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Commentaire N° 46

L'espionnage économique (II)

Samuel Porteous

Juillet 1994
Non classifié

Précis : Dans ce deuxième et dernier article de la même série, l'auteur poursuit la discussion initiée lors du précédent Commentaire numéro 32. De plus, il nous donne une vue d'ensemble ainsi qu'une analyse de l'état actuel de la question portant sur l'espionnage économique. Juillet 1994. Auteur : Samuel Porteous.

Note du rédacteur : Dans ce deuxième et dernier article de la même série, l'auteur (M. Samuel Porteous, Analyste stratégique à la direction générale de l'Analyse et de la Production au S.C.R.S.), poursuit la discussion initiée lors du précédent Commentaire N° 32. De plus, il nous donne une vue d'ensemble ainsi qu'une analyse de l'état actuel de la question portant sur l'espionnage économique.

Avertissement : Le fait qu'un article soit publié dans Commentaire ne signifie pas que le SCRS a confirmé l'authenticité des informations qui y sont contenues ni qu'il appuie les opinions de l'auteur.


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Introduction

Malgré tout l'intérêt que l'espionnage économique a suscité ces dernières années, l'analyse proprement dite du problème semble avoir peu progressé. La plupart du temps, les auteurs examinent toujours les mêmes questions et ressassent sans cesse les mêmes arguments. Une analyse critique de ces arguments est encore requise, ainsi qu'un examen des questions qui n'ont pas encore été traitées.


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Définitions

Fait étonnant, la terminologie employée dans les analyses n'a jamais été uniformisée. Nombre de spécialistes assimilent l'espionnage économique au renseignement économique ou à l'espionnage industriel et déclarent qu'il suffit, pour assurer la sécurité économique d'un pays, d'en «verrouiller les portes». Ce manque de rigueur peut être évité par la définition des termes-clés utilisés dans le présent Commentaire.

Sécurité économique

La sécurité économique est assurée par le maintien des conditions propres à promouvoir une augmentation soutenue et à long terme de la productivité du travail et au capital, ce qui, par voie de conséquence, assurera à la population un niveau de vie élevé et en progression constante et garantira un environnement économique équitable, sûr et dynamique qui suscite l'innovation, les investissements intérieurs et étrangers ainsi qu'une croissance soutenue.

Tous les gouvernements cherchent à atteindre cet objectif global. L'appareil du renseignement joue évidemment dans ce contexte un rôle secondaire à celui du secteur privé et, même, des responsables gouvernementaux de la politique commerciale et industrielle, mais il faut cependant se garder de le tenir pour négligeable. C'est au niveau du maintien d'«un environnement économique équitable, sûr et dynamique» que son action est le plus perceptible.

Renseignement économique

Le renseignement économique est composé de toute information, à caractère politique ou commercial, y-compris les données technologiques, financières, commerciales de type exclusif ainsi que l'information gouvernementale, qui pourrait, directement ou indirectement, contribuer à l'accroissement de la productivité ou à l'amélioration de la position concurrentielle des puissances étrangères qui en feraient l'acquisition.

Les gouvernements attachent beaucoup d'importance à la sécurité économique; le renseignement économique joue un rôle de premier plan dans la réalisation de cet objectif. Il faut toutefois souligner que la plupart des renseignements économiques sur lesquels les entreprises et les gouvernements mettent la main proviennent de sources ouvertes et qu'ils les acquièrent tout à fait légalement, sans recourir à quelque moyen fallacieux, clandestin ou coercitif que ce soit. À vrai dire, il est à juste titre jugé avantageux pour une société libre et ouverte et crucial pour son développement technologique et économique, d'utiliser cette méthode pour collecter et diffuser des renseignements, par l'intermédiaire des étudiants, des scientifiques ou des gens d'affaires de passage à l'étranger. De fait, il est rare que ce type de renseignements soit obtenu par des moyens condamnables, et quand c'est le cas, les résultats sont loin d'être satisfaisants. Voilà donc qui limite le champ de la présente analyse au sous-ensemble des activités qui intéressent plus précisément l'appareil du renseignement : l'espionnage économique.

Espionnage économique

Le fait, pour un gouvernement étranger ou ses affidés, d'utiliser ou de faciliter l'utilisation de moyens illégaux, clandestins, coercitifs ou trompeurs pour acquérir des renseignements économiques. (Cette définition inclut le matériel technologique, qui peut être vu comme la forme tangible de données technologiques et, tels les documents écrits, comme un moyen de transmettre de l'information.) Mise à part l'acquisition d'informations ou de technologies par un gouvernement ou ses affidés, d'autres activités menées par d'autres acteurs s'inscrivent également dans le cadre de la présente analyse.

Espionnage industriel

Le fait, pour le secteur privé ou ses affidés, d'utiliser ou de faciliter l'utilisation de moyens illégaux, clandestins, coercitifs ou trompeurs pour acquérir des renseignements économiques.

Jusqu'à tout récemment, ces termes auraient suffi, à eux seuls, à alimenter le débat sur l'interaction entre les intérêts des milieux du renseignement et ceux des milieux d'affaires. D'après les récentes déclarations du directeur de la CIA, toutefois, dans le domaine des pratiques commerciales douteuses, l'intérêt de l'appareil américain du renseignement ne se limite pas à l'espionnage économique. Et comme les autorités américaines ont adopté une politique lui confiant le mandat d'enquêter aussi sur certaines autres pratiques déloyales utilisées par les entreprises étrangères, les services étrangers doivent inévitablement s'interroger sur leur approche de ces mêmes problèmes.

Pratiques déloyales

Le fait, pour un gouvernement ou une personne morale étrangère, d'utiliser des moyens illégaux, clandestins, coercitifs ou trompeurs au profit de ses intérêts économiques propres.

Cette grande catégorie comprend aussi bien l'espionnage économique que des pratiques douteuses comme la corruption et le sabotage. Ces dernières se distinguent cependant du premier du fait qu'elles n'impliquent pas forcément une intervention gouvernementale ou l'acquisition directe d'informations ou de technologies appartenant à un État, à une personne juridique ou à un ressortissant étrangers. Ainsi, dans nombre des cas de corruption qui préoccupent les autorités américaines, un non Américain soudoie un autre non Américain à l'extérieur des États-Unis. Aucun renseignement économique américain n'est obtenu. Toute tentative d'inclusion des activités de cette nature dans la définition de l'espionnage économique, plutôt que dans la catégorie plus générale des pratiques déloyales, ne fera que s'ajouter inutilement à la confusion.


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Espionnage économique: perception et fréquence

Tous des victimes

Si l'on en croit les articles sur l'espionnage économique publiés dans la presse nord-américaine, le Nouveau Monde est la cible des pratiques corrompues — cela va de soi —, de l'Ancien Monde et de l'Orient mystérieux. Bien entendu, il est toujours utilisé au détriment des intérêts économiques de l'Amérique du Nord, jamais à son profit. Les observateurs analysent même le plus sérieusement du monde les «qualités culturelles et morales» uniques du milieu des affaires nord-américain, lesquelles rendent son environnement économique plus vulnérable à l'espionnage économique que celui des milieux d'affaires européens ou asiatiques.

Cette opinion, faut-il s'en étonner, n'est pas très largement partagée à l'extérieur de l'Amérique du Nord.

  • La presse allemande accuse les Américains et les Français d'intercepter les signaux radio (SIGINT) pour connaître les détails de transactions commerciales secrètes.
  • En Grande-Bretagne, Reuter porte des accusations semblables au sujet d'un contrat de plusieurs milliards portant sur la vente d'armes à une puissance du Moyen-Orient que le Royaume-Uni espérait décrocher.
  • Même la Chine met ses ressortissants en garde contre les étrangers à l'affût de renseignements économiques. (À cet effet, les autorités chinoises croient que les techniques de guérison et les remèdes millénaires de la civilisation doivent être protégés.)
  • En juin 1994, un conseiller présidentiel russe, Yurity Baturin, accuse les pays d'Asie et plus particulièrement la Chine et la Corée du Nord d'espionnage économique. Selon lui, les conditions économiques que connaît la Russie ont contribué à envenimer le vol de secrets technologiques et commerciaux.
  • La France, enfin, elle-même si souvent pointée du doigt, a publié un long article intitulé «Le grand pillage de la France» qui raconte, sur un air maintenant bien connu, comment son patrimoine économique est pillé par des espions-voleurs qui bénéficient de l'aide ou agissent sur l'ordre de gouvernements étrangers dont le sens moral n'est pas aussi développé que le sien. Ce qui ressort surtout de ces analyses, c'est la désinvolture avec laquelle des accusations sont portées contre d'autres pays, souvent alliés. Et pourtant, la plupart clament haut et fort à qui veut les entendre qu'ils ne font pas d'espionnage économique.

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Débat sur les conséquences de l'espionnage économique

Le Commentaire #32 précédent et la plupart des analyses cherchent à cerner l'ampleur de l'espionnage économique en extrapolant à partir de cas connus. Elles font état, par exemple, de pertes de plusieurs centaines de millions de dollars dues au vol des schémas de fabrication de nouveaux produits ou de la mainmise, en une seule nuit, sur dix ans de savoir-faire grâce au piratage informatique. De nombreux organismes gouvernementaux et privés ont tenté, avec plus ou moins de succès et de crédibilité, d'évaluer les conséquences de cette activité à l'aide de sondages. Il semble évident, en l'état actuel des choses, que les décideurs n'obtiendront pas beaucoup de données factuelles sur cet aspect du problème, car pour les raisons invoquées dans le Commentaire précédent, les victimes de l'espionnage économique, tout comme celles du piratage informatique et de la fraude, acceptent rarement d'en parler.

Il est possible d'établir une analogie entre les conséquences de l'espionnage économique sur les intérêts économiques d'un pays et celles de l'espionnage plus traditionnel sur ses intérêts politiques ou encore militaires et de sécurité, puis d'en déduire qu'il est aussi préjudiciable pour les intérêts économiques d'un pays que l'est l'espionnage classique pour ses intérêts traditionnels en matière de politique et de sécurité.

L'espionnage joue de toute évidence un rôle bien secondaire dans les très nombreux échanges internationaux. En général, les États refusent d'admettre qu'il porte atteinte à leurs intérêts politiques ou de sécurité, encore moins de le reconnaître publiquement. Ce qui ne veut cependant pas dire que ses effets sont négligeables ou très rarement ressentis. Les révélations récentes sur l'aide que les services secrets américains auraient apportée à Boris Yeltsin sur l'ordre du président Bush lors de la tentative de coup d'État de 1991 en Union soviétique témoignent avec éloquence de la portée et des conséquences potentielles de l'espionnage. Dans ce cas bien précis, l'intervention présumée des Américains aurait constitué un facteur décisif dans l'accession d'Yeltsin au pouvoir. Il en va de même pour l'espionnage économique, dont l'incidence sur l'ensemble des échanges mondiaux est nulle, mais qui peut cependant avoir des effets désastreux dans certains cas et influer, par exemple, sur l'attribution d'un contrat important.

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Les atteintes à la propriété intellectuelle

Comme il est difficile de chiffrer avec précision le coût de l'espionnage économique, certains médias et responsables gouvernementaux n'hésitent malheureusement pas, faute de données plus concrètes, à le faire équivaloir aux pertes dues à l'ensemble des cas d'atteinte à la propriété intellectuelle. Les articles sur le sujet citent le coût approximatif global de ces infractions comme preuve de l'ampleur des activités d'espionnage économique. Cette corrélation est erronée. Le coût des atteintes à la propriété intellectuelle, par exemple de la contrefaçon des droits d'auteur ou des marques de commerce, peut facilement être évalué à des milliards, mais dans la très grande majorité des cas, il ne s'agit nullement d'espionnage économique. Ces données hautement subjectives, faut-il le préciser, doivent être utilisées avec prudence. La contrefaçon des droits d'auteur ou des marques de commerce, dont les entreprises privées se rendent coupables et dont ces chiffres rendent compte, n'a rien à voir avec l'espionnage économique. Elle s'insère cependant dans la grande catégorie des «pratiques déloyales» décrite plus haut. Il faudrait, à l'avenir, avant d'utiliser ces données, tenter de déterminer lesquelles ont vraiment trait à ce qui a été défini comme l'espionnage économique.

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Ce type d'espionnage est-il efficace?

Les analystes nord-américains affirment souvent que les renseignements acquis grâce à l'espionnage économique sont «inutiles» et avancent un certain nombre de raisons pour l'expliquer. D'ordinaire, leur inutilité présumée est liée au fait que le service qui les acquiert ne connaît rien au domaine et aux problèmes inhérents à leur diffusion ultérieure. De plus, ces arguments sont le plus souvent utilisés par des individus qui soit défendent, soit acceptent par ailleurs le point de vue selon lequel un gouvernement doit se protéger contre l'espionnage économique pratiqué par d'autres gouvernements. Il est pourtant difficile de soutenir l'un et l'autre point de vue simultanément. Si la structure des services de renseignements et les problèmes de diffusion rendent l'espionnage économique «inefficace sur le plan tactique», l'argument vaut en théorie aussi pour les gouvernements étrangers qui y recourent. Dès lors, il n'est en principe plus nécessaire ni même utile de prendre quelque mesure de protection que ce soit.

Connaissance

On conteste souvent l'intervention des services secrets dans ce domaine en invoquant le fait que ces services n'ont pas une connaissance intime de l'entreprise ou de sa technologie. Pourtant, au cours de la guerre froide, ils n'ont ménagé ni leur temps ni leurs efforts pour essayer d'obtenir, et parfois y arriver, des renseignements sur diverses technologies militaires complexes, un sujet desquelles les officiers de renseignements n'auraient pas eu une connaissance approfondie. S'ils ont su se montrer alors à la hauteur de la tâche, rien, a priori, ne les empêche de se recycler dans les technologies et les renseignements commerciaux complexes. Les techniques grâce auxquelles ils ont mis la main sur des secrets militaires peuvent certainement leur permettre d'acquérir des technologies ou de se renseigner sur des stratégies commerciales.

Diffusion

La diffusion des renseignements acquis pose sans aucun doute des difficultés, mais celles-ci ne sont pas insurmontables. Certains soutiendront qu'il en va des renseignements comme des autres largesses gouvernementales, les subventions par exemple, qui sont rarement distribuées également à tous. La plupart du temps, le problème est réglé avant même que l'agent reçoive son ordre de mission. Il est en effet peu probable qu'un service de renseignements cherche activement à acquérir une information ou du matériel technologique sans avoir au préalable une idée de ce qu'il en fera.

Ce problème, considéré dans le contexte de la concurrence que se livrent les entreprises, peut être atténué si les consortiums gouvernementaux servent de canaux de diffusion desdits renseignements. Ces groupements d'entreprises, constitués pour la réalisation d'un objectif commun, qui bénéficient d'une aide gouvernementale sont monnaie courante en Europe et en Asie et semblent gagner de la popularité en Amérique du Nord. Ainsi, l'administration Clinton a réuni au sein d'un consortium appelé "U.S. Car", les trois grands de l'automobile qui se disputaient férocement le marché nord-américain. Ils auront tous trois accès à la technologie gouvernementale auparavant très secrète et mettront leurs ressources en commun pour créer la technologie précommerciale de l'automobile de demain. De plus, la création dans le domaine de la recherche de pointe de nombreux consortiums dont les entreprises membres sont choisies en fonction de leur nationalité, pose une autre difficulté fréquemment invoquée, celle, justement, de la nationalité des entreprises, laquelle n'est peut-être pas aussi difficile à déterminer que certains le croient.

Ce n'est cependant pas parce qu'il existe des moyens de réduire le problème de la diffusion des renseignements qu'il disparaîtra pour autant. Les pays qui songent à se lancer dans l'espionnage économique ou à l'exploiter davantage seraient bien avisés de réfléchir à la mauvaise expérience que la France a paraît-il vécue à cet égard. On a récemment laissé entendre que la fuite d'une information gênante selon laquelle le service de renseignements français prend des entreprises américaines pour cible — ce qui a provoqué le boycottage du Salon de l'aéronautique de Paris par les Américains —, a été orchestrée par des entreprises françaises qui ont, semble-t-il, le sentiment que la DGSE les défavorise dans la répartition de l'information issue de l'espionnage économique. L'affaire aurait jeté un froid entre la DGSE et certaines firmes françaises.

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La menace vient maintenant de l'Orient

Si les observateurs de la scène nord-américaine n'ont aucun doute sur l'identité de la victime, ils commencent en revanche à se rendre compte que les espions les plus actifs viennent maintenant d'ailleurs. Au début, la palme revenait le plus souvent aux Français et aux Russes. Aujourd'hui, par suite d'une réévaluation de la situation qui tient peut-être davantage compte de la réalité géopolitique moderne, elle est de plus en plus souvent attribuée aux Japonais et aux pays asiatiques en pleine croissance. Selon les responsables du FBI cités dans un article paru dans Far Eastern Economic Review, cinquante-sept pays mènent des opérations de renseignements contre les entreprises implantées dans la Silicon Valley. Les plus curieux sont, auraient-ils précisé, les gouvernements et les multinationales des pays d'Asie, notamment du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud. Pour l'un des principaux procureurs du gouvernement américain à San Francisco, Michael J. Yamaguchi, la menace vient avant tout des pays du pourtour du Pacifique. C'est également ce qui ressort des récentes déclarations du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) sur les responsables présumés d'activités d'espionnage économique et industriel.

Ce repositionnement entraînera peut-être un réexamen du concept de l'implication obligatoire d'un gouvernement étranger dans l'espionnage économique pour justifier une enquête des services de renseignements nationaux. Il n'est jamais facile, en temps normal, de cerner les liens qui existent entre une entreprise et un gouvernement, mais la chose est encore plus ardue quand les services secrets occidentaux ont affaire à des firmes asiatiques, car ces liens, quoiqu'ils soient très importants, sont le plus souvent beaucoup plus intangibles et souples que ceux qui unissent certaines entreprises d'État européennes et leur gouvernement. La perspective que de grandes multinationales asiatiques, dont les rapports avec le gouvernement sont aussi indéniables que difficiles à cerner, s'engagent dans l'espionnage économique ou industriel, rouvrira peut-être le débat sur le quand et le comment de l'intervention des services de renseignements. En effet, si les pays européens privatisent de plus en plus d'entreprises, tout en s'assurant un «droit de regard» sur leurs activités, aucun véritable signe de relâchement des liens entre les entreprises et les gouvernements n'a été observé dans les sociétés collectivistes en plein essor d'Asie. Et l'entrée en scène imminente de puissantes multinationales chinoises issues de la soi-disant «économie de marché socialiste» viendra renforcer cette tendance.

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Aspect juridique du problème

L'espionnage économique constitue une menace pour la sécurité nationale, mais comme les autres formes d'espionnage, il n'est pas nécessairement illégal. Le flou juridique dans ce domaine explique en partie pourquoi cette activité relève des services de renseignements et non des organismes d'application de la loi telle la police.

De plus, compte tenu de l'intérêt accru que suscite actuellement l'espionnage économique et industriel, nombre de pays industrialisés sont forcés de reconnaître que leur législation les laisse impuissants face à plusieurs aspects du problème. Ainsi, de nombreux Britanniques ont été renversés d'apprendre qu'une importante firme qui avait reconnu avoir, pendant trois ans, soumis les directeurs d'une entreprise rivale à une surveillance électronique, fouillé les rebuts et les attachés-case et même infiltré une taupe au sein de son siège social n'avait, en vertu de la loi britannique, rien fait d'illégal. C'est en partie à la suite de ce scandale et d'autres affaires de même nature que les autorités ont annoncé en avril 1994 que le secrétaire à l'Intérieur, M. Michael Howard, déposera un projet de loi qui réprimera la surveillance électronique par des entités privées ainsi que l'espionnage économique et industriel en rendant illégale l'acquisition de renseignements par des moyens fallacieux. Cette mesure, si elle est adoptée, compliquera grandement la tâche de ceux qui usent de prétextes pour acquérir de l'information à caractère économique et industriel, par exemple en téléphonant à l'entreprise de laquelle ils souhaitent obtenir les renseignements convoités en se faisant passer pour quelqu'un d'autre.

De même, l'ancien président du comité spécial du sénat américain chargé du renseignement, David L. Boren, reconnaît les problèmes que soulève le vide juridique qui entoure la plupart des techniques d'espionnage. À son avis, "les lois en vigueur doivent être révisées, car la plupart des sanctions prévues ne concernent que le vol des secrets militaires du gouvernement."

La France a pour sa part récemment remédié aux lacunes de sa législation en modifiant son code pénal. Depuis le 1er mars 1994, plusieurs nouveaux articles fortement inspirés par le renseignement, dit-on, sont entrés en vigueur. La définition des activités d'espionnage n'est plus limitée aux domaines militaire et politique, mais a été étendue aux secteurs industriels et commerciaux. De plus, la loi sur l'espionnage ne cherche plus seulement à protéger les «intérêts de la défense nationale», mais les «intérêts fondamentaux de la nation». Elle assimile enfin aux «puissances étrangères et à leurs agents» les organisations comme les mafias et les entreprises étrangères.

La France donne ainsi clairement à son appareil du renseignement le mandat de contrer les entreprises étrangères qui menacent la sécurité nationale dans son sens le plus large, quels que soient les liens qui les unissent à un gouvernement étranger. Le nouveau code rendrait même illégales certaines activités de collecte d'informations dans des sources ouvertes. Certains n'ont pas hésité à le critiquer et à le comparer avec inquiétude à la loi chinoise sur les secrets d'État qui donne aux autorités le pouvoir arbitraire de décider ce qui constitue ou non un secret d'État.

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Autres pratiques déloyales

Comme il est précisé plus haut, l'espionnage économique peut être considéré comme un sous-ensemble d'une catégorie plus vaste, celle des pratiques déloyales. Récemment, l'intervention des services de renseignements dans ce domaine, l'espionnage économique mis à part, a soulevé un débat, chez les Américains surtout.

Les États-Unis sont le seul pays membre de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) à avoir adopté une loi qui criminalise le versement de pots-de-vin à un ressortissant étranger, la Foreign Corrupt Practices Act, en réaction aux scandales qui ont secoué le pays dans les années soixante-dix. Et comme son application déborde les frontières nationales, elle est une source de frustration constante pour les gens d'affaires américains à l'étranger. Selon le secrétaire d'État américain, Warren Christopher, elle fait perdre chaque année «des contrats de centaines de millions de dollars» aux entreprises américaines. Les États-Unis acceptent évidemment très mal l'attitude de certains pays qui non seulement ferment les yeux sur les pots-de-vin que versent leurs ressortissants, mais acceptent qu'ils les déduisent de leur impôt à titre de frais professionnels. L'administration Clinton est déçue des résultats des démarches faites auprès des autres membres de l'OCDE dans le but de les convaincre d'adopter eux aussi une loi en ce sens ou, à défaut, un code international condamnant cette pratique et ayant force exécutoire. Faute de l'appui de la communauté internationale, les entreprises américaines pressent leur gouvernement soit de modifier le système international, soit d'abroger sa loi. Refusant de faire machine arrière, l'administration Clinton s'est tournée vers la CIA.

Le directeur de la Central Intelligence Agency, James Woolsey, a récemment déclaré que son organisation remplira avec enthousiasme le rôle qui lui a été confié au chapitre de la répression des pratiques déloyales à l'étranger. «Cela fait partie de notre travail de comprendre quand d'autres pays, dont certains sont par ailleurs des amis des États-Unis, et des entreprises étrangères versent des pots-de-vin pour voler des contrats à des firmes américaines», a-t-il expliqué en réponse aux questions qui lui étaient posées à ce sujet. «Nous ne ménageons ni notre temps ni nos efforts pour aider le secrétaire d'État et le secrétaire au Commerce à réglementer ce secteur.» Ainsi, il semble qu'à partir de l'information reçue de la CIA, les fonctionnaires du secrétariat d'État ou du ministère du Commerce communiquent avec le gouvernement étranger concerné pour s'assurer que l'affaire n'influera pas sur sa décision. Woolsey a indiqué que l'intervention de son organisation a évité aux entreprises américaines de perdre des contrats de plusieurs milliards de dollars en raison des pots-de-vin acceptés par les fonctionnaires étrangers. La plupart n'ont jamais su que la CIA les avait aidées et elles ont même déclaré publiquement qu'elles n'avaient pas besoin d'elle! «Ca ne nous gêne pas», a déclaré M. Woolsey. «De toute façon, nous avons l'habitude.» Les chiffres avancés par la CIA ne sont pas aussi exagérés qu'ils peuvent paraître quand on sait que les gouvernements étrangers achètent des systèmes de télécommunication, des avions ou des armes dont le prix s'élève souvent à des milliards de dollars.

Il semble inévitable que pour s'acquitter de cette tâche la CIA doive utiliser des méthodes plus secrètes. On ignore cependant comment les services de renseignements des pays dont les entreprises seront la cible de ses enquêtes réagiront exactement, tout comme on ignore si elle devra dénoncer les entreprises américaines qui contreviendront à la Foreign Corrupt Practices Act.

Enfin, la décision de faire appel à la CIA pour faire respecter à l'étranger les lois américaines relatives à cette pratique déloyale soulève une autre question, à savoir si les autorités américaines utiliseront ses ressources pour appliquer d'autres lois, par exemple celle sur la concurrence.

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Interception des télécommunications et vulnérabilité des systèmes informatiques

Le SIGINT : la «bombe atomique» de l'espionnage économique

Dans le domaine de l'espionnage économique, le plus grand avantage qu'ont peut-être les gouvernements des pays industrialisés sur ceux des pays en développement, réside dans leur capacité de capter les signaux radio (SIGINT). Les moyens considérables dont ils disposent pour intercepter et décoder les communications privées et confidentielles font peser une grave menace sur la sécurité des communications des gouvernements et des entreprises. En effet, les techniques qui permettaient de connaître les secrets militaires et politiques des pays adverses pendant la guerre froide, peuvent tout aussi bien être utilisées pour intercepter une importante conversation téléphonique entre deux dirigeants d'entreprise ou un échange de données entre des filiales situées de part et d'autre de l'Atlantique. Pour Pierre Marion, l'ancien chef du service de renseignements français, toujours aussi discret, les moyens inouïs dont les Américains disposent dans ce domaine équivalent à la bombe atomique.

Dans un monde où même les entraîneurs de la ligue nationale de football codent les messages qu'ils envoient par radio à leur quart-arrière pendant la partie, les possibilités qu'offre un tel réseau international d'interception des télécommunications ne sont pas passées inaperçues. Jim Royer de la firme MC Corp. de Chicago, le fabricant des véhicules de combat M-3 Bradley et de produits chimiques industriels, exprime le point de vue de plusieurs grandes entreprises lorsqu'il déclare qu'elles peuvent mettre en échec l'espion industriel ordinaire, mais qu'elles n'ont pas la technologie ou le savoir-faire nécessaire pour lutter contre les technologies de pointe à la portée des gouvernements. Seuls des gouvernements peuvent contrer les satellites espions et les techniques d'espionnage stratégique sophistiquées, par exemple. James E. Riesback, vice-président directeur de Corning INC., est du même avis. Dans son exposé devant un comité américain, il a en effet déclaré que les services de renseignements et l'industrie privée doivent travailler main dans la main pour améliorer les télécommunications internationales et en assurer la sécurité. La question le préoccupe à un point tel, qu'il a suggéré en guise de solution temporaire que les organismes gouvernementaux songent à installer un «pipeline» protégé qui permettrait aux entreprises qui souhaitent communiquer des informations exclusives à leurs filiales étrangères de le faire en toute sécurité. De fait, de nombreux rapports récents sur l'espionnage économique impliquant plus précisément l'interception clandestine des ondes radio (SIGINT) semblent confirmer ses craintes.

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Autoroute de l'information: espionnage économique, blocs commerciaux et routes régionales

Au-delà des moyens de télécommunication traditionnels, l'un des plus récents modes de communication et son infrastructure se retrouvent, comme on pouvait s'y attendre, au coeur de la controverse sur l'accès des services de renseignements gouvernementaux aux réseaux de communication. La proposition américaine concernant la «puce découpeuse» est actuellement au centre d'un vif débat sur l'accès que les gouvernements devraient avoir aux données acheminées sur l'autoroute de l'information. Le Canada commence lui aussi à débattre cette question et étudie un projet de loi qui, selon un porte-parole de la GRC, serait «semblable à la loi que les États-Unis s'apprêtent à adopter».

Ceux qui soutiennent que le gouvernement doit pouvoir intercepter l'information acheminée grâce à ce nouveau mode de communication se justifient en invoquant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Plus nombreux sont cependant, ceux qui craignent que les gouvernements profitent de l'accès qu'ils auront à la profusion de renseignements économiques qui circuleront sur cette autoroute pour faire de l'espionnage économique.

Les services de renseignements sont accusés depuis longtemps de faire de l'espionnage économique à l'aide de systèmes informatiques munis de portes dissimulées. Ainsi, on pouvait lire récemment dans une publication destinée aux banquiers, Thomson's International Banking Regulator, que la National Security Agency (NSA) a été accusée d'avoir acquis des informations confidentielles de la Banque mondiale et d'autres institutions bancaires grâce à un logiciel à porte dissimulée dont ces dernières ignoraient l'existence. Une enquête menée par un comité judiciaire de la Chambre des représentants en 1992 a permis de découvrir des preuves de fond qui permettent d'établir qu'un logiciel muni d'une telle entrée a été vendu illégalement dans les années 80. Évidemment, le groupe consultatif de la sécurité des informations des entreprises (Ibag), un consortium européen, a prévenu les gouvernements d'Europe d'ignorer les appels des États-Unis en faveur d'une restriction de l'accès à l'autoroute de l'information aux usagers dont les codes pourront être percés par les organismes gouvernementaux. Voilà pourquoi en Europe comme en Asie certains se demandent si en lieu et place d'un système unique on n'assistera pas à la mise en service de trois réseaux régionaux, sur le modèle pourrait-on dire des blocs commerciaux européen, nord-américain et asiatique.

Cette idée s'accorde parfaitement avec l'hypothèse évoquée dans un Commentaire précédent selon laquelle les services de renseignements pourraient fort bien devoir repenser les alliances actuelles et en conclure de nouvelles, davantage en accord avec les intérêts économiques des blocs commerciaux régionaux. La structure politico-militaire héritée de l'époque de la guerre froide est mal adaptée à un marché mondial dynamique où les nouvelles ententes économiques mettent les vieilles alliances militaro-politiques à rude épreuve. La France ne s'y est pas trompée en reconnaissant ce parallèle de plus en plus marqué entre les intérêts économiques et de sécurité, d'une part, et les blocs commerciaux, de l'autre, dans les résultats d'un examen de sa politique de défense qu'elle a récemment rendus publics. Dans ce document qui, espère-t-elle, influencera les programmes européens en la matière, elle déclare que la sécurité est aujourd'hui moins axée sur la défense du territoire et davantage sur les intérêts économiques et industriels et que les intérêts vitaux du pays, surtout dans ces deux secteurs, sont «pour ainsi dire indissociables» de ceux des autres membres de l'Union européenne.

C'est dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), dont ni le Canada ni les États-Unis ne font partie, qu'elle a choisi de promouvoir sa politique européenne commune en matière de sécurité. D'après elle, l'UEO, souvent qualifiée de parent pauvre de l'Otan, doit parvenir à l'autonomie stratégique dans un certain nombre de secteurs dont celui du «renseignement». Elle demande la mise en place de structures communes du renseignement qui, soutient-elle, rendront l'Europe moins dépendante des ressources américaines.

Fait intéressant, il y a récemment eu des frictions entre l'appareil américain du renseignement et les responsables européens sur le partage d'informations dans une affaire d'espionnage industriel impliquant Volkswagen et General — le constructeur allemand est accusé d'avoir volé des secrets commerciaux de la division Opel de GM en Europe. Le dossier, de plus en plus compliqué, a suscité l'intérêt des gouvernements des deux côtés de l'Atlantique. Selon Ron Brown, secrétaire américain au Commerce, cette affaire pourrait avoir de graves conséquences sur les relations entre les deux pays si les autorités allemandes ne se montrent pas rapidement plus coopératives avec les agents du FBI qui mènent une enquête parallèle. C'est peut-être après avoir entendu parler des démarches qu'aurait faites le premier ministre de la Basse-Saxe, Gerhard Schroeder, véritable détenteur des intérêts du Land dans Volkswagen (20 %), en vue de faire annuler les poursuites intentées devant les tribunaux allemands contre l'entreprise dont il est en partie propriétaire, que Brown a décidé d'intervenir.

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Conclusion

Les méthodes qu'utilisent les services de renseignements pour lutter contre le terrorisme et la prolifération sont plus ou moins établies. Il n'en va pas de même dans le domaine de l'espionnage économique. Comme les gouvernements du monde entier attachent de plus en plus d'importance à leurs intérêts économiques et commerciaux, l'interface entre ces derniers et le renseignement continuera, qu'on le veuille ou non, à soulever des questions auxquelles les services de renseignements et les décideurs devront répondre. Ce n'est qu'en saisissant mieux le problème dans toute sa complexité qu'ils pourront prendre les bonnes décisions et seule l'analyse peut leur permettre de mieux le comprendre.

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Commentaire est publié régulièrement par la Direction de l'analyse et de la production du SCRS. Si vous avez des questions sur la teneur du document, veuillez vous adresser au Comité de rédaction à l'adresse suivante:

Les opinions susmentionnées sont celles de l'auteur qui peut être joint en écrivant à l'adresse suivante:

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Succursale T 
Ottawa (Ontario) K1G 4G4
Télécopieur: (613) 842-1312 

ISSN 1192-277X
N° de catalogue JS73-1/46

 


Date de modification : 2005-11-14

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