusations de meurtre, notamment, ont été portées contre M. Bernardo.

            Au moment du procès Homolka, il y avait trois aspects de l'affaire qui inquiétaient et préoccupaient le public. Premièrement, on ne savait pas grand-chose au sujet de la captivité imposée aux victimes et des infractions sexuelles commises contre elles avant qu'elles ne soient assassinées, sinon qu'il y avait des rumeurs selon lesquelles elles avaient été traitées de façon particulièrement sadique, horrible et inimaginable. Deuxièmement, on ne connaissait pas non plus beaucoup de choses au sujet des rôles respectifs qu'avaient joués Homolka et Bernardo dans la perpétration de ces infractions et du meurtre de leurs victimes. Troisièmement, au printemps 1993, on s'est rendu compte que la Couronne ne pourrait obtenir la condamnation de Bernardo que si sa conjointe témoignait contre lui. Plus simplement, pour obtenir sa condamnation, il fallait que le jury croie la version des faits de sa conjointe. Toutefois, d'après les faits connus à l'époque, il était impossible de l'acquitter; en la présentant comme la victime du comportement agressif de son conjoint, on diminuait sa responsabilité pour les crimes qui avaient été commis et on préservait sa crédibilité comme témoin.

            Le procès de Karla Homolka a eu lieu le 28 juin 1993, près de deux ans avant celui de Bernardo, et il a suscité un intérêt public considérable. Qu'il y ait eu ou non des précédents à ce sujet, les ordonnances qu'a prononcées le juge au sujet des questions touchant la publicité des débats peuvent être à tout le moins qualifiées d'extraordinaires. Le juge Kovacs a non seulement imposé une ordonnance de non-publication pratiquement générale à l'égard de l'instance, mais il a exclu le public et les médias étrangers de la salle d'audience [cccxcvii] . Par conséquent, les seuls renseignements divulgués au cours du procès et de l'enquête sur sentence que les médias étaient autorisés à publier étaient le contenu de l'acte d'accusation, l'existence d'une proposition conjointe en matière de peine, les déclarations de culpabilité mais pas le plaidoyer, la peine imposée et un certain nombre d'aspects peu révélateurs des motifs du tribunal [cccxcviii] . En outre, l'ordonnance de non-publication visait également la transcription des débats [cccxcix] . Quant à l'accès à la salle d'audience, à part les familles des accusés et des victimes et le personnel judiciaire, seule la presse canadienne a été autorisée à demeurer dans la salle d'audience; le public et la presse étrangère ont été expressément exclus par une ordonnance rendue aux termes du par. 486(1) du Code criminel [cd] . En outre, les personnes admises dans la salle d'audience devaient respecter une condition, à savoir s'abstenir de divulguer « les circonstances de la mort des personnes mentionnées au cours du procès [cdi]  ».

            Le juge a déclaré lui-même que la susceptibilité des familles des victimes et de l'ensemble de la collectivité n'avaient joué aucun rôle dans sa décision de prononcer une ordonnance de non-publication et d'exclure le public de la salle d'audience. Le juge Kovacs s'est excusé de ne pas avoir pu tenir compte de « ses craintes réelles pour l'état psychologique des victimes innocentes [cdii]  ». Il a estimé que la jurisprudence ne lui permettait pas de créer une exception à la publicité des débats dans le but de préserver la vie privée ou la dignité des familles. Pour la même raison, il n'a pas tenu compte du traumatisme qu'aurait pu causer à la collectivité de St. Catharines la publication des débats [cdiii] .

            Il est un peu bizarre de constater, compte tenu des circonstances, que les ordonnances de non-publication et d'exclusion du public ont été prononcées pour protéger le droit de Bernardo à subir un procès équitable à une date ultérieure. En se fondant sur l'arrêt Nouvelle-Écosse c. MacIntyre , le juge Kovacs a déclaré que la protection d'un accusé qui est présumé innocent et la préservation de l'intégrité du processus judiciaire étaient des valeurs d'importance prépondérante, qui suffisaient à justifier que l'on fasse une exception au principe de la publicité [cdiv] . Bernardo s'est pourtant opposé à l'ordonnance de non-publication et a déclaré qu'il était disposé à renoncer à son droit de soutenir que la publicité ayant entouré l'affaire Homolka l'empêchait de subir un procès équitable. Le juge a refusé de considérer comme déterminante l'insistance avec laquelle l'accusé demandait le respect du principe de la publicité des débats. À son avis, il serait tragique de permettre à Bernardo de renoncer à son droit à un procès équitable si son procès devait déboucher sur la condamnation d'un homme innocent, en raison d'un préjudice subi avant le procès. Et s'il était coupable, le préjudice causé à la société serait « inestimable » si sa condamnation était viciée par le fait qu'il avait été impossible de lui faire subir un procès équitable en raison de la publicité irréparable ayant entouré le procès Homolka [cdv] .

            Après avoir énuméré un certain nombre d'aspects extraordinaires que comportait cette affaire, le juge Kovacs a déclaré que le droit à un procès équitable l'emportait sur la liberté de la presse [cdvi] . L'ordonnance ayant pour effet d'exclure la presse nationale et étrangère a été reliée à ses préoccupations au sujet de la publicité. Dans les circonstances, une ordonnance de non-publication qui ne pourrait être exécutée contre les médias américains n'aurait pas protégé l'intégrité du processus. Par ailleurs, si le public était autorisé à assister au procès, il y avait le risque que la presse américaine puisse avoir accès à des renseignements concernant l'instance et qu'elle les publie.

            Sur la question de la publicité des débats, les motifs du juge ne sont guère convaincants. Le juge Kovacs n'a pas accordé une valeur importante à la liberté de la presse ni au droit du public d'avoir accès aux renseignements communiqués au cours du procès, notamment la possibilité d'apprécier la justesse de la peine imposée à Homolka. En outre, en tenant pour acquis que la publicité compromettrait le caractère équitable du procès de Bernardo, il n'a pas examiné la possibilité de prendre d'autres mesures, comme un changement de ressort judiciaire, par exemple, qui auraient évité de faire une entorse au principe de la publicité des débats. Enfin, il convient de noter que cette ordonnance de non-publication et d'exclusion était antérieure aux arrêts de la Cour suprême dans les affaires S.R.C. c. Dagenais et S.R.C. c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) , qui établissaient des normes rigoureuses qu'il faut respecter pour justifier, aux termes de la Charte, les exceptions au principe de la publicité des débats [cdvii] .

            À l'époque, l'interdiction de toute publication le huis clos ont suscité une énorme controverse. Comme l'a expliqué Frank Davey, le juge a prononcé cette ordonnance « au moment qui, du point de vue de l'intérêt public, s'y prêtait peut-être le moins dans toute l'histoire de l'Ontario [cdviii]  ». Les intérêts en jeu, y compris le rôle des médias, ont amené le public à penser qu'il y avait sous cette affaire « toute une série de tromperies et de dissimulations [cdix]  ». Par exemple, les familles des victimes ont été perçues comme si elles se souciaient uniquement « de protéger injustement leur vie privée »; il a semblé que la police voulait empêcher les médias et le public « de prendre connaissance des renseignements concernant l'affaire, même les moins importants »; il est également apparu que la police et la Couronne avaient conclu des ententes « à l'insu de la population » et beaucoup pensaient que Homolka avait reçu une « sentence beaucoup trop légère [cdx]  ». Davey a toutefois principalement critiqué les médias, et leur a reproché d'avoir surtout cherché à préserver leurs intérêts :

On pourrait soutenir que ce n'est pas l'ordonnance d'interdiction elle-même qui a jeté le discrédit sur le système judiciaire, mais plutôt la façon dont les médias ont réagi à cette interdiction. Ce sont les médias qui, pour l'essentiel, déterminent les questions que le public va considérer comme étant importantes... Dans le débat qu'a suscité l'ordonnance de non-publication, les médias ont été les seules institutions publiques à divulguer et à critiquer l'ordonnance du juge... Si les médias n'avaient pas constamment exprimé leur indignation à l'égard de l'ordonnance... c'est-à-dire si les médias n'avaient pas cherché à se mettre en avant, l'ordonnance de non-publication n'aurait jamais suscité un tel débat [cdxi] .

            Les événements ultérieurs n'ont pas non plus rétabli la confiance dans le caractère approprié de la peine infligée à Homolka et des ordonnances judiciaires qui ont eu pour effet d'empêcher la publication des faits concernant les infractions et sa participation. Quelque temps après l'imposition de la sentence d'Homolka, l'avocat de Bernardo a remis à la Couronne des enregistrements magnétoscopiques montrant les crimes commis contre Mahaffy et French. La communication de cette preuve a complètement bouleversé l'allure de l'affaire. Tout d'abord, l'enregistrement a révélé l'existence d'une victime inconnue mais qui avait survécu, Jane Doe, et relatait les événements ayant précédé la mort de Tammy Homolka. Deuxièmement, les enregistrements qui établissaient la perpétration d'infractions sexuelles par Bernardo avaient pour effet de réduire l'importance du témoignage d'Homolka pour la Couronne. En outre, avec un enregistrement qui montrait qu'elle avait participé volontairement à la perpétration de ces infractions, il n'était plus possible   de soutenir qu'Homolka y avait participé contre son gré et en tant que victime de son conjoint. Il n'est pas surprenant que ces révélations aient rendu la peine qui avait été imposée à Homolka encore plus suspecte, notamment parce qu'elle ne sanctionnait pas les infractions qu'elle avait commises contre Jane Doe et contre sa propre s&156;ur.

            Troisièmement, la découverte de ces enregistrements a mis au supplice les membres des familles des victimes et les a amenés à participer aux débats judiciaires qui ont précédé et suivi le procès Bernardo. L'ordonnance du juge Kovacs a eu pour effet de protéger la vie privée et la dignité des familles des victimes, même si ce n'était pas son but. Cependant, cette ordonnance de non-publication étant temporaire, elle devait expirer à la fin du procès de Bernardo [cdxii] . Normalement, les enregistrements auraient été présentés en preuve et joués au cours d'une audience publique. Face à cette possibilité, les familles ont demandé aux tribunaux de protéger leurs filles défuntes et elles-mêmes d'une atteinte publique à leur vie et à leur dignité.

            Avant le procès Bernardo, la Couronne avait présenté une demande aux termes du par. 486(1) du Code criminel pour faire exclure le public de la salle d'audience au cours de la présentation de la preuve magnétoscopique. Des médias s'y sont opposés, mais les familles des victimes décédées ont appuyé la demande de la Couronne. Elles ont d'abord dû obtenir le statut d'intervenantes à l'instance. Habituellement, les tiers ne peuvent être autorisés à participer à des poursuites pénales, et même si la Charte a changé le statut des tiers, y compris celui des victimes, le procès pénal continuait à opposer l'accusé et la Couronne [cdxiii] .

            Les familles soutenaient, par l'intermédiaire de leurs avocats, que leurs droits constitutionnels seraient violés si les enregistrements étaient montrés au public. Le problème était qu'en accordant aux familles des victimes le statut d'intervenants dans l'affaire Bernardo, il serait difficile de refuser d'accorder le même statut aux autres victimes de crime [cdxiv] . Le juge LeSage, juge en chef adjoint de la Cour de l'Ontario, qui allait plus tard présider le procès devant jury, a noté qu'« en général, les victimes et les parents des victimes n'ont pas le droit de se faire reconnaître le statut d'intervenants dans un procès pénal [cdxv]  ». Il a néanmoins donné suite aux demandes présentées par les familles Mahaffy et French « à titre exceptionnel » et à cause « du point de vue unique et différent » que ces personnes pouvaient offrir [cdxvi] . Après avoir signalé qu'il était rare qu'un tribunal accorde ce statut à des tiers, il précise l'avoir fait à cause du caractère « particulièrement inhabituel » des circonstances de l'affaire [cdxvii] .

            Sur le fond, la demande présentée par la Couronne aux termes de l'art. 486 posait une question difficile. Il est difficile d'imaginer une affaire où le droit à une audience publique, au cours de laquelle seraient montrés les enregistrements, serait plus justifié. Cette preuve établissait la nature de la relation qui existait entre Homolka et Bernardo et montrait le rôle qu'ils avaient joué dans la perpétration d'une série d'infractions sexuelles. Si le but de cette preuve était d'établir la culpabilité de Bernardo, il demeurait que la nature exacte de la complicité d'Homolka dans la perpétration des infractions, y compris celle de meurtre, et la légitimité de l'entente que la Couronne avait conclue avec elle étaient toujours controversées. De ce point de vue, le proverbe selon lequel « une image ne ment pas » laissait entrevoir l'espoir de connaître la vérité sur ce qui s'était produit. Dans ce cas-ci, le droit à un procès équitable ne pouvait justifier de privilégier la vie privée de la victime, comme cela avait été le cas dans le procès Homolka. Il y a lieu de noter, entre parenthèses, que les questions touchant les enregistrements magnétoscopiques ont été tranchées avant que la Cour suprême ait prononcé l'arrêt S.R.C. c. Nouveau-Brunswick , qui énonçait que la protection de la vie privée était un motif susceptible de justifier l'exclusion du public de la salle d'audience.

            Il est évident que le fait de montrer ces enregistrements en audience publique aurait été considéré par les familles Mahaffy et French comme une décision cruelle, voire barbare. La Couronne a donc soutenu que l'omission de tenir compte des souffrances des victimes, et celles de leur famille, aurait un effet préjudiciable sur la perception de l'administration de la justice, aspect qui est mentionné au par. 486(1) comme étant un motif susceptible de justifier une exception à la publicité. Le juge LeSage a écarté la possibilité que les victimes décédées ou leur famille puissent invoquer des arguments fondés sur la Charte , mais il en est arrivé à un compromis entre ce qu'exige la publicité des débats et le respect de la vie privée de la victime. Plus précisément, il a décidé que seule la partie audio des enregistrements serait présentée en audience publique et que les images seraient uniquement montrées aux jurés, aux avocats, à l'accusé, au juge et au personnel judiciaire dont la présence était indispensable. Cela indique que son analyse se fondait davantage sur le préjudice que causerait la diffusion de ces enregistrements plutôt que sur le souci de protéger la vie privée des familles. Plus précisément, il a déclaré :

... Je suis convaincu que le préjudice qui découlerait de la diffusion de cet enregistrement l'emporte de loin sur les avantages qui pourraient découler de la diffusion d'images montrant une agression sexuelle ou de la pornographie juvénile. Lorsque je parle de préjudice , je ne veux pas dire que les membres du public doivent être protégés du préjudice qui peut découler du visionnement de ces enregistrements... Par préjudice , je pense aux dommages que cela causera très probablement aux membres survivants des familles de ces trois jeunes filles dans le cas où ces vidéos seraient présentés en audience publique. Ces familles subiraient des dommages psychologiques, affectifs et moraux considérables si cette preuve, comme la Couronne l'a décrite, était montrée en public [cdxviii] .

            Les familles n'ont pas été satisfaites de ce résultat, mais leur demande d'autorisation d'appel de cette décision devant la Cour suprême du Canada a été rejetée [cdxix] . Elles ont toutefois réussi à obtenir une ordonnance, au cours d'une instance ultérieure, prévoyant la remise des enregistrements magnétoscopiques au procureur général pour qu'il les détruise, lorsqu'ils ne seraient plus nécessaires pour l'administration de la justice [cdxx] . Dans le cadre d'un autre appel, la Cour d'appel de l'Ontario a écarté leur argument selon lequel le par. 486(1) était inconstitutionnel et a jugé qu'il n'était pas possible d'en contester la validité en invoquant le fait que cette disposition traitait la publicité des audiences comme étant la règle et l'exclusion comme étant l'exception [cdxxi] . Comme l'a noté le juge Moldauer, il y a une différence entre le droit d'un particulier d'adopter un certain comportement, comme regarder de la pornographie juvénile, et le droit du public d'observer un comportement enregistré sur un ruban magnétoscopique et présenté à titre de pièce dans une instance judiciaire [cdxxii] . Quoi qu'il en soit, la Cour d'appel n'a pas modifié l'ordonnance du juge enjoignant la destruction des enregistrements. Par conséquent, la saga des enregistrements a connu un point final lorsque les familles des victimes ont assisté à l'incinération des bandes magnétoscopiques à la fin du mois de décembre 2001 [cdxxiii] .

            On pourrait se demander, pour évaluer la façon dont les intérêts en présence ont été conciliés dans les affaires Homolka-Bernardo, si, avec le recul, les conséquences préjudiciables que cette affaire a eues pour le principe de la publicité l'emportent ou non sur les effets bénéfiques qu'elle a eus sur le principe du respect de la vie privée de la victime [cdxxiv] . La question de la proportionnalité entre le motif justifiant l'exception et l'atteinte causée au principe de la publicité est une considération clé des principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Dagenais , S.R.C. c. Nouveau-Brunswick et Mentuck . Les avantages ayant découlé des exceptions au principe de la publicité au cours de toutes ces instances sont relativement simples; l'ordonnance d'exclusion et de non-publication prononcée dans l'affaire Homolka, l'ordonnance relative aux enregistrements vidéos dans l'affaire Bernardo et l'ordonnance qui a autorisé la destruction des enregistrements ont accordé aux familles des victimes qui ont été enregistrées sur ces vidéos la protection de leur vie privée au sein du système de justice pénale à laquelle elles n'auraient pas eu autrement droit. Parallèlement, les intérêts de ces familles n'ont pas reçu une protection absolue. L'ordonnance de non-publication concernant Homolka a été suspendue à la fin du procès Bernardo. En outre, les familles demandaient non seulement que le public n'ait pas accès aux parties audio et vidéo des enregistrements, mais également que le public soit exclu de la salle d'audience lorsque des témoins relateraient des déclarations faites par les victimes sur ces enregistrements. Comme nous l'avons vu, le juge LeSage n'a pas jugé bon d'aller aussi loin.

            Il est par contre plus difficile d'évaluer les conséquences préjudiciables qu'a pu avoir cette affaire sur le principe de la publicité. On peut soutenir que l'ordonnance du juge Kovacs a eu des conséquences limitées parce que l'ordonnance de non-publication n'était que temporaire. De ce point de vue, l'accès du public à l'information relative au système judiciaire n'a été que retardé. Par ailleurs, il est difficile de contester que les ordonnances de non-publication et d'exclusion ont sapé la confiance du public dans l'intégrité et la légitimité de l'enquête policière, dans celles de l'entente sur le plaidoyer conclue par la Couronne et dans le procès Homolka lui-même. Cette confiance a encore été plus touchée lorsque les enregistrements ont été découverts, et aujourd'hui encore, on peut se demander s'il était vraiment judicieux d'imposer de telles limites aux renseignements concernant l'affaire Homolka. Entre-temps, les effets positifs de ces ordonnances, qui visaient à protéger le droit de Bernardo à un procès équitable, auraient fort bien pu être obtenus en adoptant d'autres mesures, comme un changement de ressort judiciaire, une sélection rigoureuse des membres du jury, et des directives au jury. Le juge Kovacs n'a pas vraiment envisagé ce genre de mesures. S'il n'y avait pas eu les preuves magnétoscopiques, découvertes par la suite, on peut se demander si la vie privée et la dignité des victimes et de leur famille étaient des motifs suffisamment déterminants pour justifier l'introduction d'exceptions à la publicité aussi importantes que celles qui ont entraîné les ordonnances de non-publication et d'exclusion du juge Kovacs. Selon la doctrine actuelle, le juge Kovacs a eu raison de conclure que cette réponse était négative; et même en appliquant les critères postérieurs de l'arrêt S.R.C. c. Nouveau-Brunswick , cette question est discutable.

            Les effets préjudiciables entraînés par la dérogation apportée au principe de la publicité des débats dans le but de protéger la vie privée de la victime semblent assez minimes, pour ce qui est de l'ordonnance relative aux enregistrements. Comme l'a souligné le juge LeSage, « il n'est pas nécessaire » pour qu'un procès soit public, que « l'assistance puisse voir des images montrant les victimes allongées dans une baignoire pendant que l'accusé essaie de déféquer et urine sur sa tête et son visage [cdxxv]  ». Étant donné que les membres de la presse et du public pouvaient entendre les preuves, il a conclu qu'il n'était pas essentiel, à l'exception des principaux intéressés, y compris les membres du jury, de montrer les enregistrements. Le juge LeSage a toutefois reconnu qu'« il est difficile d'expliquer logiquement pourquoi il est possible de faire entendre au public les sons mais pas de lui montrer les images [cdxxvi]  ». La réponse qu'il a fournie était qu'« habituellement, nous ne montrons pas au public des photographies de cadavres, des photographies de blessures en gros plan , des photographies prises au cours d'une autopsie, d'une exhumation et ce genre de preuve [cdxxvii]  ». Les comparaisons sur lesquelles il s'est fondé ne sont pas parfaites, puisque les exemples qu'il a énumérés ne font qu'établir les conséquences d'un crime violent. À la différence des bandes vidéo Bernardo, les photos de blessures ou prises au cours d'une autopsie ne constituent pas la preuve de la perpétration d'un crime. Quoi qu'il en soit, la question soumise au juge LeSage n'était pas de savoir si l'accès aux enregistrements était conforme aux pratiques traditionnelles mais si le fait que la Charte avait constitutionnalisé le principe de la publicité des débats exigeait une réponse différente.

            Dans les circonstances, il était humain de vouloir épargner aux familles d'autres souffrances injustifiées. L'ordonnance relative aux enregistrements a également évité des souffrances aux membres du public et a empêché que le système de justice pénale diffuse involontairement de la pornographie juvénile. Cette ordonnance laisse néanmoins non résolues d'importantes questions de principe. Une des principales est la définition de la victime et la question de savoir si les victimes secondaires d'un crime peuvent invoquer des droits à titre personnel. Il est incontestable que la perpétration d'une seule infraction peut créer plusieurs victimes, mais il est difficile de déterminer quelles sont les victimes qui devraient se voir accorder la qualité pour agir dans le système de justice pénale. Sur ce point, l'établissement de comparaisons entre les victimes et la gravité relative du préjudice qu'elles ont subi font appel à des jugements nécessairement subjectifs. L'ordonnance relative aux enregistrements dans l'affaire Bernardo se justifie à titre d'exception au principe de la publicité qui, à cause des circonstances, était sans précédent. Cependant, une fois qu'un précédent a été créé, il attire les affaires comportant des circonstances analogues et demeure rarement une décision isolée. De toute façon, vouloir limiter l'ordonnance relative aux enregistrements à une exception unique privilégie les victimes des tragédies Mahaffy et French et exclut d'autres victimes dont la vie privée et la dignité pourraient être tout aussi gravement atteintes. Encore une fois, si l'on voit dans l'ordonnance relative aux enregistrements un précédent pour la protection des victimes, y compris les victimes secondaires d'un acte criminel, les conséquences éventuelles de cette décision sur le principe de la publicité des débats pourraient être très troublantes. C'est le dilemme qui se pose lorsque la compassion pour les victimes d'un acte criminel crée un conflit avec l'application d'un principe.

Conclusion

            Il est inévitable que la publicité des débats et la vie privée de la victime s'opposent à l'occasion, et il n'est pas facile de choisir entre ces deux principes. Certains estiment qu'il suffit d'apporter des restrictions mineures à la publicité pour tenir compte de la vie privée de la victime et que ces restrictions sont facilement justifiées par le souci d'accorder un traitement préférentiel aux personnes qui ont le malheur d'être victimes d'un acte criminel, en particulier les victimes d'agression sexuelle. De ce point de vue, exiger le droit de publier le nom de la victime ou de voir les enregistrements vidéo de l'affaire Bernardo reflète un attachement au principe de la publicité qui paraît inutilement contraignant. Comme ces pages l'ont montré, il existe pourtant des raisons convaincantes pour lesquelles la tradition canadienne, tant antérieure que postérieure à la Charte , exige que ce principe soit respecté.

            Parallèlement, la vie privée de la victime impose des coûts au système. En réservant un traitement particulier aux plaignantes dans les affaires d'agression sexuelle, ces règles soulèvent des questions sur le plan de l'équité et de l'égalité. En outre, le fait de garder secret un aspect de la justice pénale peut saper la confiance dans la légitimité du système. La protection de la vie privée de certaines victimes laisse dans l'incertitude le statut d'autres personnes, ainsi que celui des victimes secondaires qui ont parfois horriblement souffert aussi. À l'heure actuelle, les dispositions législatives et la jurisprudence n'ont pas établi un principe clair ou un ensemble de directives permettant de résoudre la question de la vie privée de la victime. Dans le cas de l'agression sexuelle, on tient pour acquis que l'anonymat est relié aux nécessités de l'application de la loi. Dans les arrêts Canadian Newspapers et Adams , la cour s'est pourtant fondée sur le sous-signalement des actes criminels de ce genre, sans aborder la question de savoir si la vie privée constitue un droit indépendant. L'effet de la préservation de l'anonymat sur le signalement des agressions sexuelles et la question de savoir si ces actes criminels soulèvent des questions différentes en matière de vie privée, quelle que soit l'importance des besoins de la répression ou la persistance de préjugés anciens, sont des questions qu'il faut poser et auxquelles il faut apporter une réponse.

            À titre de postscript, il faut mentionner deux faits nouveaux qui se sont produits depuis la rédaction du présent chapitre. Tout d'abord, sur la question de l'anonymat de la victime, il est bon de noter que l'éditeur Simon and Shuster a prévu de publier le livre intitulé, I am the Central Park Jogger (Je suis le jogger du Central Park) au mois d'avril. L'identité du jogger qui a été brutalement agressé et laissé pour mort n'a jamais été divulguée mais aujourd'hui la victime, qui s'appelle Pimsleur, s'est fait connaître. Deuxièmement, la publication du livre de Stephen Williams, intitulé Karla: A Pact with the Devil (Karla : un pacte avec le diable) au Canada anglais a ravivé le débat entre les familles French et Mahaffy et ceux qui estiment que les questions de transparence que soulevait l'entente relative au plaidoyer dans l'affaire Homolka

n'ont toujours pas été correctement examinées [cdxxviii] . Les familles des victimes se plaignent en particulier de deux photographies, dont l'une montrait les blocs de ciment qui entouraient le cadavre de Leslie Mahaffy et l'autre, qui montrait Jane Doe avec Homolka, même si une barre noire dissimulait les yeux de cette dernière. Ces familles ont peut-être raison sur le plan moral, mais leur critique est dépourvue de base légale.

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