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Comité consultatif canadien de la biotechnologie
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Le brevetage des gènes

Préparé pour

Le Comité directeur du projet sur la propriété intellectuelle et le brevetage des formes de vie supérieures du Comité consultatif canadien de la biotechnologie

par E. Richard Gold*
Décembre 2000

Table des matières

  1. Introduction
  2. Résumé
  3. Le brevetage des gènes
  4. Le brevetage des gènes et des séquences de gènes
  5. Les critères de brevetage
  6. Le critère d'utilité
  7. Autres limites imposées au brevetage des gènes
  8. Questions de politique officielle concernant les brevets
  9. Rapport entre le brevetage des gènes et le brevetage des formes de vie supérieures
  10. Conclusion

  1. Introduction

    L'année qui se termine a vu l'achèvement de la première phase du projet du génome humain. À l'été 2000, nous étions déjà en possession d'une liste relativement complète et exacte de tous les gènes présents dans un être humain type. En plus de ses incidences éventuelles énormes sur les soins de santé, cette réalisation marque le départ d'une ruée vers les brevets dans laquelle l'entreprise privée et les institutions publiques se font une concurrence acharnée en vue d'exercer une domination temporaire, au moyen de brevets, sur l'utilisation et la reproduction de l'information génétique. La présente analyse porte sur la brevetabilité des gènes, les essais pratiqués par les bureaux des brevets avant d'accorder ou de refuser un brevet, les questions de politique auxquelles donne naissance le brevetage des gènes, et surtout la grande question du brevetage des formes de vie supérieures

  2. Résumé

    À l'été 2000, le projet du génome humain, une initiative internationale visant à déterminer la séquence de tout l'ADN présent dans un être humain type, a finalement débouché sur la production de séquences de bonne qualité de tous les gènes du corps humain. Tout au long des travaux menant à la détermination de la séquence entière de l'ADN humain, plusieurs entreprises privées et institutions publiques ont essayé d'exercer une domination sur la suite des recherches, des étapes plus payantes qui verraient les scientifiques utiliser leur connaissance de l'ADN humain afin de créer des produits et des services à caractère commercial. Pour arriver à leurs fins, ils se sont tournés vers le brevetage des gènes.

    Les gènes, tels qu'ils apparaissent dans le corps humain, ne sont pas brevetables. Mais là n'est pas vraiment la question intéressante. Avant de pouvoir servir à des fins de recherche ou de commerce, les gènes doivent d'abord être isolés et purifiés. Les gènes isolés constituent des éléments à caractère éventuellement brevetable. S'il en est ainsi, c'est parce que les gènes ne se présentent jamais tels quels sous une forme parfaitement isolée et purifiée. Ces gènes deviennent brevetables seulement s'ils sont nouveaux, non évidents et utiles.

    Un bon nombre des gènes isolés et décrits seront brevetables puisqu'ils étaient jusquelà inconnus et non évidents et que leur existence en tant que gènes n'aurait pas sauté aux yeux d'un chercheur ordinaire. La grande question reste de savoir si ces gènes isolés sont utiles. Aux États-Unis, un gène est considéré utile si son utilité peut être immédiatement reconnue par un spécialiste en la matière, ou si le gène possède une utilité spécifique, substantielle et crédible. Cette utilité doit être de norme modérée à élevée. En Europe, la norme générale d'utilité d'une invention (sauf dans le cas des gènes humains, pour lesquels la norme est semblable à celle des États-Unis) se fonde sur le fait que l'objet ou la substance en question peut être fabriqué ou peut avoir une utilisation industrielle quelconque. C'est une norme reconnue comme faible. Le Canada semble appliquer une norme semblable à celle adoptée par les États-Unis, c'est-à-dire qu'une invention, pour atteindre la norme d'utilité, doit posséder une utilité effective et fondamentale.

    Le simple fait qu'un gène soit nouveau, non évident et utile n'en fait pas automatiquement un objet brevetable. L'inventeur doit d'abord présenter une demande de brevet, ce qui pourra lui coûter, par pays, jusqu'à 10 000 $ avant l'obtention du brevet. Certains pays limitent le nombre de gènes pouvant être inclus dans une demande de brevet, afin d'empêcher quiconque de présenter des demandes de portée exagérément vaste. Les États-Unis imposent une limite de 10 gènes indépendants. L'Office européen des brevets s'est donné une limite d'un seul gène. Au Canada, il n'y a pas de limite.

    Ajoutons à cela que certains bureaux des brevets peuvent refuser un brevet même si l'invention répond aux critères de nouveauté, de non-évidence et d'utilité, dans les cas où l'exploitation commerciale du brevet violerait l'ordre public1 ou la moralité. Les bureaux de brevets de l'Europe et de l'Asie sont dotés de ce pouvoir, que n'ont pas ceux du Canada, des États-Unis et de l'Australie. Tous les pays conviennent de l'importance de l'ordre public et de la moralité; ils diffèrent simplement quant à savoir si ces préoccupations doivent être traitées par les lois sur les brevets ou par des mesures législatives et des règlements spécifiques.

    Le brevetage des gènes et des séquences d'ADN fait naître des inquiétudes nombreuses sur le plan de l'ordre public. Les gens voudraient être sûrs, par exemple, que les donateurs (et peut-être leurs parents consanguins) donnent leur consentement en toute connaissance de cause avant de permettre le prélèvement d'échantillons de leur propre ADN; que les avantages et les risques découlant du brevetage des gènes humains, animaux ou végétaux sont partagés équitablement; qu'un équilibre judicieux est établi entre la recherche préventive et la recherche thérapeutique; qu'un équilibre tout aussi judicieux est établi entre les besoins alimentaires du monde en développement et ceux du monde industrialisé; que l'environnement est protégé; et que les inventeurs ont des incitatifs financiers suffisants pour pouvoir inventer sans accaparer un si grand nombre de brevets qu'il en deviendra impossible aux chercheurs futurs de se lancer dans la prochaine étape de la recherche.

    La question de la brevetabilité des végétaux et des animaux au Canada est maintenant devant les tribunaux. En contrôlant l'utilisation et la vente d'un gène breveté, le détenteur du brevet peut effectivement empêcher quiconque de se servir de ce gène pour créer un végétal ou un animal génétiquement modifié. Une fois qu'un végétal ou un animal génétiquement modifié aura été créé et vendu par quelqu'un, le brevet touchant le gène de base ne pourra plus être utilisé dans le but d'empêcher la reproduction ultérieure du végétal ou de l'animal génétiquement modifié. Par contre, si le détenteur du brevet décide de ne pas le vendre mais d'en permettre plutôt l'exploitation sous licence par des agriculteurs, il pourra en assujettir l'exploitation à certaines conditions, y compris l'interdiction de reproduire le végétal ou l'animal en question.

    Bien que certains observateurs aient proposé des moyens, fondés ou non sur le droit des brevets, pour traiter les préoccupations soulevées par le brevetage des gènes, aucune de ces propositions n'a encore été mise en oeuvre.

  3. Le brevetage des gènes

    Il y a de l'ADN dans à peu près toutes les cellules du corps humain. L'ADN est la molécule qui contient le code de chacune des protéines, sans exception, que le corps humain utilise. Nos cellules prennent le code contenu dans l'ADN et le transforment en protéines (chaque paquet d'ADN contenant le code d'une protéine particulière est appelé un gène), lesquelles deviennent les éléments utilitaires de la cellule. Ces protéines se chargent de tout. Elles nous aider à fabriquer de l'énergie, forment les os, éliminent les toxines et déterminent la couleur de nos yeux et de nos cheveux. En travaillant collectivement, ces protéines contrôlent les rouages internes du corps humain et ses interactions avec le milieu ambiant.

    En raison de l'ubiquité et du rôle de l'ADN dans le corps humain, de nombreux pays, dont le Canada, collaborent à la plus vaste entreprise scientifique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle : la détermination de la séquence entière de l'ADN dans un être humain type. Cette initiative a porté fruit cette année lorsque des organismes publics et des entreprises privées sont arrivés à produire une ébauche de la séquence de l'ADN.

    Tout au long des recherches qui ont mené à cette ébauche d'une séquence complète de tout l'ADN humain, que l'on a appelée le génome humain, bien des organismes publics et des sociétés privées ont essayé d'exercer une domination sur les étapes ultérieures, plus payantes, de la recherche. C'est au cours de ces étapes que les chercheurs se serviront des connaissances relatives à l'ADN humain pour créer des produits et des services à caractère commercial allant de médicaments, de tests diagnostiques et de thérapies nouvelles jusqu'à des techniques artificielles de procréation. Pour s'emparer de ce contrôle, les chercheurs et les entreprises intéressés font breveter les gènes et les parties de gènes qu'ils estiment être la clé menant à ces nouveaux produits.

  4. Le brevetage des gènes et des séquences de gènes

    Certains seront peut-être étonnés que l'on puisse faire breveter un gène ou une partie de gène. Après tout, chacun de nous possède environ 75 000 à 100 000 gènes dans presque chacune des cellules de son corps. Ces gènes proviennent de nos parents et de leurs parents à eux. Puisque les brevets ont pour but d'encourager les inventions nouvelles, en quoi est-il possible de considérer que ces gènes sont nouveaux?

    La réponse la plus simple à cette question de nouveauté est que les gènes, tels qu'ils existent dans le corps humain, ne sont pas brevetables. En effet, s'ils l'étaient, personne n'aurait le droit de renouveler sa propre peau, et encore moins d'avoir des enfants. Les gènes, tels qu'ils existent dans le corps humain, ne peuvent pas faire l'objet de brevets pour la simple raison que leur existence remonte très loin dans le temps. Mais là n'est pas vraiment l'enjeu intéressant, car il n'y a aucune utilité pour quiconque, sauf pour l'individu chez qui se trouve le gène, à posséder un gène qui existe au milieu de 75 000 à 100 000 autres de ses semblables dans une des innombrables cellules qui composent un corps humain. C'est seulement après avoir été isolés et purifiés que les gènes peuvent servir à des fins de recherche ou d'échanges commerciaux.

    Les gènes isolés, c'est-à-dire, des gènes prélevés du corps d'une personne et reproduits maintes et maintes fois, peuvent éventuellement constituer une matière brevetable à condition de répondre aux critères de brevetabilité exposés ci-après. S'il en est ainsi, c'est parce que nos gènes, pendant les millions d'années écoulées depuis leur apparition, ne se sont jamais présentés sous une forme parfaitement isolée et purifiée. Rappelons ici que l'un des caractères fondamentaux d'une invention est le fait qu'elle n'aurait pas existé sans l'intervention humaine.

    De fait, toute matière ou substance pouvant être prélevée sur un être humain, un animal ou un végétal et présente sous une forme isolée peut éventuellement être brevetable. Cela veut dire que des séquences d'ADN plus petites qu'un gène entier à même une séquence de seulement 15 codes, appelée séquence étiquetée ou séquence EST à ainsi que des protéines et des molécules isolées à partir d'organismes vivants peuvent être brevetées à condition de remplir les autres critères des lois sur les brevets. Ces critères prescrivent que la matière isolée doit être nouvelle, non évidente et utile, et qu'elle doit aussi être décrite dans tous les détails qui conviennent. Le même critère s'applique à toutes les innovations, qu'il s'agisse d'une trappe à souris ou de fils superconducteurs. Le simple fait qu'une « invention » soit une version raffinée de ce que la nature produit ne constitue pas une condition qui l'exclut du brevetage.

    Certains prétendent que ce qui a réellement été inventé, c'est la méthode servant à isoler la séquence d'ADN, et non pas la séquence d'ADN elle-même2, c'est-à-dire, non pas l'ADN isolé, mais les moyens utilisés pour l'isoler. Pourtant, les bureaux de brevets du monde entier, y compris le Canada, continuent d'accorder des brevets sur des gènes et des séquences d'ADN. De fait, pratiquement tous les grands pays industrialisés délivrent des brevets non seulement sur des gènes mais aussi sur des protéines et sur d'autres substances isolées à partir du corps humain3. En ce moment même, des demandes de brevet sur de courtes séquences d'ADN sont déposées; aux États-Unis, des brevets de ce genre sont déjà délivrés. Théoriquement, rien dans les lois sur les brevets ne pourrait empêcher le brevetage de ces séquences EST à condition, toujours, qu'elles répondent aux autres critères de brevetage.

  5. Les critères de brevetage

    Pour pouvoir être brevetée, une invention doit être nouvelle, non évidente et utile. Une chose est nouvelle lorsqu'elle n'a jamais encore été décrite en public. La non-évidence d'une invention tient au fait que, pour un chercheur, il n'aurait pas été entièrement évident de créer cette invention, compte tenu de l'état actuel des connaissances dans le domaine. Et une invention est utile lorsqu'elle a une application pratique.

    Un gène, d'origine humaine ou autre, ou une séquence d'ADN peut donc être breveté sous sa forme isolée pourvu que celui-ci ou celle-ci n'ait jamais été décrit auparavant, que son isolation n'ait pas été une action évidente et qu'il ou elle ait une quelconque utilité. Étant donné que le projet du génome humain a permis de découvrir une foule de renseignements nouveaux au sujet des gènes et de l'ADN humains, les gènes que l'on cherchera à faire breveter répondront probablement au critère de nouveauté. Parallèlement, puisqu'il est difficile de repérer un gène en particulier dans l'énorme quantité d'ADN présente au sein d'une cellule, un gène ou une séquence génétique pourra aussi probablement répondre au critère de non-évidence. Même s'il est peut-être évident de recourir à des techniques bien connues pour isoler les séquences d'ADN en général, il n'est probablement pas évident qu'il vaille la peine d'isoler telle ou telle séquence d'ADN plutôt que d'autres. La véritable question à poser devient ainsi de savoir si les gènes et les séquences génétiques sont suffisamment utiles pour être brevetables.

  6. Le critère d'utilité

    L'utilité peut se mesurer de bien des manières. Un lecteur de DC est utile pour faire jouer des disques, mais il peut aussi servir de presse-papier ou d'arrêt de porte. En raison du grand nombre d'utilisations qui pourraient se faire d'une invention, le critère d'utilité peut s'appliquer de façon restrictive ou de façon libérale. Les États-Unis et le Canada penchent pour une interprétation plutôt restrictive de l'utilité, alors que l'Europe préfère une interprétation plutôt libérale.

    Il y a peu de temps encore, les États-Unis étaient l'objet de critiques à cause de leur manque de rigueur dans l'application du critère d'utilité aux inventions biotechnologiques. Afin de réagir à ces critiques et d'appliquer plus judicieusement les règles établies par leur propre Cour suprême en 19664, l'office des brevets et des marques de commerce des États-Unis (U.S. Patent and Trademark Office) a récemment émis des lignes directrices révisées concernant l'application du critère d'utilité aux inventions biotechnologiques. Selon le contenu de ces directives, une invention répond au critère d'utilité si elle possède une utilité spécifique, substantielle et crédible. Ces qualités peuvent se démontrer de l'une ou l'autre des deux façons ci-après.

    La première preuve de l'utilité d'une invention est le fait qu'une personne compétente en la matière reconnaisse immédiatement que l'invention est utile. Si l'utilité de l'invention est tellement manifeste que n'importe quel spécialiste du domaine la constaterait, cette invention est estimée utile. Un bon nombre d'inventions à base génétique ne pourront pas répondre à ce critère puisque les spécialistes du domaine ne sauront pas, à l'avance, les fins particulières auxquelles l'invention peut servir. Dans ce cas, il faudrait recourir à la deuxième façon d'en démontrer l'utilité.

    La deuxième façon de prouver l'utilité d'une invention est que l'inventeur soit capable de démontrer que son invention possède une utilité à la fois spécifique, substantielle et crédible. Pour posséder une utilité spécifique, l'invention doit être utile d'une manière qui lui est tout à fait particulière. Ainsi, par exemple, même si tous les lecteurs de DC peuvent servir à faire jouer des disques, le lecteur nouvellement inventé sera doté de la capacité spéciale de mieux résister aux vibrations produites par le milieu ambiant. Pour être substantiellement utile, une invention doit posséder une utilité concrète et commercialisable. L'utilité substantielle ne peut pas se prouver par des recherches fondamentales ni par des déclarations générales selon lesquelles cette invention pourrait servir à guérir des maladies, d'une part, parce que l'utilité mentionnée n'est pas commercialisable et, d'autre part, parce que l'inventeur ne donne aucune raison significative pour laquelle son invention serait meilleure que tout ce qui existe déjà. Revenons à notre lecteur de DC. Son utilité substantielle ne peut pas être le fait qu'il peut servir d'arrêt de porte, parce qu'une foule d'autres objets peuvent remplir cette fonction. Vient enfin l'utilité crédible, c'est-à-dire une utilité qu'admettrait volontiers un spécialiste du domaine pertinent en se basant sur les preuves présentées. Cela signifie que les allégations de l'inventeur doivent s'appuyer sur des fondements vérifiables dans les documents publiés ou les connaissances générales du domaine et que ces preuves amèneraient quiconque à conclure que l'utilité déclarée pourrait être avérée dans les faits.

    Dans leur ensemble, les lignes directrices en usage aux États-Unis semblent indiquer une démarche exigeant un peu plus qu'une simple affirmation d'utilité, mais moins qu'une preuve attestant que l'invention sera utile. À titre d'exemple, un inventeur ne peut pas simplement déclarer que son invention est utile sans étayer ses assertions par des documents ou des preuves concrètes, mais il n'est pas tenu de démontrer que son invention peut, conformément à sa description, remplir une fonction utile pratique. S'il en est ainsi, c'est parce qu'il suffit, pour répondre au critère d'utilité, de croire raisonnablement au fonctionnement de l'invention tel que déclaré (condition qui rend l'utilité crédible). Étant donné que l'office des brevets doit éliminer tout doute possible avant de délivrer le brevet, les États-Unis adoptent une démarche mitoyenne en ce qui touche le critère d'utilité.

    En Europe, l'administration des brevets se fait à deux niveaux. L'Office européen des brevets est habilité à délivrer des brevets partout en Europe, et les bureaux nationaux des brevets peuvent aussi délivrer des brevets dans leurs pays respectifs. Le critère européen d'utilité générale (appelé critère d'application industrielle) tient au fait qu'une invention est apte à la fabrication ou à une utilisation industrielle plausible. La norme serait faible, selon l'Office européen des brevets. Toute activité relevant des arts utiles ou pratiques, par opposition aux arts esthétiques, répond au critère d'utilité tel qu'appliqué en Europe. De fait, l'Office européen des brevets déclare que très peu d'inventions achoppent au critère d'utilité si elles sont considérées brevetables à tous autres égards. La même attitude prévaut dans chacun des pays de l'Union, qui n'imposent aussi qu'un seuil très bas d'utilité.

    Voici un cas qui permet de mieux comprendre les différences entre les États-Unis et l'Europe en ce qui concerne le critère d'utilité. Un chercheur trouve une séquence de 30 nucléotides (les codes individuels de l'ADN). Il sait que cette séquence appartient à un gène d'un végétal, mais il ignore à quel gène et ce que fait exactement la protéine produite à partir de ce gène. Le chercheur affirme que la séquence est utile parce qu'elle peut être utilisée pour déterminer la fonction du gène à l'intérieur de cellules de types particuliers. Présumons, en plus, que la séquence est nouvelle et non évidente. Aux États-Unis, la séquence ne serait pas brevetable (d'après ce que prescrivent clairement les nouvelles directives) parce qu'elle est sans utilité substantielle, c'est-à-dire qu'elle n'exécute aucune tâche substantielle. Il n'y aurait pas de brevet possible, parce qu'il n'est pas d'une grande utilité de trouver un gène dont la fonction est inconnue. En Europe, par contre, l'Office européen des brevets et les bureaux nationaux des brevets estimeraient probablement que l'invention a une application industrielle suffisante.

    La situation pourrait bien changer en Europe avec l'instauration de la nouvelle Directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques. En effet, pour se conformer à la Directive, les pays membres de l'Union européenne avaient jusqu'au 30 juillet 2000 pour modifier leurs lois concernant le brevetage des inventions biotechnologiques. La Directive stipule que les gènes, les séquences d'ADN et les protéines sont clairement brevetables à condition de répondre aux critères généraux de nouveauté, de non-évidence et d'application industrielle. La Directive prescrit également, en ce qui a trait aux séquences génétiques humaines, qu'un inventeur doit indiquer la fonction de la séquence (probablement la protéine déterminée par le code ADN et peut-être la fonction de cette protéine) pour que celle-ci soit considérée comme ayant une application industrielle. Toutefois, cette condition figure dans une série d'attendus non exécutoires et elle n'est transposée que par allusion dans le texte contraignant de la Directive. En raison de ce manque de clarté et du fait que la Directive passe sous silence le critère d'application industrielle aux gènes d'origine autre qu'humaine (du moins on le suppose, et même s'ils étaient identiques à des gènes humains), les répercussions exactes de la Directive sur l'application de ce critère en Europe restent incertaines. Jusqu'à maintenant, l'Office européen des brevets n'a fait part d'aucune modification à apporter au critère d'application industrielle.

    Le Canada semble mettre en application un critère apparenté à celui décrit dans les lignes directrices émises par les États-Unis au sujet de l'utilité. L'Office de la propriété intellectuelle du Canada affirme qu'une invention doit posséder une utilité fondamentale et effective pour pouvoir répondre au critère d'utilité. Cette utilité fondamentale paraît semblable, sur le plan conceptuel, à l'utilité pratique ou substantielle exigée par les États-Unis, alors qu'une utilité effective apparaît semblable en nature au concept américain d'utilité crédible. Les directives canadiennes sont beaucoup moins détaillées et nettes que celles des États-Unis, et il est donc difficile d'établir une comparaison directe, mais selon l'attitude générale adoptée au Canada, une séquence d'ADN peut être brevetée seulement si elle a une fonction évidente (pour un spécialiste du domaine) ou décrite.

  7. Autres limites imposées au brevetage des gènes

    Le simple fait qu'un gène ou une séquence d'ADN réponde aux critères de brevetage fondés sur la nouveauté, la non-évidence et l'utilité n'entraîne pas automatiquement la délivrance d'un brevet. L'inventeur de ce gène ou de cette séquence doit d'abord déposer une demande de brevet auprès des offices compétents, où que ce soit dans le monde, et ces bureaux doivent examiner la demande et, éventuellement, émettre un brevet. Il faut alors composer avec deux autres limites imposées au brevetage des gènes, la première étant le coût du brevetage d'un gène ou d'une séquence génétique, et la deuxième, les motifs dont disposent les bureaux des brevets pour refuser un brevet même si l'invention respecte les critères de nouveauté, de non-évidence et d'utilité. Voyons maintenant comment agissent ces limites.

    La poursuite d'un brevet, c'est-à-dire, la procédure qui consiste à préparer et déposer une demande de brevet et à rester en contact avec les bureaux compétents jusqu'à la délivrance du brevet, est coûteuse en temps et en ressources financières. Il faut compter, grosso modo, au moins 10 000 $ pour la poursuite d'un brevet dans un seul pays. Étant donné que les inventeurs, surtout ceux du domaine de la biotechnologie, déposent souvent des demandes de brevet dans de nombreux pays du monde entier, le coût d'un brevet à l'échelle mondiale pourra facilement dépasser 100 000 $. Même s'il y a des procédures internationales permettant de simplifier le processus (par exemple, le Traité de coopération en matière de brevets), l'inventeur doit voir à ce que les documents soient traduits dans la langue du pays concerné et à satisfaire chacun des bureaux locaux de brevets. Les coûts à engager constituent donc un obstacle imposant au brevetage des gènes et des séquences d'ADN et, par conséquent, l'opération n'est pas rentable, généralement, à moins que le coût par gène ou par séquence ne puisse être réduit ou que l'inventeur n'ait des raisons de croire que son gène ou sa séquence possède une valeur marchande considérable.

    Une façon de procéder pour diminuer le coût par gène ou par séquence d'ADN consiste à faire porter la demande de brevet sur plusieurs gènes ou séquences. Ainsi, le coût de 10 000 $ se trouve réparti parmi tous ces gènes et toutes ces séquences et le processus devient plus raisonnable sur le plan commercial. Les bureaux des brevets de par le monde manifestent certaines hésitations devant ce moyen de réduire les coûts. D'abord, l'inclusion de plusieurs gènes et séquences dans une seule demande fait qu'il est plus difficile aux bureaux de recouvrer leurs frais d'examen de la demande (le fonctionnement du bureau des brevets des États-Unis, par exemple, est assuré par les frais perçus), mais de plus, le coût d'opportunité devenant tellement bas, cette façon de procéder encourage les gens à faire breveter des gènes à partir de base uniquement théoriques.

    En réaction à la tendance à englober plusieurs gènes et séquences d'ADN dans une seule demande de brevet, certains bureaux de brevets imposent des limites quant au nombre de gènes et de séquences pouvant faire l'objet d'une même demande. Le bureau des brevets des États-Unis limite à 10 le nombre de gènes et de séquences (non réciproquement apparentés) inclus dans une demande. L'Office européen des brevets ne permet pas à un inventeur de déposer une demande de brevet couvrant plus d'un gène ou d'une séquence d'ADN. L'Office de la propriété intellectuelle du Canada n'impose pas de limite au nombre de gènes ou de séquences pouvant faire l'objet d'une seule demande de brevet, mais il exige tout de même, comme ses homologues de l'Union européenne et des États- Unis, que les séquences incluses soient reliées en quelque façon. Par conséquent, une demande de brevet présentée au Canada ne pourrait pas englober des séquences génétiques complètement disparates.

    La deuxième limite imposée au brevetage des gènes et des séquences d'ADN vient de ce que les bureaux de brevets sont habilités à refuser une demande visant une invention qui répondrait pourtant aux critères de nouveauté, de non-évidence et d'utilité, en invoquant le motif que le brevet luimême ou, plus précisément, son exploitation commerciale, serait contraire à l'ordre public5 ou à la moralité. Un brevet peut violer l'ordre public si l'exploitation commerciale de l'invention brevetée est une source importante de mécontentement du public et de perturbations politiques. La moralité veut dire les normes morales généralement acceptées au sein d'une société. À titre d'exemple, les brevets touchant des embryons qui se rendront probablement à terme sont souvent jugés comme des infractions à la moralité. Nul ne sait encore très bien si et comment cette exception pourrait s'appliquer aux séquences génétiques.

    L'Office européen des brevets, tout comme les bureaux nationaux des brevets des pays d'Europe et d'Asie, a le droit de refuser des demandes pour des raisons d'ordre public et de moralité; les États-Unis, le Canada et l'Australie ne prévoient pas ces motifs de refus. Le débat entre ces deux groupes ne porte pas vraiment sur l'importance relative de l'ordre public et de la moralité, mais plutôt sur la question de savoir s'il vaut mieux intégrer ces deux valeurs au processus à l'étape de la délivrance du brevet ou plus tard, en agissant par voie législative6. Les Européens sont d'avis, par exemple, qu'il est important de refuser de breveter des inventions qui ne devraient pas être commercialisées si l'on veut sauvegarder des objectifs importants de la politique publique. Pour les États-Unis et le Canada, les bureaux des brevets n'ont pas les compétences voulues pour évaluer les objectifs de la politique publique, et il est préférable de confier ces questions aux assemblées législatives et aux organes de réglementation. Selon les responsables, cette position est valable parce que la simple possession d'un brevet ne veut pas dire nécessairement que le détenteur a le droit de s'en servir. Le détenteur d'un brevet doit quand même se conformer aux lois et aux règlements du pays, dans la mesure où ils existent. Les Européens, au contraire, croient que l'intégration des objectifs de la politique publique au processus de brevetage libère les gouvernements de l'obligation de revoir sans cesse leurs lois et leurs règlements pour les adapter aux progrès rapides de la biotechnologie à une tâche très difficile, sans contredit.

  8. Questions de politique officielle concernant les brevets

    En plus d'enlever tout objet à l'ajout d'une clause d'ordre public et de moralité aux lois sur les brevets, les observateurs formulent d'autres demandes précises en matière de politique officielle. Ces demandes comprennent, sans s'y limiter :
    1. que toute personne qui permet le prélèvement d'un échantillon de son ADN donne d'abord son consentement éclairé et agisse en toute connaissance de cause;
    2. que tout parent par le sang de personnes qui permettent le prélèvement d'un échantillon de leur ADN donne son consentement éclairé avant l'utilisation de cet ADN;
    3. que les avantages financiers et autres découlant d'un brevet sur un gène ou une séquence soient partagés équitablement entre l'industrie, les chercheurs et les collectivités de provenance des échantillons humains, animaux ou végétaux;
    4. que le public ait un accès équitable aux produits de la recherche génétique de base;
    5. qu'un équilibre convenable soit établi et respecté entre la recherche visant la prévention des maladies, la recherche visant le diagnostic des maladies et la recherche visant le traitement des maladies;
    6. qu'il soit tenu proprement compte des besoins des pays en développement, tout spécialement dans le domaine de l'agriculture;
    7. qu'un équilibre convenable soit établi et respecté entre la recherche du secteur public et celle du secteur privé dans le domaine de la biotechnologie et dans celui des soins de santé en général;
    8. que soit assurée la protection de l'environnement;
    9. que les inventeurs se voient offrir des incitatifs financiers suffisants pour être encouragés à créer sans accaparer un nombre de brevets si considérable que les autres chercheurs actuels et futurs se trouvent dans l'impossibilité, sur les plans financier et logistique, d'effectuer les étapes suivantes de la recherche.

    Au lieu d'analyser chacune de ces demandes séparément et en profondeur, nous allons maintenant mettre en évidence certains de leurs éléments communs. Les deux premiers ont trait aux personnes, et à leurs collectivités de vie, qui permettent le prélèvement d'échantillons de leur ADN pour servir la recherche. Il y a là un enjeu d'éthique, à savoir que ces personnes devraient comprendre exactement ce qu'elles offrent aux chercheurs et à quelles fins leur ADN pourrait être utilisé7. Les donneurs d'ADN devraient être également conscients de la possibilité que les chercheurs, dans le cours de leurs travaux, découvrent que la personne dont ils utilisent l'ADN présente une mutation génétique pouvant la rendre plus susceptible de contracter telle ou telle maladie. Avant de consentir à un prélèvement de son ADN, une personne devrait savoir si les chercheurs l'informeront de découvertes de ce genre et si quelqu'un d'autre aura accès à ces résultats. En outre, puisque les gènes sont partagés avec les parents par le sang, il y a lieu de craindre la production de renseignements indésirables concernant ces parents. Un certain degré de controverse s'est produit aux États-Unis, par exemple, relativement à la question de savoir si les chercheurs étaient tenus d'obtenir le consentement éclairé et explicite des parents proches avant de prélever et d'utiliser des échantillons d'ADN8. Il reste aussi à régler d'autres questions semblables de consentement, au niveau de la collectivité, au sujet des animaux et des végétaux provenant de certains pays9. En second lieu, nous devons aussi nous demander s'il est convenable que l'industrie partage les produits de ses inventions avec les populations d'où proviennent les échantillons d'ADN prélevés. En Islande, par exemple, une entreprise désireuse d'effectuer des recherches sur les antécédents génétiques de la population islandaise a convenu de fournir au gouvernement du pays une base de données électroniques perfectionnée contenant des renseignements sur la santé des habitants, et de faire en sorte que tout nouveau médicament et toute nouvelle thérapie découlant des renseignements génétiques soit mis gratuitement à la disposition des Islandais10.

    Un autre ensemble de préoccupations reliées à la politique officielle a trait à l'élaboration et à la mise en oeuvre d'une politique globale sur la santé dans un pays. L'utilisation principale des renseignements génétiques humains se fait, et nul ne s'en étonnera, dans le domaine des soins de santé. Étant donné l'importance de ce secteur non seulement pour l'économie mais pour la collectivité entière, certains craignent que le brevetage de gènes et de séquences d'ADN ne freine ou ne paralyse les politiques en vigueur en matière de santé. Il y a des gens qui s'inquiètent, par exemple, de la possibilité que ces brevets ne poussent les chercheurs à abandonner les travaux permettant la découverte et l'application de mesures nouvelles de santé publique pour concentrer leurs efforts sur la création de méthodes plus payantes de thérapie et de diagnostic11. Autrement dit, les brevets pourraient rompre l'équilibre qui sied entre la prévention des maladies et leur guérison. Cette crainte s'inscrit dans le contexte d'enjeux plus vastes concernant la mise en place des objectifs de la politique de la santé ainsi que les rôles revenant à l'industrie et au secteur public dans la formulation de ces objectifs12.

    Finalement, après nous être assurés que les donneurs d'ADN sont protégés, et avoir procédé à la définition d'objectifs stratégiques en matière de santé qui tiennent compte des effets du brevetage des gènes et des séquences d'ADN, il nous faudra veiller à empêcher que ces brevets n'entravent la recherche future. Un des buts principaux des lois sur les brevets est d'encourager l'innovation en accordant des monopoles limités aux inventeurs dont les travaux portent fruit. Pour qu'une telle stratégie donne de bons résultats, la mesure d'encouragement, prenant la forme d'un monopole, doit être assez puissante pour motiver les inventeurs à continuer de chercher. Parallèlement, le monopole ne doit pas être exclusif au point que les chercheurs actuels et futurs aient de la difficulté à passer à l'étape suivante du développement scientifique.

    Il est particulièrement ardu, en matière de brevetage de gènes et de séquences d'ADN, de maintenir un équilibre entre des monopoles de durée trop courte et ceux de durée exagérément longue. Ce problème découle du fait que les gènes et les séquences d'ADN ne représentent habituellement que les toutes premières étapes des recherches portant sur une maladie. Il faut encore bien des travaux avant d'en arriver à transposer ces gènes et ces séquences en techniques de prévention, de thérapie et de diagnostic. Ce que craignent les chercheurs en biotechnologie, c'est qu'au fur et à mesure que se multiplient les brevets sur des gènes et des séquences, il devienne de plus en plus coûteux (en raison des droits à payer pour pouvoir exploiter les gènes et les séquences brevetés) et difficile sur le plan de la logistique (en raison du temps que les chercheurs devront passer à négocier l'exploitation des gènes et des séquences brevetés) d'exécuter les étapes suivantes, essentielles, de la recherche13. Une étude pilote a déjà permis de constater, par exemple, que près de la moitié des laboratoires de recherche où l'on travaillait à la conception de tests génétiques ont dû abandonner ces activités à cause de brevets accordés sur les gènes et les séquences d'ADN qui formaient la base de leurs recherches14.

    Pendant que les travaux se poursuivent, plusieurs observateurs proposent des moyens, fondés ou non sur les lois relatives aux brevets, d'aborder certaines des préoccupations concernant la politique officielle. Ces propositions doivent être évaluées non seulement en fonction de leurs incidences probables sur les craintes en question, mais aussi en fonction des limites imposées par le commerce international et par le droit international en matière de brevets. Parmi les moyens proposés, mentionnons : imposer une responsabilité à assumer par les détenteurs de brevets qui se rendent coupables de certains manquements à l'éthique15; intégrer une clause de moralité à la Loi sur les brevets du Canada16; accorder des brevets uniquement sur les procédés permettant d'isoler les gènes et non pas sur les gènes eux-mêmes17; rendre plus rigoureuse l'application du critère d'utilité en exigeant que les auteurs de demandes de brevet possèdent une connaissance supérieure de la fonction du gène ou de la séquence d'ADN dans l'organisme de provenance18; limiter le nombre de gènes et de séquences pouvant être inclus dans une demande de brevet au Canada; donner plus de portée et de précision à l'exemption canadienne touchant à l'usage exclusivement expérimental, afin de permettre aux chercheurs d'approfondir leurs travaux sur des gènes et des séquences brevetés sans enfreindre les conditions du brevet19; restreindre la portée des brevets à des gènes entiers plutôt qu'à des composants de gènes20; et empêcher les pratiques anticoncurrentielles d'émission de permis d'utilisation des gènes et des séquences21.

  9. Rapport entre le brevetage des gènes et le brevetage des formes de vie supérieures

    À l'heure actuelle, l'Office de la propriété intellectuelle du Canada ne délivre pas de brevets sur des formes de vie supérieures, c'est-à-dire, des végétaux et des animaux autres que des organismes unicellulaires et peut-être les composants de ces organismes. Cet état de choses pourrait changer selon la décision que prendra la Cour suprême du Canada relativement à une cause qu'elle doit juger sous peu. Cette affaire concerne un inventeur qui veut obtenir la protection par brevet d'une souris transgénique. Les bureaux des brevets des États-Unis et de l'Europe ont déjà accordé un brevet relativement à cette souris.

    Pendant que se poursuit, au Canada, le débat sur le brevetage des formes de vie supérieures, il est sage de prendre un moment de réflexion pour examiner les rapports entre le brevetage des gènes et celui des formes de vie supérieures. Dans le cas de la souris transgénique, par exemple, l'inventeur a effectivement obtenu un brevet sur le gène inséré dans la souris, même si la souris ellemême a été jugée non brevetable. Voici une courte analyse de la mesure dans laquelle les brevets sur les gènes servant de base à la recherche confèrent aux inventeurs l'exclusivité des droits relatifs à ces formes de vie.

    Quiconque détient un brevet sur un gène isolé peut effectivement empêcher toute autre personne de vendre ou transférer le gène en question ou de le reproduire au moyen de la biotechnologie. Un chercheur qui voudrait produire un végétal ou un animal génétiquement modifié en se servant de ce gène aura besoin d'accéder au gène sous forme isolée afin de pouvoir en insérer des reproductions dans les cellules du végétal ou de l'animal faisant l'objet de l'expérience. Par conséquent, en contrôlant l'utilisation et la vente du gène sous-jacent, le détenteur du brevet peut effectivement empêcher quiconque de créer un autre végétal ou animal génétiquement modifié. Une fois qu'un végétal ou un animal génétiquement modifié est créé et acheté par quelqu'un, le brevet sur le gène sous-jacent ne pourrait pas servir à empêcher la reproduction de cet animal ou ce végétal. Autrement dit, la compagnie A détient un brevet sur le gène isolé X. La compagnie A peut empêcher tout autre chercheur d'utiliser le gène X pour produire le végétal Y. Par contre, une fois que l'agriculteur à a semé et fait pousser le végétal Y, ce même agriculteur a le droit de recueillir les graines du végétal Y de s'en servir pour continuer la culture du végétal Y.

    Toutefois, le détenteur du brevet sur un gène dispose d'un moyen pour prolonger son contrôle sur le végétal ou l'animal génétiquement modifié. Si le détenteur du brevet crée lui-même ou permet à quelqu'un d'autre de créer un végétal ou un animal génétiquement modifié à partir du gène breveté, il est autorisé à émettre des permis aux agriculteurs en vue de l'utilisation du végétal ou de l'animal en question, plutôt que de vendre le végétal ou l'animal aux agriculteurs. S'il émet des permis d'utilisation d'un végétal (ou d'une graine de ce végétal) ou d'un animal, le détenteur du brevet pourra imposer des conditions d'utilisation, par exemple, interdire à l'agriculteur de reproduire le végétal ou l'animal visé par le permis. De cette façon, tout essai de reproduction par l'agriculteur constituera une rupture de contrat. Le détenteur de brevet peut aussi rattacher d'autres conditions au permis, par exemple, pour obliger l'agriculteur à recourir à certains produits ou certaines techniques déterminés par le détenteur du brevet.

    La délivrance d'un permis d'utilisation d'un végétal ou d'un animal en fonction d'un brevet sur des gènes est une opération plus complexe et risquée que la vente pure et simple du végétal ou de l'animal en question. L'opération est risquée en ce sens que si le végétal ou l'animal s'échappe et est reproduit involontairement, l'inventeur ne peut plus utiliser son brevet pour empêcher toute reproduction future du même végétal ou animal. Il n'en reste pas moins que les permis peuvent se révéler relativement efficaces pour assurer au détenteur du brevet sur des gènes des avantages semblables à ceux promis par un brevet sur le végétal ou l'animal lui-même. Cette façon de procéder comporte deux problèmes possibles, mais qui ne se sont pas encore matérialisés. Le premier de ces problèmes tient au fait que cette pratique pourrait éventuellement être considérée comme un usage abusif des droits attachés au brevet, en vertu de l'article 65 de la Loi sur les brevets. Si tel est le cas, le Commissaire aux brevets dispose de divers pouvoirs en vertu de l'article 66 de la Loi sur les brevets, par exemple, il est autorisé à accorder aux agriculteurs un permis d'utilisation des graines de semence sans restriction. Le deuxième problème est que, en plus de l'usage abusif des droits attachés au brevet, ces pratiques d'émission de permis pourraient bien constituer une infraction à la Loi sur la concurrence.

  10. Conclusion

    Le brevetage des gènes et des séquences d'ADN est une question qui donne lieu à force débats et crée la confusion parmi les personnes intéressées à des enjeux tels que le renforcement de l'industrie de la biotechnologie, la protection de l'environnement et le maintien d'un système solide de soins de santé. Aux termes des lois actuelles concernant le brevetage au Canada et dans les autres pays, les gènes et les séquences sont brevetables à condition de répondre aux critères de nouveauté, de nonévidence et d'utilité. Les pays ne sont pas encore arrivés à se mettre d'accord sur l'application rationnelle du critère d'utilité. Avant d'émettre un brevet, le Canada, à l'instar des États-Unis selon leurs nouvelles lignes directrices, exige des preuves que le gène ou la séquence possède une utilisation commerciale concrète.

    Le brevetage des gènes soulève indubitablement des questions importantes en matière de politique officielle. Certaines de ces questions ont trait tout spécialement aux lois sur les brevets et d'autres sont d'ordre plus général et concernent, par exemple, la politique en matière de soins de santé, la politique agricole, la protection de l'environnement et le respect de l'éthique dans le traitement des donneurs d'ADN. Bien que les observateurs de la situation aient proposé divers moyens, fondés sur les lois ou non, de régler ces préoccupations relatives à la politique officielle, aucune de leurs propositions n'a encore été mise en oeuvre.


  1. * Les opinions exprimées dans le présent document sont celles de l'auteur et ne représentent pas né cessairement les points de vue du Einstein Institute for Science, Health & the Courts ou de ses administrateurs.
  2. 1 Les tribunaux internationaux ont, à l'occasion, donné une signification très vaste à l'expression « ordre public », en y incluant tout ce qu'un gouvernement estime en rapport avec la politique officielle, mais ils en donnent habituellement une interprétation beaucoup plus étroite dans le contexte des accords internationaux sur les brevets. Voir, par exemple, la décision des Chambres de recours de l'Office européen des brevets concernant les Systèmes génétiques végétaux, décision T0356/93 du 21 février1995, J.O. OEB (1995), p. 545. Dans le contexte des conventions internationales sur les brevets, l'ordre public signifie généralement la protection de la sécurité publique, la protection de l'intégrité physique des personnes comme éléments de la société et la protection de l'environnement.
  3. 2 Voir, par exemple, R.P. Merges et R.R. Nelson, « On the Complex Economics of Patent Scope », Colum. L. Rev., no 90 (1990), p.839.
  4. 3 Malgré la déclaration du ministre français de la Justice, en juin 2000, dans laquelle il exprimait des doutes sur la brevetabilité des gènes, la France a déjà accordé des brevets sur des gènes humains. Dans l'éventualité où la justice française accepterait les arguments du Ministre, et si quelqu'un décidait de contester de tels brevets en justice, il est possible qu'un tribunal du pays juge que ces brevets sont invalides en France. Il faut cependant en douter, étant donné l'adhésion de la France à la Directive 98/44 du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 sur la Protection juridique des inventions biotechnologiques, Législation J.O., no L213, p. 13., 1998.
  5. 4 Brenner c. Manson, 383 U.S. 519 (1966).
  6. 5 Voir la note 1, plus haut.
  7. 6 Voir, entre autres, M. Hirtle et B.M. Knoppers, Banking of Human Materials, Intellectual Property Rights and Ownership Issues : International Policy Positions and Emerging Trends in the Literature (Direction des politiques de la propriété intellectuelle, Industrie Canada, Ottawa, 1998).
  8. 7 En ce qui concerne l'Union européenne, l'attendu 26 de la Directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques traite du consentement éclairé. Voir l'article de B.M. Knoppers, M. Hirtle et K.C. Glass, « Commercialization of Genetic Research and Public Policy », Science, no 286 (1999), p.2277.
  9. 8 M. Wadman, « Geneticists oppose consent ruling », Nature, no 404 (2000), p.114.
  10. 9 L'article 15 (Accès aux ressources génétiques) de la Convention sur la diversité biologique, conclue lors de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement, 5 juin 1992, 31 I.L.M. 818, déclare ce qui suit :
    1. Etant donné que les Etats ont droit de souveraineté sur leurs ressources naturelles, le pouvoir de déterminer l'accès aux ressources génétiques appartient aux gouvernements et est régi par la législation nationale.
    2. Chaque Partie contractante s'efforce de créer les conditions propres à faciliter l'accès aux ressources génétiques aux fins d'utilisation écologiquement rationnelle par d'autres Parties contractantes et de ne pas imposer de restrictions allant à l'encontre des objectifs de la présente Convention.
    3. Aux fins de la présente Convention, on entend par ressources génétiques fournies par une Partie contractante, et dont il est fait mention dans le présent article et aux articles 16 et 19 ci-après, exclusivement les ressources qui sont fournies par des Parties contractantes qui sont des pays d'origine de ces ressources ou par des Parties qui les ont acquises conformément à la présente Convention.
    4. L'accès, lorsqu'il est accordé, est régi par des conditions convenues d'un commun accord et est soumis aux dispositions du présent article.
    5. L'accès aux ressources génétiques est soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause de la Partie contractante qui fournit lesdites ressources, sauf décision contraire de cette Partie.
    6. Chaque Partie contractante s'efforce de développer et d'effectuer des recherches scientifiques fondées sur les ressources génétiques fournies par d'autres Parties contractantes avec la pleine participation de ces Parties et, dans la mesure du possible, sur leur territoire.
    7. Chaque Partie contractante prend les mesures législatives, administratives ou de politique générale appropriées, conformément aux articles 16 et 19 et, le cas échéant, par le biais du mécanisme de financement créé en vertu des articles 20 et 21, pour assurer le partage juste et équitable des résultats de la recherche et de la mise en valeur ainsi que des avantages résultant de l'utilisation commerciale et autre des ressources génétiques avec la Partie contractante qui fournit ces ressources. Ce partage s'effectue selon des modalités mutuellement convenues.
  11. 10 B.M. Knoppers, « Sovereignty and Sharing », dans T.A. Caulfield et B. Williams-Jones (réd.), The Commercialization of Genetic Research : Ethical, Legal, and Policy Issues. Kluwer Academic et Plenum Publishers, New York, p. 1, 1999.
  12. 11 E.R. Gold, « Making Room : Reintegrating Basic Research, Health Policy, and Ethics into Patent Law », dans T.A. Caulfield et B. Williams-Jones (réd.), The Commercialization of Genetic Research : Ethical, Legal, and Policy Issues, Kluwer Academic et Plenum Publishers, New York, p. 63, 1999.
  13. 12 Ibid.
  14. 13 M.A. Heller et R.S. Eisenberg, « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research », Science, no 280 (1998), p.698.
  15. 14 M.K. Cho, « Ethical and Legal Issues in the 21st Century », dans Preparing for the Millennium : Laboratory Medicine in the 21st Century », deuxième édition, 4 et 5 septembre 1998, AACC Press, Washington, D.C., 1998.
  16. 15 T.A. Caulfield et E.R. Gold, « Genetic testing, ethical concerns, and the role of patent law », Clinical Genetics, no 57 (2000), p.370.
  17. 16 616B.M. Knoppers, M. Hirtle et K.C. Glass, « Commercialization of Genetic Research and Public Policy », Science, no 286 (1999), p.2277.
  18. 17 R.P. Merges et R.R. Nelson, « On the Complex Economics of Patent Scope », Colum. L. Rev., no 90 (1990), p.839.
  19. 18 B.M. Knoppers, « Status, sale and patenting of human genetic material: an international survey », Nature Genetics, no 22(1999), p.23.
  20. 19 E.R. Gold, « Making Room : Reintegrating Basic Research, Health Policy, and Ethics into Patent Law », dans T.A. Caulfield et B. Williams-Jones (réd.), The Commercialization of Genetic Research : Ethical, Legal, and Policy Issues, Kluwer Academic et Plenum Publishers, New York, p. 63, 1999.
  21. 20 Ibid.
  22. 21 Ibid.
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    Création: 2005-07-13
Révision: 2005-07-13
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