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La vie privée de la victime et le principe
de la publicité des débats

Jamie Cameron, Professeur de droit
Osgoode Hall Law School
Centre de la politique concernant les victimes

March 2003

Les opinions exprimées dans le présent rapport sont celles de l'auteur et ne représentent pas nécessairement celles du ministère de la Justice Canada.

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Chapitre Six

Conclusions

            Dans les systèmes de common law tout au moins, les susceptibilités des victimes d'actes criminels n'ont jamais été prises en considération dans le processus pénal. Même si leur participation est essentielle, les victimes et les témoins ont toujours été considérés comme des tiers qui n'avaient pas de statut indépendant ou de qualité pour agir dans ce qui était un litige opposant l'État et l'accusé. Sous de nombreux aspects, qui comprennent notamment la reconnaissance de leur droit à la vie privée, cette conception des victimes est en train d'évoluer. Aujourd'hui, les victimes d'actes criminels, et d'agression sexuelle en particulier, jouent un rôle de plus en plus important dans le système de justice pénale.

            La perpétration d'une infraction n'a pas seulement pour effet de violer l'intégrité de la victime, mais l'enquête et la poursuite s'accompagnent aussi bien souvent d'atteintes à sa vie privée. Dans un système qui s'intéressait principalement au fait que l'infraction visait la collectivité, l'individu qui avait subi l'atteinte était un objet de sympathie dans la plupart des cas; la réparation des souffrances subies était un aspect secondaire par rapport à l'objectif du système. Cette conception de la justice pénale, et l'importance attribuée à la répression de l'infraction commise contre la collectivité, favorisaient une certaine conception de la publicité des débats. La publicité des audiences et le droit de publier les preuves présentées et le résultat des poursuites constituaient un élément essentiel qui permettait de préserver la confiance du public dans la légitimité, la justice et l'équité du système.

            Le Chapitre Deux du rapport explique la relation qui existe entre les trois sources de droit qui ont défini la notion canadienne du principe de la publicité au cours des années. Ces sources sont la common law, les dispositions législatives et - depuis 1982 - la Charte des droits et libertés . Le principe de la publicité des débats reconnu par la common law comportait deux volets, la publicité des audiences et la publication des comptes rendus des débats. Ce principe souffrait quelques exceptions qui reposaient principalement, mais non exclusivement, sur le souci de préserver l'équité du procès pénal. Pour diverses raisons, les règles de common law applicables au processus pénal étaient relativement insensibles aux préoccupations des victimes et des témoins en matière de vie privée.

            Il est toujours possible de modifier la common law par voie législative, et les exceptions au principe de la publicité se sont multipliées à mesure que l'on modifiait le Code criminel et d'autres dispositions pénales. La plupart de ces mesures visaient à protéger le caractère équitable du procès, et donc, à préserver la présomption d'innocence, mais certaines visaient à renforcer le statut des victimes et des témoins.

            Comme cela a été expliqué dans le chapitre Deux, la Charte a créé de l'incertitude au sujet du statut des exceptions qu'apportaient la common law et la loi au principe de la publicité. Pourtant, la Cour suprême du Canada a adopté ce principe dans sa jurisprudence relative à l'al. 2 b ). La cour a ainsi relié la publicité des débats aux valeurs fondamentales qu'elle favorise : la confiance du public dans le système judiciaire, la légitimité de la justice pénale et la responsabilité des tribunaux et des juges. La Charte est venu ajouter à la notion de publicité selon la common law une sensibilisation plus grande au lien qui existe entre la publicité des débats et la légitimité du système judiciaire et qui forme ainsi une des institutions centrales de la démocratie canadienne .

            Le Chapitre Deux a également retracé l'évolution de l'interprétation de l'al. 2 b ) de la Charte , qui garantit la liberté d'expression et de la presse. Pour résumer, voici quelles sont les trois principales caractéristiques de cette jurisprudence : tout d'abord, la création de critères constitutionnels dans Dagenais c.  S.R.C. et la jurisprudence postérieure; deuxièmement, l'obligation de fonder sur des preuves solides les exceptions au principe; et troisièmement, la reconnaissance du fait que la publicité des audiences doit être parfois restreinte de façon à protéger la vie privée de la victime.

            Une fois cette base établie, le Chapitre Trois examine de plus près le statut de la vie privée de la victime dans les poursuites pour agression sexuelle. Dans ce contexte, ce sont les règles de preuve, qui permettaient antérieurement à l'accusé d'exposer en détail la vie privée de la plaignante ou qui autorisaient la défense, plus récemment, à avoir accès à des dossiers confidentiels de nature médicale et psychologique qui soulevaient des préoccupations en matière de vie privée. Il est expliqué dans le Chapitre Trois comment la Cour suprême du Canada est intervenue en reconnaissant à la victime un droit à la vie privée aux termes de l'art. 7 de la Charte et en lui attribuant un statut égal aux droits de l'accusé. Aux fins du présent rapport, le Chapitre Trois visait à démontrer que pour les plaignantes, les questions associées à la vie privée ne se limitent pas à la préservation de l'anonymat et au huis clos, ni à la définition de ce qui constitue des preuves « pertinentes »; les questions de vie privée que soulèvent les affaires d'agression sexuelle sont plutôt communes à toutes les étapes de l'enquête et de l'instruction.

            Autrement dit, la vie privée de la victime a des dimensions multiples. La première atteinte commence au moment où la plaignante décide de signaler l'infraction et celle-ci se poursuit au cours de l'enquête, au cours de laquelle les autorités doivent déterminer si les allégations sont suffisamment crédibles pour justifier des accusations et des poursuites. L'atteinte à la vie privée ne peut être qu'aggravée au cours de l'instruction, puisque la victime doit témoigner et subir ensuite un contre-interrogatoire. La tradition veut que l'instance se déroule en public, conformément à des règles de preuve qui étaient fondées sur la notion de pertinence et qui permettaient à l'avocat de l'accusé de demander des précisions sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante ou de consulter les dossiers privés créés dans le cadre d'une relation confidentielle. La violation de la vie privée qui est inhérente au principe de la publicité ne pouvait être qu'aggravée par des pratiques d'enquête et des règles de preuve qui exposaient les victimes d'agression sexuelle à un examen que ne subissaient pas généralement les autres victimes d'actes criminels.

            Les Chapitres Quatre et Cinq ont ajouté d'autres dimensions au rapport en offrant une perspective comparative basée sur les systèmes de droit d'autres pays, ainsi qu'en présentant une réflexion sur les grandes questions sous-jacentes. Par exemple, l'importance de l'anonymat de la victime varie selon que l'on considère que les personnes qui ont subi une agression sexuelle doivent être traitées de la même façon que les autres victimes d'actes criminels ou d'une façon différente. Cette question soulève à son tour d'autres questions qui n'ont pas encore reçu de réponse. Plus précisément, il est difficile de savoir exactement si l'anonymat est accordé dans le but de remédier au sous-signalement des infractions sexuelles, comme la Cour suprême l'a affirmé dans l'arrêt Canadian Newspapers c. Canada (P.G.) . Selon cette décision, l'anonymat est nécessaire pour faciliter l'application de la loi mais (non???) pas parce qu'il met en jeu le droit à la vie privée. Il découle de cette position que les victimes d'agression sexuelle ne sont pas, sur le plan des principes, différentes des autres victimes d'actes criminels, avec toutefois une réserve : il est devenu impératif de remédier aux atteintes à la vie privée qui se sont produites dans le passé à cause des mythes et des stéréotypes qui entouraient les infractions sexuelles. Lorsque ces mythes et ces stéréotypes auront été supprimés, ces mesures correctives ne seront plus nécessaires. Il est par contre difficile de fixer avec précision le moment où ces tendances seront éliminées et où les victimes de ces infractions pourront être traitées comme les autres victimes d'actes criminels.

            Selon un autre point de vue, les victimes d'agression sexuelle sont fondamentalement différentes des autres à cause de la nature unique de l'infraction commise contre elles. L'hypothèse sous-jacente est qu'il sera toujours nécessaire de disposer de mécanismes visant à protéger la vie privée de ces victimes. Comme cela ressort de l'analyse présentée dans le Chapitre Cinq, les opinions divergent sur le point de savoir si le stigmate associé à ces infractions est renforcé ou atténué par une règle exigeant le respect de l'anonymat. Certains soutiennent que ces mesures protectrices ne font que perpétuer le stigmate alors que d'autres soutiennent qu'il est injuste d'imposer aux victimes le fardeau de supprimer le stigmate associé à cette infraction.

            Un des thèmes du présent rapport est que le rapport entre les pratiques et les croyances, qui ont été rejetées par la Cour suprême, et le principe de la publicité des débats est important. Tant qu'il existera des préjugés au sujet des agressions sexuelles qui se refléteront, non seulement dans les règles et les protocoles du système judiciaire, mais également dans la façon dont les médias couvrent les infractions sexuelles, la vulnérabilité des victimes exigera ou justifiera que l'on apporte des exceptions au principe de la publicité. Comme nous l'avons noté ci-dessous, les audiences publiques et la publicité des débats ne reflètent aucune partialité ou discrimination contre les victimes d'agression sexuelle. Le problème vient plutôt du fait que les règles relatives à ces infractions ainsi que les attitudes culturelles associées au sexe ont entraîné l'adoption de mesures qui protègent l'anonymat des victimes et permettent de procéder à huis clos, même si c'est en vertu d'une décision discrétionnaire qui doit respecter des normes compatibles avec la Charte .

            Antérieurement, les victimes d'agression sexuelle ne faisaient guère confiance au système de justice pénale. Par rapport à la nécessité de convaincre les plaignantes qu'elles seront traitées de façon équitable et que les médias rapporteront les poursuites éventuelles de façon objective, on constate que les exceptions apportées au principe de la publicité semblent modestes. C'est peut-être pour cette raison et pour tenir compte aussi du fait que les infractions sexuelles ont donné lieu à des injustices que les dérogations à ce principe n'ont pas été particulièrement controversées. L'anonymat de la victime est relié à la décision de la plaignante de signaler l'infraction, mais cette décision est également influencée par les craintes reliées aux atteintes à la vie privée qu'entraînent nécessairement les enquêtes et les poursuites. Il faudra du temps pour supprimer ou réduire les aspects négatifs de ce processus et il sera toujours difficile de savoir si les mesures prises dans ce but ont donné les résultats escomptés.

            En principe, et exception faite des jeunes victimes, les victimes qui ont subi des agressions sexuelles devraient être traitées de la même façon que les autres victimes d'actes criminels. En tenant pour acquis qu'il est possible de faire disparaître les préjugés selon lesquels les femmes qui sont agressées sont des femmes « faciles » ou « légères », le dernier argument pouvant justifier la règle de l'anonymat est le fait que ces infractions sont de nature tout à fait privée. C'est pourquoi certains soutiennent qu'il faut protéger l'identité des personnes qui en sont victimes. Le problème avec cet argument est qu'il est pratiquement impossible de faire la différence entre la nature de l'infraction et les attitudes sociales à l'égard des infractions sexuelles, attitudes qui ont été systématiquement reprises et renforcées tant par le système judiciaire que par la presse. On pourrait pourtant se demander pourquoi la victime d'une infraction humiliante parce qu'elle est privée ou intime devrait conserver son anonymat et pas la victime d'une infraction qui a connu de vives souffrances en raison d'une infraction violente ou qui a défiguré la victime.

            Une autre question qui mériterait peut-être d'être réexaminée est l'opportunité de garantir ou de promettre l'anonymat, quelles que soient les circonstances. Selon les dispositions actuelles du Code criminel et la jurisprudence, l'agression sexuelle peut être commise de différentes façons par des actes qui ne sont pas tous de nature très intime ou privée, et qui ne constituent pas tous nécessairement ce qui était qualifié auparavant de viol. Autrement dit, l'atteinte à la vie privée qui est inhérente à l'agression sexuelle peut varier sensiblement selon les faits et les circonstances de l'affaire. De ce point de vue, il est moins nécessaire qu'auparavant de garantir que l'anonymat de la victime sera intégralement préservé. Cette garantie est également moins justifiable selon la jurisprudence relative à l'al. 2 b ) qui n'admet pas les interdictions absolues, qu'elle ne l'était en 1988, au moment où l'arrêt Canadian Newspapers c. Canada (P.G.) a été prononcé.

            En ce qui concerne le huis clos, la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l'affaire S.R.C. c. Nouveau-Brunswick reflète une saine réticence à avaliser les ordonnances de huis clos. Dans cette affaire, le juge LaForest a clairement indiqué que le processus pénal a nécessairement pour effet de faire connaître la situation de la victime et que les ordonnances de huis clos ne peuvent être justifiées que si elles reposent sur une base factuelle suffisante qui démontre les motifs pour lesquels il y a lieu de faire une exception au principe de la publicité. Les juges de première instance ont le pouvoir de prendre ce genre de décision, mais la Cour suprême a précisé que ce pouvoir devait être exercé conformément à la Charte .

            L'accès aux preuves soulève des questions complexes. Si l'ordonnance du juge LeSage, le juge en chef adjoint de la Cour de l'Ontario, relative aux vidéos Bernardo semblait juste dans les circonstances, elle est plus difficile à justifier sur le plan des principes. Dans cette affaire, la question était de savoir si le public avait le droit de connaître ce que montraient ces enregistrements et quelles étaient les personnes que l'on pouvait considérer comme des victimes et donc des personnes dont il fallait protéger la vie privée et la dignité. Il s'agissait certes d'une opinion dissidente, mais l'on peut se demander si le compromis auquel en est arrivé le juge LeSage entre la composante audio et la composante vidéo des enregistrements était conforme aux commentaires qu'avait formulés le juge Cory pour ce qui est de l'accès aux preuves dans l'arrêt Vickery c. C.S.N.‑E. (Protonotaire) . On peut considérer pour le moment que l'ordonnance relative aux enregistrements Bernardo était basée sur des faits exceptionnels. Les questions que cette ordonnance soulève sur le plan des principes referont certainement surface plus tard.

            La publicité des débats et la vie privée de la victime sont des principes qui ont été reconnus et adoptés par la jurisprudence relative à la Charte . Il n'empêche qu'un seul de ces principes peut être protégé lorsqu'il y a conflit. Comme l'a noté le juge Wilson dans Edmonton Journal c. Alberta (P.G.) , le principe de la publicité et de la vie privée ne peuvent tous les deux l'emporter en même temps; il faut faire un choix lorsque ces deux principes sont en conflit. La Cour suprême du Canada a énoncé des règles qui visent à renforcer le principe de la publicité, tout en tenant compte de la nécessité d'y apporter des exceptions. Il faudra attendre pour savoir si la Cour décidera de faire respecter ce principe plus strictement à l'avenir ou si elle sera disposée à accorder de généreuses dérogations dans le but de protéger la vie privée des victimes.

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