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Juges de la Cour
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
La protection des droits fondamentaux :
Étude comparative des États-Unis et du Canada
Le 5 avril 2004
Merci pour votre aimable présentation.
Je l’ai trouvée très rassurante, d’autant plus que
les juges de la Cour suprême du Canada sont souvent décrits en
termes moins flatteurs. L’une des descriptions les moins flatteuses est
sortie de la bouche de mon collègue Ian Binnie qui, lors d’un
cocktail de bienvenue en l’honneur de nos nouveaux auxiliaires juridiques,
avait indiqué à ces derniers que la plus difficile des tâches
qui les attendait serait de faire jaillir l’étincelle des neuf
volcans somnolents auxquels ils étaient affectés.
Somnolente ou non, j’ai grand plaisir à être avec vous
ici aujourd’hui pour tenter certaines comparaisons entre le Canada et
les États-Unis, en particulier dans la façon dont nous envisageons
les droits fondamentaux.
Ce sujet m’obligeant à vous expliquer dans le détail la
perspective canadienne, je voudrais faire une mise en garde préliminaire.
Nous, les Canadiens, sommes généralement assez réservés,
assez peu portés à parler de nous-mêmes. Le penchant des
Canadiens à s’occuper de leurs affaires, au sens étroit
du terme, est bien illustré par l’anecdote suivante, que je tiens
de bonne source.
Peu après son accession au trône, la reine Elizabeth II est venue
nous visiter. Nous aimons honorer notre souveraine en lui offrant des présents
aussi utiles qu’originaux, propres à exprimer l’âme
canadienne. Au fil des décennies, Sa Majesté est ainsi devenue
la fière propriétaire d’innombrables coiffures autochtones,
de douzaines de bâtons d’orateurs autochtones, d’un grizzly,
d’un élan et de deux orignaux.
Lors de cette visite, Sa Majesté s’est vu offrir deux spécimens
de notre symbole national, le castor. On mena la jeune Reine, mariée
depuis peu, au bassin des castors. Ces derniers, comme tout castor qui se respecte,
semblaient très affairés. Pendant quelque temps, Sa Majesté les
regarda s’ébattre dans le bassin. D’un air perplexe, elle
se tourna ensuite vers le gentleman canadien qui se tenait à ses côtés. « Mais
que font-ils donc? » Et le gentleman de répondre avec un laconisme
typiquement canadien : « Je l’ignore, Madame. Je suis célibataire ».
Ce qui m’amène à ma seconde mise en garde. Ma connaissance
du droit comparé canado-américain tout comme la connaissance
qu’avait des castors notre célibataire est assez limitée.
Si l’on me demandait de dire quelles sont les différences entre
nos deux pays, je serais sans doute bien avisée de répondre, à l’instar
de ce gentleman, « Je ne sais pas. Je suis une Canadienne. »
Néanmoins, je commencerai par une anecdote citée par un grand
avocat canadien, Edward L. Greenspan, lors d’une allocution prononcée
il y a quelques années, à Washington, sur la liberté d’expression.
Me Greenspan avait raconté que l’acteur américain, Michael
Moriarty, l’ancienne vedette de la série télévisée « Law
and Order », avait déclaré être à ce point
contrarié par les atteintes du gouvernement américain à la
liberté d’expression qu’il avait décidé de
quitter les États-Unis pour s’installer au Canada. Me Greenspan
a alors exprimé son étonnement en ces termes :
[traduction] . . . si M. Moriarty a décidé de venir au Canada
parce que c’est un pays plus agréable et plus paisible, alors
il a fait le bon choix. S’il vient au Canada parce qu’il veut vivre
dans le pays désigné en 1995 par les Nations Unies comme le meilleur
endroit au monde où vivre, il a fait le bon choix. Si, de façon
inexplicable, il a furieusement envie de payer des impôts beaucoup plus élevés,
il a fait le bon choix. S’il veut beaucoup moins de criminalité,
beaucoup plus d’espace, un air plus sain et des villes plus propres,
il a fait le bon choix. S’il veut un bien meilleur whisky, une meilleure
bière, des cigares cubains, une bien meilleure vue des chutes du Niagara,
il a fait le bon choix. Mais décider de s’établir au Canada
parce que les Canadiens jouissent d’une plus grande liberté d’expression
que les Américains, c’est ridicule. M. Moriarty vient au bon
endroit, mais absolument pas pour la bonne raison.
M. Moriarty a peut-être effectivement tort. Mais suivant le principe
(qu’a également évoqué Me Greenspan) qu’il
serait téméraire de traiter par-dessus la jambe ce que dit un
acteur américain, puisque les propos de celui-ci risquent un jour de
devenir une politique officielle du gouvernement américain, nous devons
présumer qu’il y a quelque chose qui plaisait à M. Moriarty
dans le système juridique canadien en général, et en particulier
dans la manière dont les droits et libertés y sont traités.
Et, faisant l’hypothèse que vous êtes aussi désireux
que moi de savoir de quoi il peut bien s’agir, je vous invite à me
suivre dans un bref survol de quelques-unes des différences les plus
marquantes entre les systèmes juridiques de nos deux pays, et de la
manière dont ils traitent, chacun, les droits fondamentaux.
Comme les États-Unis, le Canada est une démocratie fédérale.
Nous choisissons nos gouvernants à la faveur d’élections
fédérales et d’élections au niveau des États
(que nous appelons chez nous des provinces) et, si nous n’aimons pas
ce qu’ils font, nous en élisons d’autres aux élection
suivantes. Comme les États-Unis, le Canada a une constitution qui garantit
les droits et libertés fondamentaux de toute personne au Canada. Depuis
1982, ces garanties sont énoncées dans une déclaration
constitutionnelle des droits, que nous appelons la Charte canadienne des
droits et libertés. Comme les États-Unis, le Canada est doté d’un
système judiciaire composé de magistrats indépendants,
et il croit dans le principe de la primauté du droit. Comme les États-Unis,
le Canada dispose d’un système de jury pour les procès
criminels et, dans certains cas, pour les procès civils. De plus, bon
nombre des règles de preuve et de procédure appliquées
par les tribunaux des deux côtés de la frontière révèlent
de frappantes similitudes.
On voit donc que les systèmes juridiques de nos deux pays ont beaucoup
en commun. Malgré tout, ils présentent aussi beaucoup de différences.
D’abord, nos structures de gouvernement, qui régissent l’adoption
et l’application des lois, sont très différentes. Contrairement
aux États-Unis, le Canada est une monarchie, ayant à sa tête
la Reine d’Angleterre (nous disons la Reine du Canada), et peut-être
un jour, qui sait, le Roi Charles III. Parce que notre chef d’État
est la Reine, lorsqu’un criminel est traduit devant les tribunaux au
Canada, ce n’est pas l’État, le Commonwealth ou le peuple
qui le poursuit, mais la Reine. D’autre part, si l’on veut poursuivre
le gouvernement canadien ou l’une des provinces, on poursuit la Reine.
Quoique je doute que cela lui cause beaucoup d’inquiétude, la
Reine est de loin le justiciable le plus procédurier du Canada.
Une autre différence caractérisant la structure juridique de
nos pays est le fait que le Canada applique un système parlementaire
de gouvernement. Le premier ministre est le chef du parti qui détient
la majorité des sièges à la Chambre des communes. S’il
perd la majorité – par exemple s’il est défait sur
un projet de loi d’importance, tel le budget annuel – il doit démissionner,
et le gouverneur général, représentant de la Reine, demande à quelqu’un
d’autre, souvent à la suite de nouvelles élections, de
former le gouvernement et de devenir premier ministre. Le premier ministre
choisit les membres de son gouvernement – de son cabinet – parmi
les députés élus à la Chambre des communes et,
parfois, parmi les membres du Sénat, qui eux sont nommés. Tout
cela est bien différent du système américain, où le
chef de l’exécutif, le président, est élu lors d’élections
distinctes et, sauf destitution, décès ou Watergate, accomplit
intégralement son mandat, assisté d’un cabinet formé de
gens qu’il choisit où bon lui semble.
Pour bien des gens, ces différences sont superficielles. En fait, elles
ne se traduisent sans doute pas par des visions constitutionnelles radicalement
différents. Mais je voudrais signaler un domaine où les habitants
des deux pays non seulement voient d’importantes différences,
mais débattent aujourd’hui vigoureusement l’attitude qu’il
convient de privilégier : je veux parler ici des libertés fondamentales
protégées par nos constitutions respectives. On pourrait prétendre
que les Américains et les Canadiens ne se font pas la même idée
de la relation entre le citoyen et l’État et, en conséquence,
abordent d’une façon bien différente les libertés
fondamentales que nos constitutions garantissent à chaque citoyen.
Pour illustrer ces conceptions différentes, je voudrais brièvement
faire ressortir trois aspects de la protection constitutionnelle des libertés
fondamentales au Canada. Premièrement, la Charte canadienne des
droits et libertés reconnaît expressément que les droits sont
subordonnés à des limites raisonnables qui découlent de
l’intérêt public ou collectif. Deuxièmement, la Constitution
canadienne garantit des droits visant à reconnaître les minorités
et à accroître leur vitalité. Sous ces deux rapports, la
Constitution canadienne est un produit de l’histoire du Canada. Troisièmement,
au Canada, une assemblée législative peut passer outre à bon
nombre de droits et libertés en se servant de la clause dérogatoire
prévue à l’article 33 de la Charte.
Je m’intéresserai en premier lieu à l’article de
notre Constitution qui pose des limites raisonnables aux droits fondamentaux.
Je citerai de nouveau Me Greenspan :
Notre Premier amendement – nous l’appelons l’article premier – les
premiers mots qui donnent le ton et invitent tous les Canadiens à se
réjouir des libertés essentielles dont ils bénéficient,
les mots qu’on lit dès qu’on franchit la ligne de départ,
ressemblent à l’avertissement inscrit sur les paquets de cigarettes
: Prenez garde! Ces jolis bâtonnets peuvent tuer! Ces premiers mots signifient
: Canadiens et Canadiennes, modérez votre enthousiasme en lisant ce
qui suit! Nous savons qu’il s’agit de notre Charte des droits.
Vous inhalerez bientôt un paquet de droits – liberté d’expression,
liberté de la presse, droit à un procès avec jury, droit à la
justice fondamentale (dans la version anglaise, nous n’avons même
pas pu nous résoudre à appeler cela due process). Mais avant
de vous emballer, il faut que vous sachiez que tous ces soi-disant droits garantis
que vous êtes sur le point de lire sont subordonnés aux limites
raisonnables qui sont susceptibles de vous être imposées par le
gouvernement dans une société libre et démocratique.
Pour rendre tout cela plus concret, considérons la protection constitutionnelle
de la liberté d’expression dans les deux pays. Au Canada, comme
aux États-Unis, la liberté d’expression est garantie constitutionnellement.
Notre Charte des droits et libertés garantit cette liberté, sous
réserve des limites raisonnables « dont la justification puisse
se démontrer dans le cadre d’une société libre et
démocratique ». En d’autres termes, nous avons la liberté d’expression,
mais l’État peut la limiter d’une manière raisonnable.
Considérons en revanche le caractère absolu du Premier amendement
du Bill of Rights des États-Unis : « Le Congrès n’adoptera
aucune loi [. . .] limitant la liberté d’expression ou la liberté de
la presse ». Le libellé de la garantie canadienne reconnaît à l’État
le droit de restreindre la liberté d’expression, alors que celui
de la garantie américaine le lui interdit.
Évidemment, nous savons tous que la Cour suprême des États-Unis
n’a pas interprété littéralement le Premier amendement.
Les droits du peuple américain, si absolument exprimés soient-ils
dans le Bill of Rights, sont en réalité subordonnés aux
limites imposées par les tribunaux, qui s’efforcent de trouver
un juste équilibre entre des droits en opposition, et de les situer
dans un cadre concret. La liberté d’expression ne fait pas exception.
En 1952, le juge Hugo Black, qui insistait sur une interprétation stricte
du Premier amendement, s’était exprimé en faveur de l’invalidation
d’une loi sur la diffamation collective adoptée par un État.
Selon le juge Black, le Premier amendement « interdit formellement de
telles lois, et il n’y a pas de « si », de « mais » ni
de « considérant » » (Beauharnais c. Illinois, 343
U.S. 250, 275 (1952)). Mais il exprimait une dissidence, et son avis n’a
pas prévalu. C’est Mark Twain qui disait des États-Unis,
en ne plaisantant qu’à moitié : [traduction] « C’est
parce que Dieu est bon que nous avons dans notre pays ces trois choses indiciblement
précieuses : la liberté d’expression, la liberté de
conscience et la sagesse de ne jamais nous prévaloir de l’une
ni de l’autre ».
Cela dit, le fait de reconnaître explicitement que, dans une société démocratique,
les libertés fondamentales peuvent être assorties de limites signifie
que la liberté d’expression est conçue plus étroitement
au Canada qu’aux États-Unis, ainsi que l’attestent nos positions
respectives sur la pornographie, la propagande haineuse et la diffamation.
Aux États-Unis, la liberté d’expression admet certaines
limites dictées par la raison ou la nécessité pratique,
mais il reste que ce qui serait considéré comme une limite raisonnable à la
liberté d’expression au Canada serait souvent une limite déraisonnable
aux États-Unis.
Prenons la pornographie par exemple. Une bonne part de la production
pornographique vient des États-Unis. Une partie de cette production
traverse la frontière, pour être vendue au Canada. Mais il y a
des limites à ce que les Canadiens toléreront dans ce domaine
au nom de la liberté d’expression. En 1992, dans l’arrêt
Butler, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité d’un
article du Code criminel qui interdisait la publication et la diffusion de
documents obscènes. Cette disposition avait été contestée
en tant qu’atteinte à la liberté d’expression ne
pouvant être justifiée au regard de l’article premier de
la Charte des droits et libertés. La Cour suprême a rejeté cet
argument. Elle a jugé à l’unanimité que cette disposition
du Code criminel portait effectivement atteinte à la liberté d’expression,
mais que l’État avait le droit de proscrire la pornographie qui
constitue une exploitation indue du sexe, par exemple lorsque la représentation
du sexe se mêle à la violence, lorsqu’elle met en cause
des enfants ou lorsqu’elle est dégradante ou déshumanisante.
La Cour a estimé que ce type de pornographie risquait de léser
les femmes, les enfants et la société en général.
En acceptant l’existence d’un risque généralisé comme
fondement raisonnable d’une limite à la liberté d’expression,
le juge Sopinka, de la Cour suprême, avait cité en les approuvant
les observations suivantes d’un comité de la Chambre des communes
:
[traduction] Ce genre de matériel met l’accent sur les stéréotypes
masculins et féminins au détriment des deux sexes. La dégradation,
l’humiliation, la soumission et à l’en croire, la violence
dans les relations humaines seraient tout à fait normales et acceptables.
Une société qui considère que l’égalité,
entre ses membres, la suppression de la violence, le libre choix et la réciprocité constituent
la base de toutes les relations humaines, sexuelles ou autres, est nettement
justifiée de régir et d’interdire toute forme de description
ou d’incitation qui viole ces principes (R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S.
452, aux pp. 493 et 494, citant le rapport MacGuigan de 1978).
Certains Canadiens aiment l’arrêt Butler, d’autres non.
Me Greenspan le qualifie de « tragédie » et déplore
ce précédent, reprenant les commentaires de Gershon Legman :
[traduction] « Le meurtre est un crime, la description d’un meurtre
ne l’est pas. Le sexe n’est pas un crime, sa description l’est ».
En réalité, une bonne part de ce qui se dit sur le sexe, y compris
la pornographie, est légal au Canada, et, pour chaque personne opposée à l’arrêt
Butler, on peut en trouver au moins une ou deux autres qui y sont favorables
et jugent l’État fondé à intervenir pour empêcher
les représentations du sexe qui sont néfastes.
Ce qui est sans doute plus intéressant que le débat lui-même,
c’est que la décision rendue par la Cour suprême du Canada
dans l’affaire Butler a attiré l’attention des milieux juridiques
et politiques américains. Nous, au Canada, ne sommes pas accoutumés à l’attention
de ces milieux, alors le débat qu’a suscité l’arrêt
Butler de votre côté de la frontière nous a quelque peu étonnés.
La professeure Catharine MacKinnon, qui a enseigné durant quelque temps à la
Osgoode Hall Law School de Toronto, a préconisé dans de nombreuses
articles et conférences l’adoption par les États-Unis d’un
critère semblable à celui énoncé dans l’arrêt
Butler. Par la suite, et en particulier dans le monde politique, nous avons
vu le sénateur Bob Dole et la procureure générale Janet
Reno prôner un resserrement semblable des lois sur la pornographie aux États-Unis.
Mais la grande question demeure celle-ci : Que ferait la Cour suprême
des États-Unis si elle était saisie d’une affaire Butler?
Même en admettant que tout est possible à Washington, comme à Ottawa,
il n’en reste pas moins que la doctrine classique sur le Premier amendement
américain est fort éloignée de la philosophie égalitaire
fondée sur le risque de préjudice qui a prévalu au Canada
dans l’arrêt Butler.
La liberté d’expression est aussi abordée différemment
de part et d’autre du 49e parallèle dans d’autres domaines
importants quoique moins médiatisés. La propagande haineuse bénéficie
d’une protection nettement plus élevée aux États-Unis
qu’au Canada. Pourvu qu’elles soient rédigées avec
la précision voulue, les dispositions interdisant ce genre d’écrits
sont jugées acceptables à l’aune de la Charte canadienne.
Aux États-Unis, en revanche, il n’est guère que l’incitation à la
violence qui puisse être légalement proscrite.
Pour prendre un autre exemple, il est plus facile au Canada qu’aux États-Unis
de poursuivre pour diffamation. Le principe de la liberté de la presse,
garantie par le Premier amendement, a conduit dans votre pays à l’arrêt New
York Times Co. c. Sullivan (376 US 254 (1964)), qui permet aux journaux
de publier de fausses rumeurs et de faire de fausses affirmations sur des gens,
et cela impunément, dans la mesure où ils ne le font pas de manière
intentionnelle ou insouciante. Or il y a quelques années, la Cour suprême
du Canada a expressément écarté, dans l’arrêt Hill
c. Église de scientologie, le principe retenu dans l’arrêt
Sullivan. En conséquence, au Canada, les journaux qui publient des faits
non vérifiés s’exposent à des poursuites en diffamation.
La Cour suprême a examiné l’argument selon lequel les conclusions
de l’arrêt Sullivan étaient nécessaires pour éviter
que soit « paralysée » la libre diffusion de l’information,
une activité essentielle au bon fonctionnement de la démocratie.
La Cour a répondu que l’effet paralysant produit par des lois
rigoureuses sur la diffamation a un poids moins grand que la nécessité de
protéger les réputations contre les allégations fausses
ou diffamatoires. Le droit canadien admet que l’objectif de la recherche
de la vérité peut être servi par la libre circulation des
idées. Mais il admet aussi que des propos mensongers peuvent causer
un grave préjudice à des personnes et à des groupes, préjudice
qu’il n’est pas toujours possible de réparer par le débat
et la discussion.
J’ai évoqué certaines des différences qui existent
entre la façon dont les Américains et les Canadiens conçoivent
la garantie fondamentale de la liberté d’expression. En un mot
: nous, Canadiens, acceptons davantage que les Américains les limites
imposées par l’État à la liberté d’expression.
La même observation pourrait être faite à propos d’autres
droits fondamentaux.
D’ailleurs, pour chacun des droits garantis par notre Charte, le Canada établit
sa jurisprudence bien à lui. Par exemple, la démarche canadienne
est plus nuancée que celle des États-Unis en ce qui concerne
l’application régulière de la loi (due process) et les
droits de l’individu par rapport à l’autorité policière.
Aux États-Unis, la preuve obtenue par suite d’agissements policiers
illicites, qu’il s’agisse d’une preuve directe ou indirecte,
ne peut en général être utilisée dans une procédure
pénale par l’effet du principe voulant que le fruit d’un
arbre empoisonné le soit également. Au Canada, le critère
est plus souple; la preuve ne sera écartée que lorsqu’il
serait injuste de permettre son utilisation à l’encontre de l’accusé,
eu égard à divers facteurs, notamment l’effet qu’aurait
la suppression de la preuve sur l’image de l’administration de
la justice. C’est expressément ce que prévoit l’article
24 de la Charte.
J’en arrive à la seconde différence entre le Bill
of Rights américain et la Charte canadienne des droits et
libertés. J’ai
déjà fait état de la reconnaissance expresse des droits
collectifs dans la Charte canadienne. L’article premier de la Charte,
comme nous l’avons vu, annonce une autre manière d’aborder
la protection constitutionnelle des droits, fondée sur la recherche
d’un équilibre différent entre droits individuels et intérêts
collectifs. Cette recherche intervient également dans la mise en œuvre
de droits visant à reconnaître les groupes minoritaires et à renforcer
leur vitalité.
On en voit déjà un indice dans la façon différente
d’envisager la liberté de religion dans les deux pays : au Canada,
la garantie de la liberté de religion a un côté positif,
ce qui n’est pas le cas aux États-Unis. La constitution américaine établit
la séparation de l’Église et de l’État, selon
laquelle ce dernier ne peut appuyer aucune religion. La garantie canadienne
reconnaît à chacun le droit de pratiquer la religion de son choix,
mais elle permet aussi à l’État de soutenir des groupes
religieux – elle l’oblige même à soutenir dans certaines
provinces les systèmes scolaires minoritaires de confession protestante
ou catholique, et cela parce que les Pères de la Confédération
voulaient que les droits des minorités religieuses soient protégés.
De même, on peut dire que les droits à l’égalité sont
plus solidement établis au Canada qu’aux États-Unis. La
doctrine canadienne de l’égalité vise expressément à lutter
contre la discrimination et à améliorer le sort des membres de
groupes défavorisés. Les catégories de discrimination
ne sont pas limitées et notre examen n’est pas moins minutieux
pour certains groupes que pour d’autres. Tandis que les Américains
débattent encore des vertus des programmes de promotion sociale – ils
l’ont encore fait l’an dernier (Grutter c. Bollinger, 536 U.S.
306 (2003)) –, notre Charte affirme la constitutionnalité de la
discrimination à rebours inhérente à ces programmes. Ironiquement,
il semble exister moins de programmes du genre au Canada qu’aux États-Unis.
Outre cette conception vigoureuse de l’égalité, la Constitution
canadienne renferme aussi certaines garanties dont la dimension communautaire
pourra sembler étrange vue des États-Unis. Elle garantit par
exemple des droits à l’éducation dans la langue de la minorité,
pour le français et l’anglais. Elle reconnaît expressément
les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des
peuples autochtones du Canada. Au risque d’une généralisation
excessive, on pourrait dire que dans l’ensemble, au Canada, les droits
individuels sont plus circonscrits qu’aux États-Unis tandis que
les droits collectifs, qui protègent les collectivités linguistiques,
religieuses ou autochtones, y sont plus généreux. Aux États-Unis,
c’est l’éthique individualiste qui l’emporte; au Canada,
on se préoccupe davantage du bien-être général et
des membres des groupes défavorisés.
La troisième grande différence dans la manière dont les
droits fondamentaux sont régis par nos constitutions respectives réside
dans l’article 33 de la Charte, qui permet au Parlement fédéral
et aux législatures provinciales de « passer outre » aux
arrêts de la Cour suprême du Canada invalidant des dispositions
législatives non conformes à la Charte. Deux voies s’offrent
donc au gouvernement qui souhaite le maintien en vigueur de dispositions portant
atteinte à des droits fondamentaux. Tout d’abord, il peut faire
valoir qu’elles sont justifiées au regard de l’article premier
de la Charte, comme je l’ai déjà expliqué. Et, en
cas d’échec, il peut adopter une clause dérogatoire. Cette
solution vaut pour tous les droits, à l’exception des droits démocratiques
fondamentaux, de la liberté de circulation et d’établissement,
et des droits linguistiques. La dérogation demeure valide durant cinq
ans, mais elle peut être renouvelée.
À première vue, la disposition constitutionnelle canadienne
qui autorise ces dérogations contraste fortement avec le caractère
absolu et définitif des décisions constitutionnelles de la Cour
suprême des États-Unis. En réalité, la situation
qui a cours dans chacun des deux pays est assez semblable, du moins jusqu’à maintenant.
L’article 33 n’a été invoqué pour une question
importante qu’une seule fois, lorsque la province de Québec a
voulu préserver sa législation linguistique que la Cour suprême
avait jugée incompatible avec la liberté d’expression garantie
par la Charte. La Charte jouit d’un large appui dans la population, et
les gouvernements semblent peu désireux de recourir à une mesure
donnant l’impression qu’on prive des citoyens de droits garantis
par la Constitution. Le temps seul dira si l’article 33 constitue réellement
une restriction importante aux droits garantis par la Charte. Mais, en théorie
du moins, cette disposition confirme qu’en matière de droits fondamentaux,
l’approche canadienne est moins individualiste, plus collective que celle
des États-Unis, et en même temps plus déférente
envers le gouvernement.
J’ai parlé de trois différences entre la manière
canadienne et la manière américaine de voir les droits et libertés
fondamentaux. Qu’est-ce qui peut expliquer ces différences? Pourquoi
deux pays situés sur le même continent, grosso modo semblables
du point de vue des gens qui les habitent, des activités et des secteurs économiques,
et dont le volume des communications et échanges bilatéraux est énorme,
auraient-ils un point de vue différent sur ce qui est important, une échelle
de valeurs différente? La réponse réside dans notre caractère
national distinct, lui-même fondé sur des passés et des
expériences nationales distincts.
On peut affirmer que le droit d’un pays – en particulier dans
le domaine des droits et libertés – exprime et reflète
les postulats sociaux et moraux fondamentaux sur lesquels la nation est fondée,
son caractère national. Ce caractère national n’est pas
fixe, il est sujet à une constante redéfinition dans le discours
public. Mais les frontières de ce discours sont largement tracées
par l’histoire nationale de chaque pays. En dépit de leur proximité géographique,
le Canada et les États-Unis ont une histoire très différente.
J’aimerais faire état de trois différences historiques
qui, selon moi, expliquent comment nous en sommes arrivés à nos
conceptions respectives des droits et libertés fondamentaux : (1) la
façon dont chacun de nos pays a accédé à l’indépendance;
(2) les origines à la fois française et anglaise du Canada; et
(3) la situation particulière du Canada, un pays moins peuplé et
moins puissant, entre les États-Unis d’un côté et
l’Europe de l’autre.
La première différence concerne la manière dont nos pays
ont pris naissance et ont accédé à la liberté.
Les États-Unis sont nés d’une révolution menée
contre l’autorité coloniale. Le Canada, quant à lui, est
le produit d’une évolution. Le Canada ne s’est jamais révolté contre
son passé colonial européen, n’a jamais défié la
mère patrie. L’attitude canadienne envers l’autorité et
envers l’État est donc fondamentalement différente de l’attitude
américaine. Les circonstances politiques différentes qui ont
entouré la naissance de nos nations respectives sont d’ailleurs
reflétées dans le ton de nos constitutions. La Constitution américaine
commence par les mots : « We the People... » (Nous, le peuple...).
Or le « peuple » est pour ainsi dire absent de la Constitution
canadienne, qui débute par un solennel : « Considérant
que les provinces [. . .] ont exprimé le désir de contracter
une Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même
Puissance . . . »
Notre constitution, adoptée au XIXe siècle, établit essentiellement
la répartition des compétences entre gouvernement fédéral
et gouvernements provinciaux, et l’on s’y soucie peu d’instituer
un mécanisme de freins et contrepoids comme celui par lequel la Constitution
américaine limite les pouvoirs. Les Canadiens reconnaissent eux aussi
que le pouvoir de l’État doit être confiné à l’intérieur
de limites acceptables. Mais ils ne craignent pas ce pouvoir comme le craignent
les Américains. Les Canadiens ne voyaient pas l’État, du
moins au début, comme quelque chose de séparé d’eux,
comme le siège d’un pouvoir qui pouvait être utilisé contre
eux. Par conséquent, la nécessité d’imposer des
freins et contrepoids aux dépositaires du pouvoir n’est pas aussi
vivement ressentie au Canada qu’elle l’est aux États-Unis.
Par exemple, l’idée que le droit de porter une arme puisse être
considéré comme l’ultime garantie contre l’oppression
de l’État demeure un mystère pour la plupart des Canadiens.
Cette absence de tradition révolutionnaire est probablement la raison
principale pour laquelle les Canadiens ont attendu plus de cent ans avant de
se doter d’une Charte des droits et libertés, et pour laquelle
ils admettent sans mal que les premiers mots de ce texte reconnaissent à l’État
le droit de limiter les droits et libertés fondamentaux. Cette absence
de tradition révolutionnaire explique aussi pourquoi l’équilibre
entre les droits individuels et les intérêts de la société tout
entière se réalise dans le cadre d’un processus différent
et de formules différentes.
En d’autres termes, les États-Unis sont sortis de leur période
coloniale abruptement et dans le sang, avec la résolution de protéger
le citoyen contre la tyrannie de l’État. L’individu et l’État étaient
vus – et dans une certaine mesure continuent d’être vus – comme
des adversaires potentiels, dont les intérêts peuvent s’opposer.
Le Canada, quant à lui, est sorti de sa période coloniale plus
tard, pacifiquement et graduellement. Les représentants de l’État
n’y ont jamais été perçus comme de possibles adversaires
de l’individu. La relation entre l’individu et l’État
y est plus symbiotique. Davantage qu’aux États-Unis, l’État
y est vu comme l’organe chargé d’instaurer le climat propice à l’épanouissement
personnel. De là le régime canadien d’assurance maladie
universelle, largement considéré comme un élément
fondamental de la Confédération canadienne. Les Canadiens sont
plus enclins que les Américains à faire confiance à l’État,
et plus prompts à blâmer l’État si la pauvreté se
répand ou si les besoins en soins de santé ne sont pas comblés.
La Charte canadienne, qui n’a été adoptée qu’en
1982, constitue la dernière étape de la rupture du Canada avec
son passé colonial. Ce texte traduit la nécessité de chercher
un équilibre entre les intérêts de l’État
et les intérêts individuels. Certains jugements relatifs à la
Charte, notamment dans le domaine de la procédure pénale ou des
droits des accusés, dépeignent l’État et la collectivité comme
les détenteurs d’un pouvoir susceptible de constituer une menace
pour l’individu. Mais la conception prédominante dans la jurisprudence,
c’est celle où l’État et l’individu sont liés
dans une irrévocable symbiose.
La deuxième différence historique d’importance entre le
Canada et les États-Unis est le pluralisme du Canada, par opposition
aux aspirations monolithiques des États-Unis. Le Canada est né de
l’union de deux groupes, le groupe français et le groupe anglais.
Lors de sa fondation, il a été entendu que Français et
Anglais auraient le droit de conserver leur identité, leur culture,
leur religion et leur langue. Les deux groupes, conjointement avec les Autochtones
et avec les immigrants arrivés par la suite, ont trouvé leur
force non dans l’unité, mais dans la coexistence harmonieuse.
Le rôle exercé par l’État pour encourager cette diversité a été inscrit
dans la Constitution.
Les États-Unis, quant à eux, se sont formés pour l’essentiel à partir
de colonies anglaises plutôt diverses mais partageant la même langue,
chacune cherchant à s’affranchir de l’Église d’Angleterre.
Ils ont cherché leur force dans l’unité et ont préservé la
diversité en s’en remettant au principe d’un État
neutre ne favorisant aucun groupe particulier. La population américaine
est aujourd’hui très diversifiée (elle comporte d’importantes
minorités visibles noires et hispaniques) et de nombreuses langues sont
parlées aux États-Unis, mais la société américaine,
en particulier depuis la guerre civile, a embrassé un idéal de
citoyenneté homogène inexistant au Canada. On utilise ainsi l’image
du creuset pour décrire les États-Unis, et celle de la mosaïque
pour décrire le Canada.
L’accent qui est mis au Canada sur la protection des droits collectifs
est donc une part essentielle de notre histoire. Cette approche s’est
traduite par une protection accrue des groupes minoritaires, en plus de contribuer à rendre
les Canadiens plus ouverts à l’idée que les droits individuels
doivent parfois céder le pas à la nécessité de
protéger les droits et l’identité de tel ou tel groupe
au sein de la société.
La troisième différence qui, dans l’histoire canadienne,
a influencé notre conception des droits individuels est notre position
de puissance moyenne, située juste au nord du pays le plus puissant
au monde. Le Canada est le plus petit et le plus faible des deux pays qui occupent
le continent nord-américain, et il a donc tendance à se définir
non seulement d’une manière positive, mais également d’une
manière négative, en fonction de ce qu’il n’est pas.
Nous nous accommodons parfaitement bien de l’ambiguïté. Nous
sommes moins portés à voir les conflits comme des positions inconciliables,
davantage enclins au doute et au compromis. Nous sommes profondément
internationalistes. En même temps, notre situation a suscité chez
nous une ardeur à protéger notre culture distinctive, notre manière
d’être. On pourrait comparer le Canada au petit garçon du
quartier, qui éprouve une crainte de petit garçon. Il ne s’agit
pas de la crainte d’être expulsé du quartier : nos pays
peuvent s’enorgueillir d’une longue coexistence pacifique. Mais
plutôt de la crainte d’une absorption économique et culturelle,
de la peur d’être submergé par le géant américain,
plus imposant et plus bruyant. Tout cela a influé sur notre conception
des droits. Notre situation spirituelle, quelque part entre les États-Unis
au sud et la tradition européenne outre-Atlantique, est reflétée
dans notre Charte, un amalgame de notions européennes et américaines.
Vous m’avez aimablement invitée à vous rendre visite,
et vous êtes venus m’écouter. J’aimerais, bien humblement,
vous laisser au moins une petite idée qui pourrait s’avérer
intéressante. La voici. Les lois d’une nation sont la somme de
son histoire; et les juges d’une nation donnent voix aux valeurs qui
sont la somme de cette histoire. Je ne prétends pas que vous devriez
adopter la manière canadienne de voir les droits individuels; et je
ne crois pas non plus que nous adopterons la vôtre. D’ailleurs
le souhaiterions-nous, nous ne le pourrions pas; pour le meilleur ou pour le
pire, le Canada est un pays différent. Son caractère national
est façonné par des événements différents
et des valeurs différentes. Je puis cependant vous assurer d’une
chose. Nous continuerons d’étudier votre jurisprudence, comme
vous commencez à étudier la nôtre, nous continuerons d’en
tirer des enseignements et nous continuerons de l’admirer comme l’expression
la plus absolue et la plus limpide des droits individuels que le monde ait
connue.
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
2nd Canadian Distinguished Annual Address
Center for the Study of Canada
Plattsburg State University
Plattsburg (New York)
Le 5 avril 2004
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