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Interaction entre les capacités de développement des enfants et l’environnement d’une salle d’audience : Incidences sur la compétence à témoigner

Louise Sas, Ph.D., en psychologie de l'enfant

Novembre 2002

Les opinions exprimées dans le présent document sont uniquement celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement le point de vue du ministère de la Justice Canada.


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V. SUGGESTIBILITÉ DE LA MÉMOIRE DES ENFANTS

Un interrogatoire suggestif renvoie à une entrevue où l’interrogateur présente à l’enfant des suggestions persistantes et une interprétation d’un événement qui ont un effet important sur l’interprétation que fera un enfant de cet événement. Au cours des dix dernières années, de plus en plus d’études ont examiné la mesure dans laquelle les souvenirs des enfants sont influençables par rapport à de l’information qui leur était donnée après un événement. Comme nous l’avons déjà mentionné, des préoccupations ont été soulevées quant à la suggestibilité des enfants en réaction aux procès mettant en cause plusieurs victimes et plusieurs agresseurs qui ont été hautement médiatisés au début des années 1990 et à l’occasion desquels des enfants d’âge préscolaire ont fait des allégations très graves et souvent improbables de mauvais traitements après avoir subi des interrogatoires très suggestifs (p. ex. State v. Kelly Michaels, 1994; Montoya, 1993). Dans ces procès, plusieurs victimes très jeunes ont été exposées à des entrevues suggestives répétées.

Plus récemment, un certain nombre d’excellentes études ont été réalisées sur l’interrogation des enfants à des fins juridiques (Ceci et Bruck, 1995; Poole et Lamb, 1998). On a maintes fois souligné que les chercheurs devaient examiner les divers éléments du système afin de mieux comprendre les facteurs qui compromettent ou améliorent l’exactitude des récits des enfants.

La mesure dans laquelle les enfants d’âges différents sont influençables constitue un domaine de recherche majeur. Les résultats issus de ces recherches ne sont pas unanimes, principalement en raison des méthodologies différentes qui ont été employées et des âges différents des enfants qui ont servi de sujets d’étude. Ceci et Bruck (1995) ont suggéré que l’exactitude de la plupart des témoignages des enfants peut être amoindrie si les interrogateurs posent des questions tendancieuses ou présentent un jugement social qui favorise une certaine réponse. Thompson, Clarke-Stewart et Lepore (1997) ont souligné, après avoir examiné des études sur la suggestibilité, que certaines de ces études avaient utilisé des paradigmes plutôt « excessifs », dont plusieurs entrevues au cours desquelles de l’information erronée avait été présentée dans un style autoritaire et intimidant, ainsi que des entrevues dans lesquelles on avait exercé une pression sociale pour convaincre l’enfant que l’adulte était au courant des « faux » événements. La plupart du temps, les participants étaient des enfants d’âge préscolaire qui étaient interrogés au sujet d’un événement orchestré au moyen d’un ensemble de suggestions se rapportant à un thème commun. Bien souvent, le thème était présenté avec insistance aux enfants par au moins deux interrogateurs, qui utilisaient des techniques de persuasion manipulatrices sur le plan psychologique.

À l’autre extrême, d’autres études ont fait appel à des paradigmes moins intrusifs, où certaines questions suggestives étaient posées à l’entrevue mais sans ton accusateur ou insistance. Selon l’endroit où se place le paradigme sur le continuum (manipulation légère à extrême), des différences ont été notées quant au degré de suggestibilité des souvenirs des enfants (Lyon, 1999).

5.1 Facteurs agissant sur le degré de suggestibilité

Selon Ceci et Bruck (1995), les traces mnésiques des enfants s’altèrent plus facilement, ce qui explique la raison pour laquelle ils sont plus influençables. Ils croient que les souvenirs sont réécrits par suite d’une information reçue après l’événement. Thompson et coll. (1997) ont offert une raison qui explique pourquoi les enfants sont plus influençables. Ils ont suggéré que les enfants manquaient de confiance en eux et se tournaient vers les adultes pour obtenir des indices sur la façon d’interpréter le comportement social de ceux qui les entourent. On peut s’attendre à ce que les enfants soient influencés par l’information incriminante et hautement suggestive présentée après un événement par des adultes. Les jeunes enfants sont portés à croire que les adultes possèdent toutes les réponses, et ils obéissent aux pressions exercées par les adultes pour modifier leurs perceptions. Fait intéressant, les enfants sont moins influencés par leurs pairs du même âge (Ceci, Toglia et Ross, 1988). Les enfants plus âgés sont moins influencés par les questions trompeuses présentées par des pairs que par celles présentées par des adultes (Kwock et Winer, 1986). Un questionneur adulte véhément qui ne cesse de suggérer de l’information à un enfant peut amener ce dernier à croire que ses souvenirs sont inexacts, même si c’est lui et non l’interrogateur qui a assisté à l’événement.

L’un des autres facteurs qui offrent des possibilités accrues de présenter de l’information erronée à des enfants est le fait que les jeunes enfants fournissent moins d’information à un interrogateur lors d’un rappel libre, ce qui rend le processus de la sollicitation d’informations difficile (Ornstein et coll., 1992). Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette situation est due au fait que les enfants n’emmagasine pas leurs souvenirs de façon organisée et ont besoin d’indices pour les aider à se les rappeler. Lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes dans un contexte de rappel libre, ils ne disent que le strict minimum. Ils ouvrent la porte à des questions plus suggestives de la part des interrogateurs, qui veulent désespérément obtenir des détails.

Combien de professionnels se sont assis avec un jeune enfant réticent, attendant que l’enfant fasse le récit des mauvais traitements qu’il avait subis, pour n’en entendre que les grandes lignes? La tentation d’offrir aux enfants des choix sur la manière dont se sont passées les choses est forte. On court cependant le risque, dans ces situations, que les jeunes enfants acceptent une suggestion qui leur est proposée même si elle est fausse, parce qu’ils ont tendance à s’en remettre aux adultes et parce qu’ils ont de la difficulté avec leur propre système de remémoration. Ce qui est le plus encourageant pour les interrogateurs judiciaires est que de façon générale, il est plus difficile de faire raconter aux enfants de fausses situations négatives ou teintées de violence que de fausses situations positives, et ce, quel que soit leur âge (Eisen, Goodman, Qin et Davis, 1998). Les enfants résistent plutôt bien aux suggestions voulant qu’ils aient été blessés lorsque ce n’est pas le cas.

5.2 Minimiser le potentiel de suggestibilité dans les entrevues

Il y a également des avenues prometteuses qui permettraient de minimiser le potentiel de suggestibilité chez les enfants. Poole et Lindsay (1995) ont démontré que si des questions QU sont posées à des enfants après leur récit libre, le compte rendu des enfants est plus complet et il n’est pas moins exact. Comme nous l’avons déjà mentionné, une question QU est une question qui commence par les mots « qui », « quoi », « où », « pourquoi », « quand » et « comment ». Celles-ci sont très différentes des questions à choix forcé (Était-il au-dessus ou en-dessous de toi?), qui n’offrent que deux alternatives aux enfants (dont aucune n’est forcément vraie); elles sont également très différentes des questions à queue de phrase interrogative, qui appellent une réponse affirmative et exposent le point de vue de l’interrogateur au sujet de ce qui est arrivé. Poole et Lindsay ont évalué des enfants de trois et quatre ans ainsi que des enfants de cinq à sept ans concernant un homme appelé M. Science qui avait procédé à quatre démonstrations scientifiques avec chaque enfant. Dans un rappel libre, les enfants ont fourni considérablement moins de détails au sujet des expériences, mais lorsque l’interrogateur leur a posé des questions comme « Peux-tu m’en dire davantage? » et des questions QU, les deux groupes d’âge ont fourni trois fois plus de détails avec un degré d’exactitude très élevé.

L’étude la plus récente et la plus englobante portant sur l’exactitude des récits de témoins oculaires enfants a été réalisée par Poole et Lindsay (2001). Ils ont examiné la façon dont les suggestions trompeuses provenant de parents influençaient le récit des enfants sur ce qu’ils avaient vu. Les enfants qui ont participé à l’étude étaient âgés de trois à huit ans. Ils ont tous participé aux démonstrations scientifiques, écouté leurs parents leur lire des descriptions vraies et fausses de ce qu’ils avaient vu, et été interrogés à deux reprises par les interrogateurs. Les entrevues ont eu lieu immédiatement après la démonstration et l’exercice de suggestibilité. Différentes méthodes ont été utilisées pour les entrevues, comme des questions non dirigées suivies par des questions directes, etc.

Les chercheurs se sont penchés sur des préoccupations très particulières, dont plusieurs sont pertinentes dans un contexte judiciaire. Ils ont suggéré que le caractère opportun de la recherche était dû au fait que certains enfants ayant fait l’objet d’enquêtes judiciaires avaient été exposés à de l’information erronée par des adultes en qui ils avaient confiance. Ils avaient pu entendre cette information soit en écoutant des conversations, parce qu’elles avaient été suggérées de façon non délibérée, ou au moyen de conseils ou d’un « lavage de cerveau ». Dans cette étude, les auteurs posent la question à savoir si une telle exposition à la suggestion après la survenue d’un événement pouvait avoir une influence sur les réponses fournies plus tard par les enfants lors des entrevues d’enquêtes. Ils ont tenté de répondre à cette question dans le cadre de leur paradigme expérimental.

Leurs résultats sont à la fois décourageants et encourageants. D’abord, ils ont indiqué que même les jeunes enfants qui avaient participé à leur expérience pouvaient raconter des événements complexes et récents avec exactitude s’ils n’avaient pas été influencés par de l’information erronée ou une interrogation intrusive. Plus impressionnant encore est le fait que chez les plus jeunes enfants participant à l’étude, la plupart des détails fournis à leur entrevue au sujet de la démonstration scientifique étaient exacts. Pour ce qui est de l’ensemble des enfants compris dans l’échantillon, seulement 1 p. 100 des récits des enfants comportaient de légères erreurs dans le rappel libre, en l’absence de toute suggestion.

Ils ont cependant trouvé inquiétant le fait que lorsque les enfants avaient été exposés à de l’information erronée par leurs parents au sujet de la démonstration scientifique, même le récit libre qu’ils avaient fait aux interrogateurs mentionnaient des événements non vécus. La tendance à raconter des événements non vécus ne diminuaient pas selon l’âge, ce qui laisse suggérer que tous les enfants étaient susceptibles d’être influencés.

En examinant l’impact des différents types de questions d’entrevue sur le degré d’exactitude, on a noté que les questions directes ont un impact positif en ce sens qu’elles augmentent le nombre de récits exacts, notamment chez les enfants plus jeunes. Toutefois, les questions par oui ou non font également augmenter le taux de réponses incorrectes. Quelles sont les implications de cet effet négatif non intentionnel des questions par oui ou non dans un contexte judiciaire? Les travaux menés par Poole et Lindsay sont encourageants car il semble que lorsque des questions par oui ou non sont posées aux enfants sur des contacts physiques qui ne se sont jamais produits et n’ont pas été suggérés, la plupart des enfants de tous âges répondent « non » (Poole et Lindsay, 2001).

5.3 Faits saillants des études portant sur la suggestibilité

En résumé, de plus en plus d’études sont réalisées sur la suggestibilité de la mémoire des enfants. Bien que les résultats soient parfois contradictoires et confus, on relève de nombreux résultats consistants. Les enfants sont plus influençables que les adultes, et les jeunes enfants sont plus influençables que les enfants plus âgés. Certaines caractéristiques liées aux entrevues semblent influer sur l’exactitude des réponses fournies par les enfants au sujet d’événements qu’ils ont vécus, comme le nombre d’entrevues, le style d’interrogation employé dans les entrevues (ouverte, répétée, exploratoire, directe, inquisitrice, tendancieuse, à choix forcé et oui-non), l’attitude émotionnelle de l’interrogateur (intimidante, jugeante, encourageante), et la pression sociale (identité de l’interrogateur). L’information fournie après un événement mais avant l’entrevue d’enquête est un autre facteur qui vient influencer le récit d’un enfant.

Ces conclusions devraient nous inciter à être plus prudent lorsque nous interrogeons des enfants et à modifier nos questions de manière à réduire au minimum le niveau possible de suggestibilité. Étant donné les conclusions susmentionnées, il est clair que la responsabilité de la suggestibilité doit être assumée par le questionneur et non par l’enfant.À moins de poser le bon type de questions aux enfants et de leur permettre de raconter leur propre expérience, nous leur portons préjudice. Il existe, bien certainement, des lignes directrices sur des techniques appropriées d’entrevue (p. ex. Lyon, sous presse; Poole et Lamb, 1998; Quas et coll., 2000). Il faudrait en promouvoir l’utilisation, parce que nous savons que lorsque les enfants sont questionnés adéquatement, ils peuvent fournir des comptes rendus exacts d’événements qui se sont produits dans leur vie.

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