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Comité consultatif canadien de la biotechnologie
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Intégration de facteurs d'éthique à la biotechnologie alimentaire et agricole

Préparé pour

Le Comité de direction du projet sur la réglementation des aliments génétiquement modifiés du Comité consultatif canadien de la biotechnologie

par Paul Thompson

Octobre 2000

Table des matières

Résumé
1. La nature des préoccupations d’ordre éthique
2. Arguments visant spécialement l’utilisation de la technologie de l’ADNr 3. Éthique technologique générale 4. Réponses aux problèmes d’éthique technologique 5. Confiance et assurance à l’égard de la science
6. Conclusion

Résumé

Un bon nombre des préoccupations exprimées au sujet de la biotechnologie alimentaire et agricole sont décrites comme étant d’ordre « éthique ». Les décideurs devraient interpréter l’expression de préoccupations d’ordre éthique comme une demande à plusieurs volets, dont la requête d’une population désireuse de voir le dialogue public sur la biotechnologie alimentaire et agricole manifester deux visions divergentes de la nature et du bien public; et aussi la revendication de personnes estimant que leurs valeurs ont été négligées et souhaitant avoir une possibilité équitable d’articuler leurs inquiétudes dans leurs propres mots et de se faire entendre. Le rapport résumé ici présente un cadre permettant de comprendre la force de ces inquiétudes, ainsi qu’un aperçu sommaire de ce qu’elles sont, mais il ne faut pas le voir comme un document pouvant constituer une solution de remplacement à la tenue d’un dialogue public réel sur les préoccupations d’ordre éthique.

Les personnes et les groupes qui s’efforcent d’attirer l’attention sur les questions d’éthique font appel à des valeurs nombreuses et diverses et leurs préoccupations peuvent se classer selon deux grandes catégories. D’une part, certains voient dans le geste même de recourir à la technologie génétique une source de problèmes d’éthique qui ne surviendraient pas dans le cas de toute autre application de la technologie alimentaire et agricole. D’autre part, certains croient que certaines applications particulières de la biotechnologie font naître des questions d’éthique qui ne sont pas abordées convenablement, même lorsqu’il s’agit de questions qui peuvent aussi être soulevées en relation avec d’autres formes plus conventionnelles de la technologie agricole.

Arguments particuliers ayant trait à l’utilisation de la technologie de l’ADNr. Des préoccupations de plusieurs genres sont mises de l’avant par les personnes qui se demandent si l’utilisation de la biotechnologie ne pourrait pas être intrinsèquement contestable.

Gènes et essences. Certaines traditions religieuses et culturelles très anciennes associent l’idée d’une « essence » particulière à différentes espèces d’organismes vivants et prescrivent aux humains l’obligation de respecter ces essences. Il est possible que des gens relient la notion moderne de gène à cette notion traditionnelle d’essence.

Démarcation entre les espèces et notion d’espèces naturelles. L’idée de l’existence d’un « ordre naturel » bien précis peut faire naître la conviction que les espèces végétales et animales qui nous entourent représentent des genres naturels. Certains pourraient craindre que la biotechnologie ne perturbe cet ordre naturel et ne viole ainsi les limites absolues de ce que l’éthique permet aux humains de faire.

Arguments religieux. De nombreuses traditions religieuses interdisent toute tentative de reproduction entre espèces différentes et proscrivent la consommation alimentaire de certains groupes spécifiques ainsi que le mélange d’aliments provenant de certains groupes spécifiques différents. Il est possible que les adhérents de ces traditions religieuses voient la biotechnologie comme une infraction à leurs principes.

Répulsion émotionnelle. Les traditions culturelles prescrivent que certaines substances potentiellement consommables (par exemple, des espèces comme le chien ou le chat ou certaines parties d’une plante ou d’un animal) ne doivent être utilisées comme aliments. Les circuits alimentaires des sociétés occidentales ont maintenant appris à respecter ce genre de répulsion et sont disposées à l’accepter comme motif suffisant pour instaurer des politiques propres à aider les gens à ne pas consommer les substances provoquant cette répulsion. Il est possible que certaines personnes ressentent une répulsion du même genre à l’endroit des aliments génétiquement modifiés.

Éthique technologique générale. Toutes les nouvelles technologies alimentaires et agricoles peuvent donner lieu à un certain nombre de questions d’éthique. En surgissant en rapport avec la biotechnologie, ces questions laissent entrevoir les types suivants de préoccupations d’importance éthique :

Importance éthique de l’environnement. La technologie crée des enjeux écologiques lorsque l’environnement est exposé à des substances ou des activités dangereuses pour les humains, les espèces sauvages ou l’intégrité de l’écosystème. Nombreux sont ceux qui font valoir la possibilité que la biotechnologie agricole présente des risques pour la faune et la flore se trouvant à l’intérieur ou à proximité des champs cultivés. D’autres problèmes ont trait à la question de savoir si les écosystèmes agricoles peuvent eux-mêmes manifester les caractéristiques de l’intégrité écologique.

Salubrité des aliments. Un bon nombre des questions liées à la salubrité des produits alimentaires génétiquement modifiés sont d’ordre technique, mais il n’en reste pas moins une question d’éthique importante, celle de savoir si les décisions relatives à la salubrité des produits GM devraient être prises par les organes de réglementation en fonction d’une évaluation des risques ou si ces décisions devraient être laissées au consommateur.

Statut moral des animaux. S’il est possible que la modification génétique des animaux d’élevage mette en danger la santé et le bien-être des animaux, il y a des questions d’éthique qui entrent en jeu. L’éthique intervient également lorsqu’il s’agit de se demander s’il serait ou non contraire à l’éthique de recourir à la biotechnologie pour amener les animaux à mieux tolérer des milieux d’élevage qui sont actuellement considérés hostiles à leur bien-être.

Incidences sur les collectivités agricoles. Certains critiques de la biotechnologie agricole soutiennent qu’elle contribue éventuellement à la faillite financière des fermiers et à la désagrégation des populations agricoles des collectivités rurales. Un débat d’éthique se poursuit depuis longtemps quant à savoir si la mise en œuvre de technologies ou de politiques aux effets nuisibles pour les collectivités agricoles pourrait ou non se justifier sur le plan éthique par les avantages de contrepartie qu’elle offre sous la forme d’une production plus efficace et de produits alimentaires moins coûteux. C’est une préoccupation tout particulièrement associée aux incidences de la biotechnologie dans les régions en voie de développement, où une bonne part de la population rurale pratique l’agriculture de subsistance

Glissement des rapports de pouvoir. En ce qui concerne les craintes au sujet des collectivités agricoles, certains prétendent que la biotechnologie permet finalement à un petit nombre d’entreprises agricoles fortement capitalisées de s’approprier les pouvoirs décisionnels en agriculture (y compris en matière de recherche future), et qu’elle restreint la capacité des agriculteurs à choisir parmi tout l’éventail des modes possibles de production. Cette inquiétude est reliée à une préoccupation générale d’ordre éthique au sujet de la répartition des pouvoirs et des ressources économiques dans les sociétés démocratiques

Réponses aux problèmes d’éthique technologique. Cette section du rapport analyse diverses démarches proposées en réaction possible aux enjeux d’éthique énoncés plus haut.

Incertitude scientifique et principe de précaution. Plusieurs de ces enjeux d’éthique font intervenir une incertitude concernant les risques ou les résultats découlant de la biotechnologie. Le principe de précaution est une démarche proposée comme étant peutêtre la règle de décision à suivre en réponse à ce genre de situation. Selon ce principe, les décideurs ne devraient pas permettre à des innovations technologiques d’aller de l’avant simplement parce qu’il n’est pas prouvé que des dommages allégués se produiront. Par ailleurs, on ne sait pas encore très bien comment le principe de précaution devrait être mis en application dans le cas de la biotechnologie alimentaire et agricole.

Consentement, étiquetage et décisions de consommation. Diverses propositions ont fait l’objet de débats en ce concerne l’étiquetage des produits de la biotechnologie. D’une part, ces propositions s’appuient sur une démarche de consentement éclairé en matière de salubrité alimentaire, et elles représentent peut-être la solution la plus satisfaisante pour calmer les inquiétudes fondées sur les valeurs religieuses, la répulsion émotionnelle et les autres objections intrinsèques à la biotechnologie. Si l’étiquetage était instauré, les personnes qui nourrissent ces préoccupations auraient une porte de sortie en ce qu’elles pourraient choisir de se retirer d’un circuit alimentaire qui leur est cause d’inquiétudes ou de craintes. Par contre, il se pourrait que les étiquettes stigmatisent les aliments génétiquement modifiés et, pis est, qu’elles ne contiennent pas les renseignements propres à aider les consommateurs à faire leur choix en fonction des valeurs nutritives et des facteurs de salubrité.

Méthodes de l’éthique appliquée. Comment les méthodes de l’éthique peuvent-elles aider à trouver réponse à ces préoccupations? Selon l’une des démarches proposées, la mise en application des principes généraux de l’éthique pourrait permettre de dégager des réponses définitives aux questions soulevées plus haut. Selon une autre démarche, plus prometteuse, seul un débat public ouvert sur ces problèmes pourra produire des bases convenables à partir desquelles répondre aux enjeux mis de l’avant par les critiques de la biotechnologie.

Confiance et assurance à l’égard de la science. Les débats au sujet de la biotechnologie alimentaire et agricole prennent de plus en plus un caractère politique, les organismes activistes anti-biotechnologie s’opposant ouvertement aux porte-parole de l’industrie comme à ceux de l’État. Il s’ensuit une tendance grandissante du discours public sur la biotechnologie à exprimer les intérêts stratégiques de l’industrie et des activistes. L’intervention des sciences dans le débat fait naître un risque sérieux de voir les scientifiques eux-mêmes devenir tellement compromis par la nature stratégique du débat que le public perdra toute confiance dans l’objectivité et le jugement de ces experts. En matière de biotechnologie, les porte-parole du monde scientifique ont donc un devoir éthique de se donner la capacité de participer à des discussions publiques pénétrées d’éthique sans dénigrer les valeurs de leurs opposants en les traitant d’irrationnelles, et sans non plus présumer, en mettant de côté tout esprit critique, que leurs points de vue à base scientifique constituent la seule démarche qui convienne sur le plan de l’éthique.

Conclusion. Les questions d’éthique liées à la biotechnologie alimentaire et agricole doivent être considérées comme non réglées et comme souffrant du besoin urgent d’un dialogue plus structuré et plus sérieux. Les enjeux décrits brièvement dans ce rapport ne donnent qu’un aperçu du problème. Il faut encourager les spécialistes aussi bien que les citoyens ordinaires à faire valoir et expliquer leurs préoccupations et à réagir aux opinions d’autrui de manière respectueuse et réfléchie.

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Le présent rapport offre un cadre pouvant servir à comprendre à la fois l’étendue des préoccupations d’ordre éthique et les jugements de valeur qui sous-tendent les opinions divergentes concernant les responsabilités morales liées à la biotechnologie alimentaire et agricole. L’étendue des préoccupations, qui sont déjà ou pourraient être soulevées en rapport avec la biotechnologie alimentaire et agricole, comporte un degré remarquable de complexité. Il serait impossible d’en rendre un juste compte dans un document de cette longueur. L’objectif visé ici consiste plutôt à présenter au lecteur un moyen de comprendre la multiplicité des préoccupations morales et à esquisser les genres d’arguments qui seraient invoqués pour interpréter et développer plus à fond chaque préoccupation.

À la réflexion, il se dégage trois grands types de préoccupations. D’abord, il est possible que l’utilisation de la technologie génétique soit en elle-même l’objet fondamental de l’inquiétude, que la manipulation d’une matière vivante au niveau génétique comporte en soi un caractère préoccupant sur le plan de l’éthique. En deuxième lieu, il est possible que la technologie génétique soulève des préoccupations morales en raison des risques qu’elle crée pour les animaux, l’environnement et les humains, non seulement pour la santé et la sécurité des individus, mais aussi pour l’économie et la société. On pourrait s’attendre à ce que les préoccupations de la première catégorie ne s’appliquent pas aux technologies chimiques, mécaniques et de sélection conventionnelles utilisées dans l’agroalimentaire, et que les préoccupations de la deuxième catégorie s’y appliquent de façon générale. En troisième et dernier lieu, il y a des préoccupations d’ordre éthique qui ne se rapportent pas tellement aux produits ou aux procédés de la biotechnologie alimentaire et agricole, mais plutôt aux institutions sociales qui créent, mettent en valeur et réglementent ces technologies. Certains laissent entendre que ces institutions ne jouissent pas de la confiance du public. La dernière section du présent rapport traite des dimensions éthiques de ce problème.

D’autres rapports produits dans le cadre de l’initiative d’Industrie Canada abordent les risques pour l’environnement et les produits alimentaires ainsi que les droits de propriété intellectuelle; par conséquent, le rapport ne contient aucune analyse technique, juridique ou réglementaire de ces enjeux. S’il en est question ici, c’est seulement dans le contexte des préoccupations morales qu’ils suscitent. Les analyses et les opinions exprimées dans ce document relèvent de la seule et unique responsabilité de l’auteur. Le présent rapport de travail comprend le résumé d’une analyse publiée dans un ouvrage de l’auteur, paru en 1997 sur la biotechnologie alimentaire dans une perspective d’éthique et intitulé Food Biotechnology in Ethical Perspective, et un examen et une interprétation fouillés des événements qui sont advenus et des inquiétudes qui se sont révélées depuis la parution de cet ouvrage.

1. La nature des préoccupations d’ordre éthique

Le terme éthique s’applique de façon large aux bases normatives du comportement humain, qu’il s’agisse d’actes ou de jugements au sujet de pratiques et de leur caractère acceptable, opportun et justifiable ou non, ou qu’il s’agisse de critères de responsabilité et de justice. Les bases normatives prescrivent des idéaux, des valeurs ou des normes qui devraient se manifester dans le comportement humain et que l’on peut distinguer des questions de fait susceptibles aussi de fonder une action ou un jugement dans tel ou tel cas particulier. Cela dit, le terme éthique est lui-même ouvert à des interprétations conflictuelles. D’une part, l’éthique a trait à des normes presque unanimement reconnues qui sont à la fois exercées implicitement dans les interactions sociales quotidiennes et formulées explicitement dans des sources publiques telles que les codes juridiques, les codes de déontologie, les textes religieux, les contes populaires, la littérature et les écrits philosophiques. D’autre part, la dimension éthique de la conduite et de la réflexion est souvent caractérisée comme intrinsèquement personnelle, introspective et impropre, de par sa nature même, à faire l’objet du discours public.

Étant donné cette ampleur d’interprétation, il faut s’attendre à ce que les préoccupations d’ordre éthique concernant la biotechnologie alimentaire et agricole englobent les réactions très personnelles particulières à des individus, les traditions et les valeurs propres à des groupes sociaux, aussi bien que les normes sociales partagées par le plus grand nombre. En raison de cette diversité, le nombre et le genre des préoccupations d’ordre éthique pouvant intervenir sont immenses, mais, dans les sociétés pluralistes, la nécessité de coexister a donné naissance à plusieurs méthodes de base permettant de systématiser les valeurs éthiques et de composer avec la diversité. Par-dessus tout, les sociétés pluralistes sont tolérantes à l’endroit des valeurs et caractéristiques personnelles différentes, en particulier lorsque les valeurs morales personnelles ne sont pas source de conflit social.

Dans une société pluraliste, les citoyens ont rarement l’occasion ou l’obligation de formuler leurs valeurs personnelles de façon explicite ou de les défendre en public. En conséquence, ils sont inexercés dans l’art d’exprimer des préoccupations d’ordre éthique et, lorsqu’ils le font, leurs énoncés sont souvent généraux et vagues. Prenons par exemple la déclaration selon laquelle la biotechnologie alimentaire et agricole est anormale. Elle transmet un jugement de désapprobation, mais n’explique guère les fondements de ce jugement. Dans un certain sens, l’agriculture entière est une activité anormale, mais il ne faudrait pas en conclure que toute l’agriculture fait objet de préoccupations d’ordre éthique. Sans explication plus poussée, il est difficile de comprendre comment un jugement désapprobateur aussi global pourrait servir à distinguer une pratique acceptable d’une autre qui ne le serait pas. Le présent rapport élabore un cadre au sein duquel interpréter ces préoccupations avec plus de précision et comprendre comment elles pourraient s’appliquer à la formulation d’un jugement, favorable ou défavorable, au sujet la biotechnologie alimentaire et agricole.

Le cadre d’analyse proposé ici exprime un mode particulier d’interprétation de l’éthique. Discourse ethics (Habermas, 1990) est un programme de philosophie sur l’éthique du discours qui prescrit une démarche générale pour la compréhension des questions d’éthique. Selon ce programme, lorsque l’on se trouve devant une objection d’ordre éthique à une opinion ou à une ligne de conduite, il est obligatoire, avant tout, de s’assurer que l’on comprend la force de cette objection. Deuxièmement, il faut soit modifier l’opinion ou la ligne de conduite initiale pour tenir compte de l’objection, soit offrir une réponse expliquant pourquoi l’objection est rejetée. Cela veut dire que quiconque présente une objection fondée sur l’éthique à droit à une réponse. La réponse devrait reformuler l’objection en des termes acceptables par l’auteur de l’objection. Si ces termes ne sont pas acceptés, le destinataire de l’objection doit en conclure qu’il ne l’a pas comprise et essayer encore de la reformuler. Si la réponse à une objection en exprime le rejet, l’auteur de la réponse doit donner au contradicteur la possibilité d’offrir une autre réaction, ce qui pourra naturellement, à l’occasion, donner lieu à de nouvelles objections et de nouvelles réponses. C’est un processus qui peut évidemment durer longtemps. Il nous faut donc considérer l’éthique du discours comme une stylisation et reconnaître que les contraintes du temps et des ressources limitent la mesure dans laquelle le discours idéal peut se réaliser en pratique.

L’éthique du discours présente plusieurs avantages à qui veut comprendre la nature des préoccupations d’ordre éthique au sujet de la biotechnologie alimentaire et agricole. Elle offre un cadre à la compréhension et au respect de la diversité des opinions concernant les questions d’éthique, mais elle ne laisse aucunement entendre que les questions d’éthique sont simplement des questions d’opinion ou qu’elles sont des jugements purement subjectifs intrinsèquement indécidables dans un forum public. L’éthique du discours offre aussi un moyen de comprendre comment les perceptions et les craintes exprimées par le public peuvent être formulées en énoncés plus clairement applicables aux décisions réelles qui doivent être prises concernant les sciences et la politique gouvernementale (voir Kettner, 1993). Le citoyen ordinaire, le profane, est tout spécialement limité par ses ressources et n’est pas exercé à la pratique de développer des points de vue éthiques au-delà de leur simple expression initiale. Les plaideurs, les universitaires et les participants à des forums et comités spéciaux sont en mesure de franchir un certain nombre d’autres étapes du processus de développement du discours passé l’étape initiale d’approbation ou de désapprobation. C’est le discours éthique pratique. Bien que très éloigné encore du cas idéal irréalisable dans lequel toutes les objections reçoivent une réponse intégrale, le discours pratique représente quand même une tentative de traiter les questions d’éthique avec tout le sérieux qu’elles réclament.

Un bon nombre des questions d’éthique soulevées en rapport avec la biotechnologie alimentaire et agricole pourraient fort aussi bien l’avoir été en rapport avec pratiquement toutes les technologies utilisées en agriculture ou en production alimentaire. Voilà pourquoi il est utile de commencer par segmenter le problème en deux grandes catégories. Premièrement, quelles considérations pourraient amener une personne à attribuer une importance spéciale à l’utilisation de la technologie génétique et de la modification génétique? Deuxièmement, quelles sont les grandes questions de l’éthique technologique, mais sans s’y limiter exclusivement, qui ont trait aux technologies à base génétique? Cette deuxième catégorie comprend quatre grandes souscatégories : les enjeux de la consommation, les incidences environnementales, l’éthique relative aux animaux et les conséquences sociales. Enfin, il est important d’étudier pourquoi les questions de la première catégorie ont probablement rendu une bonne partie de la population très sensible aux enjeux généraux de l’éthique technologique. Il faut se pencher aussi sur les raisons précises pour lesquelles il est impératif d’amener le public à avoir confiance en la biotechnologie.

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2. Arguments visant spécialement l’utilisation de la technologie de l’ADNr

L’argument le plus sommaire qui puisse s’invoquer à l’encontre de la biotechnologie alimentaire et agricole serait celui qui tire sa force du jugement selon lequel la manipulation des gènes ou des cellules est soit catégoriquement interdite, soit présumée mauvaise et que, par conséquent, il faut absolument produire des arguments contraignants en sa faveur. Les légendes et les mythes sont à la base de cette notion voulant que certaines formes de connaissance ou de technologie soient peut-être à proscrire (voir Shattuck, 1997). Il est difficile de savoir si les citoyens ordinaires qui expriment des réserves de nature éthique à l’endroit de la technologie génétique partagent cette opinion, mais il est raisonnable de le présumer de certains d’entre eux. C’est une opinion qui peut se formuler de plusieurs façons, quoique la plupart des formulations de l’idée que la technologie génétique comporte quelque chose d’essentiellement problématique ne résistent pas à une analyse un tant soit peu poussée. La recherche empirique, par exemple, montre que de nombreux citoyens ordinaires qui trouvent la biotechnologie alimentaire ou agricole discutable sur le plan éthique fondent leur jugement sur son caractère soi-disant anormal. Mais pourquoi une chose anormale serait-elle également contraire à l’éthique? Straughan (1995) et Comstock (1998) passent en revue une série de façons d’élaborer l’allégation d’anormalité de la technologie génétique et d’en faire un argument d’éthique plus substantiel en faveur d’une réglementation ou d’une restriction de la biotechnologie agricole. Le grand problème tient au fait que si, dans un sens, toutes les formes de la technologie moderne sont effectivement anormales, personne n’a encore trouvé moyen d’expliquer, en s’appuyant sur des motifs solides, pourquoi l’anormalité associée à la manipulation de l’ADN est contraire à l’éthique alors que la sélection ordinaire des végétaux et des animaux, les ordinateurs et les méthodes modernes de transport ne le sont pas. Des extensions plus convaincantes de l’argument d’anormalité de la technologie génétique font intervenir les risques environnementaux, mais dans ce cas, il est inutile d’attribuer une importance éthique spéciale au fait que de l’ADN a subi des manipulations. Toute technologie peut être évaluée sur le plan éthique en rapport avec ses risques pour l’environnement. Il se peut, ou non, que la manipulation de l’ADN crée des possibilités exceptionnelles d’incidences environnementales, mais c’est là une question empirique, et non d’éthique. Il sera question plus bas de l’importance éthique des risques environnementaux.

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2.1 Gènes et essences

Depuis la plus haute antiquité, l’être humain a toujours considéré les organismes vivants somme ayant une « essence » qui constitue l’élément vital de leur existence. D’un certain point de vue, la biotechnologie pourrait être perçue comme une « corruption » de ces « essences ». Les critiques exprimées par Rifkin (1985, 1995), par exemple, laissent entrevoir un tel jugement, qui est tout particulièrement associé aux opposants qui croient que l’ingénierie génétique viole le telos de l’espèce touchée (voir Fox 1990, 1992, 1999; Verhoog, 1992, 1993). Le mot telos est tiré du grec et de la philosophie d’Aristote, dans laquelle il dénotait l’orientation et la finalité d’une chose et, dans le cas d’un organisme vivant, le telos se réalisait par le déroulement des processus de croissance, de développement et de reproduction caractéristiques de son espèce. Le terme est associé à la téléologie, une philosophie de la nature qui cherche à expliquer les processus biologiques comme un système de rapports entre des fonctions, des fins et un plan. Bien que la téléologie ne prescrive aucune norme particulière d’éthique, les versions de la téléologie qui voient dans la nature un plan prédéterminé, souvent le fait d’une intelligence surnaturelle, glissent rapidement vers un jugement d’éthique selon lequel les humains qui dévient des fins prédéterminées de ce plan le font à leurs risques et périls tant physiques que spirituels.

Nelkin et Lindee (1995) constatent une tendance culturelle générale à interpréter les gènes comme porteurs des notions traditionnelles d’essence et de fin qui auraient une signification morale dans certaines conceptions téléologiques de la nature. Gifford (2000) montre comment cette conception des gènes comme symboles culturels ne concorde pas du tout avec la conception des gènes acceptée par la biologie moléculaire contemporaine. Les auteurs scientifiques ne caractérisent pas les processus de clonage ou de modification génétique en des termes susceptibles d’appuyer le jugement voulant que ces processus altèrent l’essence et le telos. Cela révèle un écart entre, d’une part, cette compréhension éthique de la nature, présente implicitement dans les philosophies qui attribuent une importance essentielle ou téléologique aux gènes ou aux processus géniques et, d’autre part, l’interprétation scientifique dominante des pratiques qui constituent la biotechnologie alimentaire et agricole.

Il n’est pas facile de déterminer à qui incombe le fardeau de la preuve pour ce qui est de développer plus avant ce courant de préoccupation d’ordre éthique. D’un côté, ceux qui croient que les gènes ont le statut éthique d’essence ou de telos n’ont pas montré comment l’idée de gènes comme séquences d’ADN pourrait être compatible avec les notions traditionnelles d’essence ou de telos. On pourrait avancer que ce genre de critique en sera à une impasse jusqu’à ce que de nouveaux arguments viennent l’en sortir. D’un autre côté, on pourrait défendre l’idée qu’il incombe aux scientifiques et aux praticiens de la biotechnologie d’expliquer comment la biologie moderne s’écarte des notions traditionnelles de fin et d’essence, des notions qui sont peut-être encore très réelles dans la vision que les nonscientifiques se font du monde. De fait, il semble plus probable que ce courant de pensée se transformera en une préoccupation environnementale plus simple, ou en une autre des inquiétudes abordées immédiatement ci-dessous.

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2.2 Démarcation entre les espèces et notion d’espèces naturelles

Les cultures humaines affichent une constance remarquable pour ce qui est de considérer la démarcation entre les espèces comme une sorte d’ordre naturel; cette attitude se reflète dans les langues humaines et leur tendance à construire leur système de significations en partant d’espèces ou de genres naturels. Les végétaux et les animaux qui sont visibles ou perceptibles par les fonctions sensorielles et qui ont de l’importance par rapport aux fins visées par les humains sont décrits à titre de genres ou d’espèces, et non pas comme des organismes individuels ne se prêtant pas à la classification. Même si les différentes cultures analysent de diverses façons l’univers qui les entoure, les langues humaines ont une tendance générale à posséder des termes équivalents de types naturels pour « chien », « chat », « arbre » ou « fleur ». Selon Verhoog (1993), cette tendance serait peut-être le signe d’un système sousjacent de fins humaines telles que mentionnées précédemment. Par ailleurs, et dans un raisonnement séparé, Verhoog prétend aussi que les biologistes n’ont aucune autorité spéciale pour s’arroger le droit de redéfinir ces termes dans le but de représenter plus fidèlement l’interprétation scientifique des termes comme étant des populations qui se reproduisent entre elles par croisement. L’élément de force de ce second argument est qu’il accuse la biologie moderne de s’attaquer à la façon la plus fondamentale dont les humains se construisent, depuis l’antiquité, une explication du monde – et tant pis pour la biologie moderne.

Cette forme d’argument n’a pas la faveur du plus grand nombre, mais elle n’en donne pas moins des repères pour comprendre les déclarations de certains des opposants les plus véhéments à la biotechnologie. Elle mérite examen si ce n’est que comme moyen possible d’expliquer pourquoi la biotechnologie et la biologie moléculaire semblent provoquer une inquiétude aussi profonde. La prochaine étape à cet égard n’est pas évidente. Peut-être faudrait-il expliquer plus clairement pourquoi le fait de préserver les catégories de base du langage humain (et peut-être, par extension, de l’intelligence collective humaine) n’entraîne pas obligatoirement l’imposition de quelque proscription ou norme particulière en matière de biotechnologie alimentaire et agricole. Ou encore, il faudrait peut-être renforcer les activités d’initiation et d’information du public au sujet de la biologie, en postulant que le véritable problème tient à l’anxiété et au trouble sous-jacents qui accompagnent tout bouleversement de la vision personnelle ou collective du monde. L’amélioration du discours éthique pratique pourrait même être une démarche à employer pour apaiser la tension créée chez certains par le sentiment que la biologie moléculaire moderne menace les catégories les plus fondamentales au moyen desquelles les être humains arrivent à donner un sens à l’univers.

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2.3 Arguments religieux

Un grand nombre de gens attachent une signification religieuse profonde aux démarcations entre les espèces et mettent en doute la sagesse de l’ingénierie génétique. Bien plus, plusieurs des grandes religions du monde sanctionnent des injonctions précises contre le non-respect des démarcations entre espèces, l’ingérence dans les processus de reproduction et la consommation de certains aliments. Tel que mentionné plus haut, l’évocation d’une autorité divine est souvent l’explication la plus plausible de l’opinion de certains selon laquelle la biotechnologie est anormale, qu’elle fausse l’ordre naturel et qu’elle va ainsi à l’encontre des exigences de la moralité. En outre, les visions du monde qui interprètent la nature comme un agencement précis doté d’une importance morale peuvent aussi être considérées comme s’appuyant sur des fondements religieux, surtout lorsqu’elles font intervenir des croyances qui ne se prêtent pas à la caractérisation et à la mesure scientifiques.

La signification éthique de ces réalités peut se chercher de deux façons : soit en examinant les bases théologiques ou doctrinales du jugement posé, compte tenu des textes sacrés, du régime juridique confessionnel et des traditions doctrinales de chaque religion; soit en reconnaissant simplement que le principe de tolérance religieuse laisse aux croyants la liberté presque totale de fonder sur leur foi leurs opinions concernant la biotechnologie alimentaire et agricole, et en cherchant de quelle façon ces jugements d’éthique intrinsèquement personnels peuvent mener à l’imposition de normes sociales. Les visions du monde et les croyances normatives au sujet de la nature et de l’ordre naturel doivent être considérées comme protégées par les principes de tolérance religieuse, même lorsqu’elles ne découlent pas de traditions religieuses, d’Églises ou de traditions théologiques reconnues, et même si elles ne font intervenir aucune foi en un pouvoir surnaturel. On pourrait dire que la deuxième démarche transmute la signification des croyances religieuses au sujet de la technologie génétique en un problème de politique de consommation et de politique sociale. À ce niveau, l’action est guidée par des normes basées sur un principe séculier de tolérance religieuse et non pas (ou « et aussi ») par des normes basées sur une inspiration ou une doctrine spécifiquement religieuse. Selon le principe de tolérance, les croyants devraient avoir le droit d’agir en fonction de leurs convictions religieuses (ces questions feront l’objet de la section 4.2).

Dans les sociétés où il y a des Églises bien établies ou de fortes majorités religieuses, la première des deux démarche décrites pourrait s’avérer une source importante du discours éthique pratique lui-même. Dans ce cas, il est possible que les résultats d’un examen à base religieuse de la biotechnologie alimentaire et agricole donnent une image fidèle du jugement moral consensuel de la société au sujet de son acceptabilité. Même dans les sociétés pluralistes religieuses, les délibérations des autorités religieuses en place apportent une contribution importante au discours moral public, puisqu’elles constituent souvent et précisément le genre de réflexion raisonnée et critique que nécessite le discours éthique pratique. Il est indubitable que les délibérations religieuses sont une source majeure d’intuitions permettant de jeter de la lumière sur la question de l’application du clonage, de l’ingénierie génétique et des autres formes de la technologie génétique aux être humains (voir Nelson, 1994; Peters, 1997).

Avant l’annonce, en février 1997, du clonage réussi d’une brebis par transfert d’un noyau de cellule adulte, les Églises et les organismes confessionnels s’étaient peu prononcés publiquement sur la biotechnologie alimentaire et agricole. Les quelques déclarations publiques recensées (avant et après la venue de la brebis Dolly), donnent à penser que les technologies génétiques ont une importance spéciale du point de vue de l’éthique lorsqu’elles sont appliquées aux êtres humains, mais que les questions d’éthique reliées aux applications alimentaires et agricoles se conceptualisent très bien dans le cadre de l’éthique technologique, dont nous traiterons plus bas (voir aussi Thompson, 1997). À moins qu’il ne se fasse entendre des allégations religieuses plus précises au sujet de la biotechnologie alimentaire et agricole, il est raisonnable de supposer que ce qui est important, du point de vue de l’éthique, ce sont les conséquences de ces technologies pour les consommateurs, l’environnement, les animaux et la société, et non pas le fait de l’utilisation pratique de l’ADNr.

Il ne s’agit pas ici de laisser croire que les groupes et les individus adhérant à telle ou telle religion n’opposent pas ou n’opposeront pas d’objections à l’utilisation de la biotechnologie alimentaire et agricole en invoquant leurs convictions religieuses. En réalité, il semble fort probable que certains groupes et individus pour qui la technologie est anormale fondent leur jugement sur des conceptions de la nature qui sont tellement incompatibles avec celles de la biologie contemporaine qu’il est justifié de les croire « fondées sur un dogme », même si ces opposants à la biotechnologie ne se réclament ouvertement ni de Dieu ni d’aucune religion reconnue. Toutefois, en catégorisant ces opinions comme étant « fondées sur un dogme », nous acceptons implicitement que les personnes qui les font valoir ont le droit d’y tenir et de s’en servir comme fondement de leurs actions, sans égard aux sciences modernes ou à l’attitude rationnelle d’accommodement mutuel qui constitue le discours éthique pratique. Le fait que ces personnes se soient de cet avis ne crée aucune base publique qui autoriserait à freiner ou à réglementer la pratique de la biotechnologie alimentaire et agricole. Ce que ce fait crée plutôt, c’est l’obligation prima facie1 de respecter ces croyances et de composer avec le désir de leurs tenants de les prendre comme fondements des actions de leur vie quotidienne. Toute forme de technologie susceptible d’entraver la volonté d’un croyant d’agir selon des convictions basées sur sa foi soulèverait des préoccupations d’ordre éthique; en conséquence, la question d’éthique qui est en jeu ici tient à une préoccupation générale de l’éthique de la technologie et non pas à une préoccupation spéciale reliée à la technologie génétique.

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2.4 Répulsion émotionnelle

La modification génétique des aliments provoque une réaction immédiate de répulsion chez bien des gens. L’énoncé philosophique le plus subtil de la signification éthique à rattacher à cette réaction se retrouve dans un article de Kass (1997), dans lequel le philosophe commente l’annonce de la naissance de Dolly, la brebis clonée au Roslyn Institute cette année-là. Le raisonnement de base de Kass est que le clonage des mammifères suscite une réaction de répulsion chez plusieurs et que cette répulsion est un motif suffisant pour considérer le clonage comme intrinsèquement mauvais. En énonçant ce point de vue, Kass s’appuie sur une tradition conservatrice remontant jusqu’aux écrits de David Hume, Adam Smith et Edmund Burke. Ces philosophes croyaient que la moralité était basée sur des sentiments de sympathie envers les autres et que les attachements affectifs étaient l’un des fondements essentiels de tout jugement moral. Bien que vivant et écrivant à l’époque pré-darwinienne, ils croyaient aussi que les réactions émotionnelles telles la répulsion sont le reflet d’une sagesse profonde et enracinée dans la culture. La stabilité sociétale est le fruit de ces réactions émotionnelles et leur rejet est gage possible de bouleversement et de dissolution.

En réponse à cette opinion, il convient de souligner quelques points importants. D’abord, les arguments fondés sur la répulsion ont fait l’objet d’un emploi abusif pour justifier les pratiques discriminatoires à l’endroit des femmes et des minorités et ont perdu pratiquement tout crédit dans l’esprit de certains. Deuxièmement, l’argument de Kass vise principalement le clonage humain, même si Kass lui-même ressent de la répulsion devant plusieurs cas de clonage animal. Il n’est pas inacceptable d’étendre l’argument global aux réactions provoquées par toute une gamme d’applications de la biotechnologie aux aliments et à l’agriculture. Cela dit, s’il existe des applications moralement impérieuses du clonage et de l’ingénierie génétique, ce fait même pourrait suffire à calmer une réaction immédiate de répulsion. Enfin, et plus que toutes les questions mentionnées plus haut, la répulsion semblerait se prêter au débat public et au discours éthique pratique. Si le public, une fois informé au sujet de la biotechnologie et de ses applications probables, continuait de ressentir de la répulsion à son égard, l’argument de Kass s’en trouverait renforcé. Cependant, rien ne permet de croire qu’une telle réaction persisterait après un programme exhaustif de sensibilisation et de débats.

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3. Éthique technologique générale

Le XXe siècle se caractérise comme une époque de progrès technologique sans égal, mais aussi comme une époque durant laquelle l’humanité a appris que les changements technologiques laissent des séquelles sociales et environnementales non intentionnelles. Le philosophe allemand Hans Jonas est généralement reconnu comme le premier à avoir souligné la nécessité d’une méthode systématique de prévision et d’évaluation de la technologie. Jonas (1984) a compris que ce travail échapperait à l’éthique traditionnelle parce que la technologie a des répercussions qui se prolongent indéfiniment dans l’espace et dans le temps. Il soutient que l’éthique technologique doit intégrer, d’une part, les efforts tentés pour comprendre, à partir de bases scientifiques, les effets systématiques et à plus ou moins long terme de la technologie et, d’autre part, des concepts d’éthique tenant compte du fait qu’une grande partie des gens qui subiront les effets de la technologie ne seront pas connus de ceux qui planifient et exécutent la pratique technologique à l’origine de ces effets.

Aujourd’hui, les problèmes de base de l’éthique technologique peuvent se définir comme étant la difficulté de prévoir et de gérer les conséquences non intentionnelles du changement technologique. L’analyse du risque, l’une des réactions principales à cette difficulté, est souvent décrite comme un processus en plusieurs étapes incluant la détermination du risque, sa mesure, son évaluation et sa gestion. Les deux dernières étapes ont toujours été sensées faire intervenir des jugements de valeur. Le type le plus évident de jugement de valeur a trait à l’attribution d’une valeur à certains résultats prévus. Si les gains et les pertes de nature financière sont faciles à exprimer en valeur monétaire, la mesure comparative de lésions physiques, de pertes de vie et de dommages psychologiques est plus compliquée. Quand on ajoute à cela les conséquences subies par les générations futures, la société dans son entier, les créatures animales autres qu’humaines ou même des entités naturelles telles que les écosystèmes, les problèmes philosophiques et méthodologiques liés à la détermination de la valeur des résultats prévus deviennent à la fois complexes et épineux. Du point de vue de la gestion du risque, l’éthique fait entrer en ligne de compte la question de savoir s’il faut informer les gens et obtenir leur consentement avant de leur faire porter le risque et elle définit la façon dont seront évalués les compromis entre les risques et les avantages.

Certaines des premières méthodes d’analyse du risque technologique qualifient de totalement objectives les étapes de la détermination du risque et de la mesure du risque. Selon ce modèle, l’éthique entre en jeu seulement au moment de comparer les risques et les avantages de différentes options technologiques, ou d’accepter ou rejeter une pratique technologique en se basant sur son risque prévu (voir Rowe, 1977; Lewis, 1990). Toutefois, il est maintenant généralement admis que les jugements de valeur sont implicites dans toute tentative visant à déterminer ou à décider quelles conséquences sont pertinentes ou lesquelles des innombrables lignes de conduite actuellement envisageables devraient être choisies comme « options » devant ensuite faire l’objet de la modélisation et de l’analyse. En outre, il est également admis que la mesure du risque nécessite des jugements de valeur concernant la façon de traiter les incertitudes inhérentes aux données et à la modélisation et de calculer et intégrer les probabilités statistiques subjectives. À vrai dire, il est possible de voir intervenir des questions d’éthique à toutes les étapes de l’analyse du risque (voir Shrader-Frechette, 1991; Brunk, Haworth et Lee, 1991).

Même à elles seules, ces quelques lignes laissent entrevoir l’intervention de nombreuses questions d’éthique dans le processus d’analyse du risque, et la plupart de ces questions découlent dans une plus ou moins grande mesure de l’application de ce cadre général à la biotechnologie alimentaire et agricole. Certains des problèmes les plus ardus ont trait simplement à la mise en ordre des enjeux. Dans les écrits déjà publiés sur la biotechnologie agricole, on retrouve cinq grandes catégories, ou plutôt cinq grands domaines, sur lesquels les produits et les procédés de l’ADNr auraient déjà des répercussions : 1) l’environnement; 2) les humains (y inclus la salubrité des aliments); 3) les créatures animales non humaines; 4) les collectivités agricoles du monde industrialisé et du monde en développement; et 5) les rapports de pouvoir, c’est-à-dire, leur déplacement en raison de l’importance grandissante des intérêts commerciaux et des multinationales. Nous aborderons chacun de ces sujets dans les paragraphes qui suivent et, dans la prochaine section, nous verrons trois grandes questions ou réactions d’éthique générale aux problèmes en cause.

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3.1 Importance éthique de l’environnement

À quelle sorte d’incidence environnementale conviendrait-il d’attribuer une importance sur le plan de l’éthique? Une façon pratique d’aborder cette question est de commencer par voir les questions environnementales en général comme soulevant trois genres différents de préoccupation d’ordre éthique. Premièrement, il y a les effets cumulatifs sur la santé des humains en raison d’une exposition à un environnement vicié, par exemple, à des agents pathogènes présents dans l’air ou dans l’eau (par opposition à ceux qui sont présents dans aliments). Viennent ensuite les incidences environnementales catastrophiques qui bouleverseraient les processus des écosystèmes au point de menacer l’équilibre même de la société humaine. À ce titre, mentionnons l’épuisement des ressources énergétiques, l’explosion démographique et le réchauffement climatique. En troisième lieu, il y a les effets qui se font sentir moins chez les humains que dans l’environnement en général et qui pourraient être appelés incidences « écocentriques » (ou non anthropocentriques). Chacun de ces genres d’incidences environnementales soulève des préoccupations d’ordre éthique quelque peu différentes.

Les incidences environnementales de la première catégorie se manifestent sous la forme de maladies chez les humains, notamment les cancers provoqués par la pollution chimique; l’emphysème et les autres affections pulmonaires causés par la pollution atmosphérique; les empoisonnements et les troubles non mortels tels que les allergies; et les baisses de fécondité attribuées théoriquement à des perturbations hormonales causées par les substances chimiques présentes dans l’environnement. Si tortueuses que puissent apparaître les questions scientifiques et juridiques à faire intervenir pour établir un lien de cause à effet, l’obligation éthique de limiter ces risques n’en reste pas moins claire. S’il surgit des questions de nature éthique ou quasi éthique, c’est parce qu’il est difficile de déterminer comment résoudre certaines incertitudes au moment d’attribuer un degré de probabilité aux effets non désirés, et parce qu’il y a diverses façons de réfléchir à l’acceptabilité du fait que les humains soient exposés à des dangers de maladie dans leur environnement même. Même s’il est certainement possible que la biotechnologie alimentaire et agricole puisse comporter de tels risques, les produits actuellement en cours d’élaboration n’ont encore été associés à aucune maladie humaine connue susceptible d’être contractée par exposition à l’environnement. Ainsi, la question d’éthique qui surgit en rapport avec le risque possible de maladie est l’incertitude, et c’est une question qui accompagne pratiquement toutes les conséquences évoquées dans la présente section. Quelles responsabilités découlent de la possibilité qu’il y ait des conséquences auxquelles nous n’avons pas pensé?

Pendant de longues années, on a cru que les risques environnementaux associés à la biotechnologie agricole appartenaient principalement à la deuxième catégorie, celle des conséquences écologiques éventuellement catastrophiques. Des écologistes ont évoqué la possibilité d’une perturbation généralisée des phénomènes atmosphériques qui serait due aux bactéries glaçogènes produites au début de la biotechnologie agricole (voir un aperçu de la question dans Thompson, 1987). D’autres préoccupations sont aussi venues très tôt à cause des hypothèses selon lesquelles la biotechnologie contribuerait à appauvrir la diversité génétique des grandes cultures vivrières (voir Doyle, 1985). Pendant les années 1990, les incidences environnementales envisagées étaient beaucoup moins vastes. L’attention s’est portée en particulier sur le risque éventuel que des gènes tolérants aux herbicides s’échappent parmi les végétaux non cultivés apparentés aux plantes de culture et sur la possibilité que les insectes parasites acquièrent une résistance au Bacillus thuringiensis (Rissler et Mellon, 1996; Krimsky et Wrubel, 1996). Bien que la réalisation de telles éventualités ne soit pas en elle-même désastreuse, elle prend une importance d’ordre éthique lorsqu’elle est interprétée comme contribuant à une déstabilisation répandue du système mondial de production alimentaire. Ce qui ressort de tout cela, c’est que la biotechnologie agricole est associée à des conséquences possibles dont l’incidence pourrait être catastrophique, même si, en comparaison avec les risques liés au changement climatique mondial ou à une explosion démographique, il faut juger relativement faible la probabilité d’un impact environnemental catastrophique qui découlerait de la biotechnologie agricole.

Au Canada et aux États-Unis, les préoccupations écologiques sans lien direct avec les risques pour la santé humaine ou pour la préservation de la nature sauvage restent relativement peu développées sur le plan de l’éthique. Dès le départ, les philosophes écologistes ont cerné deux catégories générales à soumettre au débat sur l’éthique : 1) les obligations envers la postérité et 2) les fondements de valeurs éthiques écocentriques (Hanson, 1986). L’éventualité que des causes écologiques amènent une détérioration du système mondial de production alimentaire semblerait, à première vue, une question apparentée à la première catégorie susmentionnée. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, les questions de ce genre sont souvent reléguées au rang de problème économique ou politique ayant peu de signification éthique dans le contexte nord-américain 2. Ce qui n’est pas le cas dans le reste du monde.

Pour des raisons difficiles à saisir, les incidences écologiques de la biotechnologie agricole suscitent des problèmes d’éthique plus importants dans le monde entier qu’en Amérique du Nord (voir Durant, Bauer et Gaskel, 1998). Quelques Canadiens se perçoivent comme fort différents des Américains à cet égard, en partie à cause du rôle de chef de file joué par le Canada dans un certain nombre d’équipes de recherche sur l’écologie mondiale et aussi parce que le Canada adhère plus volontiers que les États-Unis aux ententes internationales en matière d’environnement. Et pourtant, si l’on en croit les sondages menés au fil des ans, ni les Canadiens ni les Américains ne semblent établir de lien entre les risques écologiques de la biotechnologie agricole et les préoccupations d’ordre éthique, même si la tendance à faire ce lien s’accroît depuis quelques années (Einseidel, 2000; Priest, 2000). Évidemment, cela ne prouve rien au sujet de l’importance éthique des conséquences écologiques possibles, mais on peut tout de même en déduire que c’est un domaine dans lequel les attitudes sont en train de changer.

Les démarches nord-américaines en matière d’éthique environnementale accordent habituellement l’importance la plus grande à la troisième des catégories mentionnées plus haut, c’est-à-dire, les effets non anthropocentriques et, tout particulièrement, le besoin de préserver la nature sauvage et les espèces menacées de disparition. Cette prépondérance est due en partie au fait que les écologistes du Canada et des États-Unis cherchent depuis toujours des justifications convaincantes pour obtenir la mise en réserve de vastes enclaves au sein des territoires non aménagés dont disposent encore leurs pays. L’évaluation économique des écosystèmes se fonde sur leur exploitation industrielle, esthétique et récréative. Les tâches philosophiques principales consistent habituellement à élaborer une analyse raisonnée visant à démontrer le bien-fondé de valoriser et de préserver les écosystèmes sauvages, y compriscertaines espèces clés, sans tenir compte de leur valeur économique. Compte tenu de cette orientation, l’on s’attendrait à ce que des produits comme le saumon transgénique, susceptible de porter atteinte aux populations de saumon sauvage, soient parmi les applications biotechnologiques les plus contestées du point de vue de l’éthique environnementale écocentrique.

En outre, dans le contexte nord-américain, l’agriculture est parfois perçue comme l’antithèse des valeurs environnementales. Les technologies agricoles sont des pollueuses en puissance, elles contribuent aux risques pour la santé humaine, et l’utilisation des terres à des fins agricoles fait concurrence à la préservation de la nature sauvage. L’éthicienne de l’environnement Laura Westra, par exemple, soutient que les terres agricoles ne peuvent pas posséder d’« intégrité écologique ». Selon elle, leur seule valeur écologique est qu’elles servent de zones tampons qui protègent les régions sauvages contre la civilisation humaine (Westra, 1997). Une telle orientation devrait autoriser à penser que la biotechnologie agricole est sans intérêt pour des raisons écologiques écocentriques. Un point de vue opposé, qui semble se retrouver plus souvent dans le nord de l’Europe, perçoit implicitement la préservation de la nature comme étant la préservation des terres agricoles. L’objectif global des préservateurs est de conserver les terres cultivées dans des formes relativement traditionnelles d’agriculture, et l’agriculture est perçue comme entièrement compatible avec la conservation des habitats naturels.

Avant 1999, la biotechnologie agricole n’était pas généralement associée aux incidences environnementales sur la nature sauvage ou sur les espèces en voie de disparition. Cette annéelà, toutefois, les médias ont diffusé des reportages annonçant que les cultures traitées au Bacillus thuringiensis pourraient nuire aux populations de papillons monarques et, pour la première fois, on a vu se manifester clairement la possibilité d’incidences non intentionnelles sur des espèces non visées. Ces événements ont amené le public à constater de quelle façon la biotechnologie agricole pouvait nuire aux espèces sauvages et dont les technologies génétiques de l’agriculture pouvaient être à l’origine d’incidences environnementales écocentriques. Au Canada, le colza canola génétiquement modifié (GM) pourrait se mêler par croisement extérieur au colza sauvage. La recherche concernant les poissons GM porte depuis longtemps sur le risque qu’ils font courir aux poissons sauvages. D’autres produits moins bien connus, par exemple, les vaccins recombinants, sont aussi susceptibles d’incidences négatives sur les habitats sauvages. Puisque les promoteurs les plus vigoureux d’une démarche écocentrique en matière d’environnement rejettent généralement l’idée que des retombées avantageuses pour les humains puissent compenser les effets néfastes sur la nature sauvage et les écosystèmes, l’éventualité de ce genre d’incidence ouvre la voie à un nouveau genre d’argument contre la biotechnologie agricole.

En Europe, la crainte de risques porteurs de catastrophes éventuelles et le désir de préserver les terres agricoles ont engendré une vague énorme de préoccupations écologiques au sujet de la biotechnologie agricole. On ne sait pas très bien si ce souci est fondé sur une compréhension exceptionnellement éclairée des conséquences probables de l’adoption des cultures GM, mais il reste que la différence d’attitude entre les Européens et les Nord- Américains est frappante et que les Européens semblent avoir à l’esprit un ensemble cohérent de préoccupations d’ordre éthique. Ces derniers ne sont pas du tout convaincus que la société mondiale est suffisamment déterminée à relever les défis du risque catastrophique et ils valorisent les régions rurales et les pratiques agricoles au titre de composants de la préservation de la nature. Peut-être la vigueur des préoccupations écologiques des Européens viendra-t-elle renforcer celles des Nord-Américains.

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3.2 Salubrité des aliments

Il se peut que les critiques de la biotechnologie alimentaire et agricole fassent un lien entre le besoin d’éthique et une certaine inquiétude relative à la salubrité des aliments. D’une part, ce lien est très compréhensible puisque quiconque croit déjà qu’il pourrait être dangereux de consommer des organismes génétiquement modifiés (OGM) ou des produits de la biotechnologie alimentaire et agricole sera aussi fort probablement porté à croire qu’il est contraire à l’éthique de mettre les gens dans une situation où ils pourraient en manger, surtout à leur insu. D’autre part, les défenseurs de la biotechnologie agricole s’offusquent grandement de cette caractérisation de l’éthique, car elle laisse entendre qu’ils exposent le public à de graves dangers à son insu. De fait, ce n’est pas réellement une question d’éthique qui est en cause entre les critiques et les défenseurs de la biotechnologie. Les deux camps conviendraient d’emblée qu’il serait très contraire à l’éthique d’exposer les gens à des risques d’origine alimentaire à leur insu. La source de leur désaccord est plutôt la présence, pour les uns, ou l’absence, pour les autres, de dangers liés à la consommation humaine d’OGM, que ces dangers soient effectifs ou théoriquement possibles, et la probabilité que des dangers se manifestent réellement un jour sous la forme de dommages pour la santé humaine.

Les problèmes philosophiques, statistiques et scientifiques que fait surgir toute tentative de jeter un éclairage sur ce genre de désaccord dépassent de loin le propos du présent rapport. Les lecteurs sont invités à parcourir le document du CCCB sur la salubrité des aliments. Néanmoins, certaines questions d’éthique peuvent être reliées à la salubrité alimentaire. L’une d’entre elles a trait aux mesures que devrait prendre, dans un cas de désaccord de ce genre, une entreprise ou un organe de réglementation œuvrant dans le domaine de la salubrité des aliments. Certains répondront que la décision devrait se baser sur les meilleures preuves scientifiques connues. La justification éthique d’une telle solution présume que les OGM offrent des avantages de quelque sorte, si ce n’est que la potentialité d’accroître la rentabilité des cultures agricoles et de créer des richesses pour les agriculteurs et les fournisseurs de semences. Dans ce cas, il serait contraire à l’éthique d’interdire les OGM sans d’abord disposer de preuves qu’ils mettent en danger la santé humaine. Si la société laissait des craintes non fondées étouffer l’innovation, cela mènerait à une dégradation technologique et économique qui n’est pas dans l’intérêt du public. Cette démarche doit être dotée de critères selon lesquels décider si un danger allégué est fondé ou non, et les « meilleures preuves scientifiques connues » sont censées offrir une méthode axée sur le risque pour régler ce problème (voir plus bas à la section 4.1).

Les philosophes des sciences reconnaissent depuis longtemps que la science n’est pas exempte de valeurs. À ce sujet, Brunk, Haworth et Lee (1991) montrent que l’analyse du risque, telle qu’élaborée dans le but d’appuyer les critères d’évaluation des dangers éventuels, est imprégnée de valeurs. Tel que déjà souligné, le présent rapport n’est pas le contexte qui convient à une étude de ces questions et même une brève analyse mettrait à dure épreuve la patience du lecteur profane le plus déterminé. Il n’en reste pas moins essentiel que les scientifiques chargés de poser ces jugements connaissent à fond les dimensions de valeurs de l’analyse du risque. Suivant le prolongement pratique de cette façon de voir, si les entreprises et les organes de réglementation adoptent une démarche axée sur le risque, il faut absolument que le public puisse mettre sa confiance dans la science. C’est là le thème de la section 5 du présent rapport, et le lien entre la salubrité alimentaire et la foi dans la science appartient au domaine de l’éthique de la biotechnologie agricole.

Même dans le meilleur des cas de consensus scientifique solide relativement aux dangers, cette façon d’aborder la question de la salubrité des aliments comporte certains problèmes souvent associés à la forme utilitaire ou conséquentialiste du raisonnement éthique, à laquelle elle est étroitement liée (voir une analyse de la question à la section 4.2). Toute démarche d’éthique qui rationaliserait la moindre possibilité de résultats dangereux en fonction d’avantages quelconques pour le public en général serait à la merci de critiques faisant valoir la supériorité des droits individuels. À preuve, le vaste débat qui entoure encore le risque de facteurs allergènes associés aux OGM. Étant donné que les gènes fabriquent des protéines et que les protéines sont des allergènes potentiels, nul ne peut nier la possibilité que la modification génétique des aliments n’introduise dans certains produits alimentaires des protéines qui causeront éventuellement des réflexes de sensibilisation et des réactions allergiques dans une partie plus ou moins grande de la population. Comme les allergies alimentaires sont encore mal comprises et qu’elles peuvent toucher un très petit pourcentage de la population, il ne serait peut-être pas pratique d’escompter ou de caractériser la probabilité de réactions allergiques avant que des OGM ne soient effectivement livrés à la consommation publique. Ainsi, l’absorption d’un OGM ferait peut-être souffrir un petit nombre de personnes, et la façon mentionnée plus haut d’aborder la salubrité des aliments semble rationaliser ou justifier l’acceptation d’une légère probabilité de dommages graves pour la santé de ce petit nombre en fonction des avantages économiques à récolter par le plus grand nombre.

Certains sont peut-être portés à penser que les individus ont un droit inviolable à ne pas souffrir pour avoir consommé à leur insu une protéine à laquelle ils ne pouvaient pas se savoir allergiques, et que ce droit est violé même lorsque le risque est purement hypothétique. Ce genre de raisonnement peut se caractériser en disant que les droits du petit nombre pèsent plus lourd que les intérêts non fondamentaux du plus grand nombre. C’est une position que souhaiteront peut-être prendre une partie des opposants à la biotechnologie. La solution de rechange la plus évidente est de mettre chaque individu dans une situation qui lui permet de protéger ses propres intérêts en tout ce qui a trait à la salubrité des aliments. Cette solution suit la logique éthique du consentement éclairé : les gens devraient être libres de courir tous les risques qu’ils choisissent, mais ils ne devraient être exposés à aucun risque sans en avoir été prévenus ni sans avoir la possibilité d’en décider autrement. Cette sorte de raisonnement en a mené plusieurs à exiger l’étiquetage des OGM, une réaction dont il sera question plus en détail à la section 4.2 du présent rapport.

La démarche du consentement éclairé a cependant quelques inconvénients. D’abord, la recherche empirique montre que peu de gens utilisent efficacement les renseignements détaillés qui leur sont présentés au sujet des aliments et que, de fait, les consommateurs ne veulent généralement pas de ce genre d’information. Il pourrait se révéler impossible de donner les renseignements qui permettent à une personne de faire un choix éclairé sans, du même coup, mettre une autre personne dans une situation où elle fera un choix non éclairé. Voilà pourquoi certains soutiennent que les gouvernements devraient agir avec sagesse et retenue en décidant quels renseignements ils exigeront que les fabricants donnent aux consommateurs; cet argument nous ramène tout droit à la question des « meilleures preuves scientifiques connues », abordée plus haut.

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3.3 Statut moral des animaux

La modification génétique et le clonage des animaux d’élevage en sont encore au stade expérimental et pourtant, les recherches-sondages dénotent déjà une forte association, dans l’esprit du public, entre la biotechnologie animale et les préoccupations d’ordre éthique. En outre, un certain nombre d’auteurs liés aux mouvements de protection des animaux ont de dures critiques à l’endroit de la biotechnologie alimentaire et agricole (voir Fox, 1990, 1992, 1999; Linzey, 1995; Ryder, 1995). Néanmoins, d’autres auteurs qui défendent vigoureusement les intérêts des animaux ne trouvent pas spécialement problématique le recours à la technologie génétique (voir Rollin, 1995; 1996; Varner, 2000). Il est clair que certains de ceux qui trouvent problématique le génie génétique font partie de ceux pour qui la technologie génétique est intrinsèquement mauvaise. Nous avons abordé plus haut ce champ de préoccupations d’ordre éthique. Deux autres enjeux sont reliés à l’application de la technologie génétique aux animaux. Le premier tient à ce que les technologies génétiques sont susceptibles d’imposer des souffrances aux animaux, et le second, à ce qu’il est inacceptable de réduire l’aptitude à souffrir chez un animal dans le simple but de réduire la souffrance comme telle.

Certains des premiers animaux issus du génie génétique étaient très dysfonctionnels (voir Rollin, 1995), et il reste encore bien des questions sans réponse quant à la santé des animaux produits par clonage (quoique, pour l’instant, ils ne semblent pas présenter de problèmes de santé anormaux). Ce n’est ni toujours ni partout que l’on a accordé aux animaux un statut moral faisant de leurs souffrances un objet de l’éthique. Néanmoins, rares sont les démocraties occidentales où l’on refuserait d’admettre que les animaux sont capables de ressentir de la douleur et que les humains ont la responsabilité de veiller à ce que les animaux ne souffrent pas en vain. L’enjeu éthique, en cette matière, est donc de savoir si les fins auxquelles on fait servir les animaux justifient l’imposition de la moindre douleur ou de la moindre souffrance.

Bien que cet enjeu éthique soit d’un intérêt et d’une importance de caractère général, il ne faudrait pas en exagérer le rapport avec l’acceptabilité morale de la biotechnologie alimentaire et agricole. Personne n’envisage de mettre en œuvre des modifications génétiques produisant des animaux transgéniques ou clonés qui souffriraient plus que les bêtes d’élevage ordinaires. Rollin (1995) réclame l’élaboration d’un principe d’éthique qui proscrirait toute application semblable de la biotechnologie. Dans la mesure où les pratiques actuelles d’élevage sont acceptables sur le plan de l’éthique en ce qui a trait à leurs effets sur le bétail, les pratiques propres à la biotechnologie alimentaire et agricole devraient aussi être jugées acceptables.

Bien sûr, les pratiques en usage dans les fermes d’élevage sont l’objet de critiques virulentes de la part des défenseurs des droits des animaux, et les arguments basés sur le principe énoncé au paragraphe précédent sont déjà controversés. À titre d’exemple, la somatotropine bovine recombinante (STbr), une substance qui est produite par des bactéries GM et qui stimule la production de lait, a semé la controverse parce que plus le taux de production laitière d’une vache augmente, plus élevé aussi est le risque que l’animal connaisse des problèmes de santé. La U.S. Food and Drug Administration a choisi d’interpréter comme conforme aux pratiques existantes le risque que la STbr fait courir à la santé de l’animal, étant donné qu’il n’y a aucun autre moyen légal d’accroître la production de lait. Les critiques ont choisi d’interpréter les mêmes données comme étant la preuve que la STbr aggrave le risque de problèmes de santé chez les animaux auxquels on l’administre (Powell et Leiss, 1997 offrent une analyse du débat canadien entourant la STbr). Il existe donc une réelle possibilité que les défenseurs des droits des animaux interpréteront les dangers de la technologie génétique pour la santé animale comme étant supérieurs aux dangers associés à la technologie non génétique déjà en usage.

Le deuxième ensemble d’enjeux d’ordre éthique liés à la biotechnologie animale est clairement énoncé par Rollin lorsqu’il propose d’utiliser le génie génétique pour « décérébrer » les animaux devant servir à des expériences médicales, ce qui voudrait dire les rendre physiquement inaptes à ressentir la douleur (1995). Cette démarche générale pourrait s’appliquer de façon moins radicale aux animaux d’élevage. La technologie génétique pourrait être utilisée pour produire des bêtes qui tolèrent mieux les conditions d’entassement et de claustration qui nuisent au bien-être des animaux dans les systèmes actuels de production animale3. Si la souffrance des animaux est la préoccupation éthique prédominante, il semblerait y avoir un argument éthique probant pour accepter cette pratique. Un bon nombre de défenseurs des droits des animaux considèrent la proposition totalement répugnante, mais il reste difficile de trouver des raisons à cette répulsion qui ne renvoient pas aux arguments fondés sur le telos et déjà présentés à la section 1.1.

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3.4 Incidences sur les collectivités agricoles

Les modes d’interaction de la biotechnologie et de la justice sociale ont essentiellement trait aux effets particuliers de chaque produit biotechnologique sur les économies d’échelle réalisables en agriculture ou en distribution alimentaire, et au contrôle détenu par les divers intervenants4 sur l’ensemble du circuit alimentaire. Il est certain que toutes les technologies ont ce genre d’effets, y compris celles qui sont nettement de type agricole, comme la phytotechnie et les pesticides chimiques, mais aussi les technologies de l’information comme Internet et l’infrastructure de base, par exemple, les routes et les transports. De quelle façon les changements technologiques posent-ils des défis de justice sociale concernant les collectivités agricoles? Peut-être plus que toute autre préoccupation d’ordre éthique évoquée dans le présent rapport, la biotechnologie alimentaire et agricole ne représente rien de plus qu’une étude de cas dans le cadre de cette question générale.

D’un certain point de vue, il est peut-être erroné ou injuste de concentrer l’attention sur les conséquences de la biotechnologie alimentaire et agricole pour les collectivités agricoles. C’est peut-être une erreur en raison de la possibilité que d’autres technologies contribuent plus largement aux changements sociaux qui préoccupent les critiques de la biotechnologie (voir Thompson, 2000). C’est peut-être une injustice parce que cette concentration de l’attention exploite les inquiétudes au sujet de la salubrité alimentaire et de l’environnement pour faire avancer une cause éthique et politique que le grand public n’appuie pas. Les critiques sociaux répondent à ces interrogations en faisant remarquer que les intervenants promoteurs de la biotechnologie agricole sont bien financés, jouissent d’un pouvoir politique considérable et sont capables de faire progresser la technologie sans se préoccuper des questions de justice sociale pour les collectivités agricoles (voir Jamieson, 2000). Aucun des éléments de ce débat n’échappe à la contestation.

Les critiques qui soulèvent des questions de justice sociale pour les agriculteurs et les collectivités agricoles fondent leurs préoccupations sur différentes allégations de nature éthique. Certains des arguments avancés ont une origine qui remonte à la révolution industrielle, et d’autres relèvent exclusivement des préoccupations sociales propres à la fin du XXe siècle. En évaluant les arguments historiques de longue date, il est utile de retracer la façon dont les technologies agricoles ont tenu un rôle clé tout au long de l’histoire de l’humanité. Il n’est pas du tout étonnant ni détonnant de voir des thèmes de la fin du XXe siècle marier l’opposition aux sciences et à la technologie et les mouvements de libération sociale; ils restent dans la ligne historique d’un débat qui se poursuit depuis fort longtemps.

Quelques-uns des arguments fondamentaux des discussions contemporaines sur la justice sociale ont produit certaines des formules les plus puissantes utilisées dans les débats du XVIIe et du XVIIIe siècles sur la réforme agraire. À l’époque, grâce aux progrès de la technologie et de l’infrastructure des transports, les agriculteurs et les propriétaires fonciers ont pu commencer à rechercher les prix les plus concurrentiels possible pour leurs céréales. Cette pratique a déclenché d’autres innovations, par exemple, le recours aux enclos et l’utilisation accrue des animaux de trait, qui ont permis de rehausser le rendement des cultures. Ces changements ont également perturbé le système de dîmes et de métayage sur lequel se fondaient jusque-là les économies féodales et villageoises. D’un côté de la querelle politique provoquée par ces changements technologiques se trouvaient des gens qui ont élaboré un argument à deux volets : a) les personnes qui investissent leur travail dans la production de biens ont le droit de chercher à vendre leurs biens au prix le plus avantageux possible; et b) l’efficience accrue de l’innovation technologique est finalement bénéfique pour tout le monde, puisqu’elle favorise le plus grand bien du plus grand nombre. De l’autre côté se trouvaient des gens selon qui ces transformations détruisaient l’intégrité des collectivités villageoises. Selon eux, l’ancien système d’échange, en vertu duquel chaque habitant du village avait droit à une part de la récolte locale, répondait mieux aux principes éthiques de la justice sociale (voir Thompson, 1971; Montmarquet, 1987).

Au XIXe et au XXe siècles, les questions d’éthique liées aux premières transformations qui avaient marqué les régions rurales de l’Europe se sont généralisées et ont évolué pour devenir des visions globales de la justice sociale. Les arguments en faveur de la technologie agricole ont éventuellement donné forme aux principes néolibéraux prônant, d’une part, l’efficience sociale des marchés non réglementés et, de l’autre, le caractère sacré de la propriété privée. Les arguments contre l’amélioration technologique de la production agricole et de l’infrastructure rurale ont évolué pour éventuellement donner le jour aux conceptions sociales et communautaires de la justice sociale. La dimension antitechnologie de ces arguments s’est graduellement affaiblie, tout particulièrement dans les interprétations fortement gauchistes et marxistes de la justice sociale. Marx croyait profondément au pouvoir libérateur des progrès technologiques. C’est pourquoi, dans un sens, certains des concepts les plus larges de justice sociale ont leurs racines dans les conflits au sujet de la technologie agricole. Les différends relatifs à l’agriculture et au développement rural se sont poursuivis tout au long du XXe siècle, mais les parties au débat n’étaient pas particulièrement conscientes de ses origines historiques. Il serait bon de commencer par isoler trois thèmes.

Premièrement, c’est au XXe siècle, et surtout après la Seconde Guerre mondiale, que la nouvelle technologie agricole a fait sentir ses effets les plus puissants sur les collectivités rurales des sociétés industrielles. Elle a alimenté un débat long d’un siècle sur la sagesse éthique et politique de permettre aux principes industriels de façonner le production agricole plutôt que d’en laisser la tâche à des lignes de conduite et à des investissements technologiques aptes à renforcer les structures de propriété familiale et les collectivités rurales (voir Kirkendall, 1984). Le débat a donné lieu à divers niveaux de conflit au sujet des faits, de la théorie sociale et des orientations stratégiques possibles. La dimension éthique du débat met en présence, d’un côté, l’allégation selon laquelle les innovations technologiques adoptées par des agriculteurs, des transformateurs et des détaillants à la recherche de profits réduisent le coût global des produits alimentaires et apportent ainsi aux consommateurs de nombreux avantages qui dépassent en importance les coûts financiers et psychologiques des personnes qui subissent des revers économiques à cause de ces mêmes innovations. De l’autre côté du débat, on soutient que les possibilités de développement économique offertes par les exploitations agricoles familiales et par les petites entreprises qui se créent pour les appuyer sont l’élément essentiel de la justice sociale. On affirme aussi que les petites collectivités rurales favorisent l’exercice participatif des pouvoirs locaux et sont donc plus conformes au principe d’éthique voulant que la justice sociale repose sur le consentement des membres de la collectivité gouvernée. Il était pratiquement inévitable que toute technologie agricole créée pendant le dernier quart du XXe siècle soit subsumée par ce débat. Certains des premiers écrits publiés en sciences sociales sur la biotechnologie alimentaire et agricole ont encadré ces technologies dans les termes mêmes du débat centenaire concernant la structure de l’agriculture et l’importance éthique de la ferme familiale5.

Un deuxième courant de préoccupation éthique au sujet de la justice sociale a donné lieu à un examen des incidences de la biotechnologie alimentaire et agricole dans les pays en développement. Là aussi régnait une débat incessant sur les politiques de développement agricole de la « révolution verte » mises de l’avant par des organismes comme la Banque mondiale, la FAO, le Groupe consultatif pour la recherche agricole, la Fondation Rockefeller et les agences de développement international dirigées par les pays industrialisés. Dans ce cas encore, il était inévitable que la biotechnologie soit éventuellement subsumée par le débat en cours6. Ceux qui appuient les actions des organismes officiels de développement sont d’avis que les pays en développement doivent suivre la même orientation que les pays industrialisés et adopter les technologies agricoles qui permettent d’accroître le rendement des cultures. Selon eux, tout comme dans le débat mentionné plus haut, les avantages d’une production alimentaire accrue pèsent plus lourd que les revers économiques à court terme subis par tel ou tel agriculteur. Et à vrai dire, devant la menace de la famine, les partisans de la technologie allèguent que la demande sociale de plus en plus grande de produits alimentaires est un argument irrésistible en ce sens.

Les tenants de l’opinion contraire soulèvent des questions de fait au sujet du succès de la révolution verte. La dimension éthique de leur point de vue souligne que l’infusion de technologie et de capital dans les économies paysannes et dans les systèmes de pratiques agricoles traditionnelles bouleverse de fond en comble les relations sociales existantes. En plus d’affirmer que ce bouleversement détruit la culture et le mode de vie des sociétés traditionnelles, les critiques du développement de la révolution verte font remarquer que les plus pauvres d’entre les pauvres sont aussi les plus vulnérables lorsqu’il se produit des transformations aussi radicales de la structure sociale. Lorsqu’on leur dit qu’il est plus important de remplir les besoins alimentaires du monde en développement que de préserver l’intégrité culturelle de ses sociétés, ils rétorquent par un argument qui en appelle aux droits fondamentaux des personnes dont les terres, les emplois et les modes de vie sont anéantis par le raz-de-marée des projets de développement. En vertu de cet argument basé sur les droits fondamentaux, il n’est jamais acceptable de traiter les droits individuels comme un coût social à payer pour apporter des avantages à la majorité7.

Un troisième courant d’argumentation porte sur les questions de développement international et est étroitement lié au deuxième courant. Une grande part des ressources génétiques végétales du monde se trouve dans les pays en développement, et en très grande partie dans des zones de population naturelle. Les populations naturelles sont des obtentions végétales ayant été cultivées par des agriculteurs indigènes qui les ont sélectionnées à cause de leurs caractéristiques précieuses et en procédant par tâtonnement. Les sélectionneurs des pays industrialisés ont pu faire des progrès énormes en extrayant ces caractéristiques précieuses des graines provenant de populations naturelles. Jusqu’à maintenant, ni les agriculteurs indigènes qui cultivent des populations naturelles, ni les gouvernements de leurs pays n’ont été rémunérés par les pays développés pour l’utilisation de ces ressources génétiques. Les critiques soutiennent qu’il se produit alors une double injustice, la première lorsque les ressources génétiques sont prises sans aucune forme de paiement, et la seconde lorsqu’elles sont revendues aux pays en développement sous la forme de graines de semence protégées par des brevets en vertu des droits des sélectionneurs8.

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3.5 Glissement des rapports de pouvoir

En plus des effets déjà mentionnés de la biotechnologie, les collectivités agricoles subissent certaines autres incidences inquiétantes découlant de la domination des processus décisionnels de style hiérarchique et de la puissance grandissante des multinationales. Les critiques de la biotechnologie alimentaire et agricole affirment que l’élaboration des politiques est dominée par des hommes affichant ouvertement des modes décisionnels qui sont dénoncés par les mouvements sociaux féministes. Les critiques y remarquent la prédominance d’un point de vue qui caractérise les attitudes sociales de leurs opposants comme étant émotionnelles ou irrationnelles et qui assimile le processus décisionnel raisonné à l’attribution d’une importance prépondérante aux arguments d’économique et de rentabilité au moment de choisir parmi les options. Toujours selon les critiques, les décideurs voient la nature comme un objet de domination humaine. Pour ces hommes, comme l’exposent une bonne part des écrits féministes, la domination de la nature et la domination des femmes sont des thèmes émanant de la même origine historique, intellectuelle et culturelle. De là la position des féministes, pour qui l’opposition à la biotechnologie et le renversement de l’élite actuelle arbitre des décisions s’intègrent à un engagement moral envers les philosophies féministes de justice sociale. Vandana Shiva est tout spécialement réputée pour lier l’éthique féministe à la deuxième et à la troisième conceptions de la justice sociale mentionnées plus haut9.

L’influence de l’industrie sur les travaux scientifiques à financement public donne lieu à un ensemble d’inquiétudes de nature plus générale. Biotechnology’s Bitter Harvest (Goldberg et al., 1990) est l’un des ouvrages les plus influents qui aient présenté une critique vigoureuse et claire, fondée sur l’éthique, à l’endroit de la biotechnologie alimentaire. Bien qu’on y trouve aussi une critique fondée sur des motifs environnementaux, l’argument premier des auteurs est que les universités américaines fondées et financées par le système des land grants (concessions de terres par l’administration fédérale) délaissent leur engagement éthique à servir les agriculteurs et se tournent plutôt vers la conception et la mise au point d’applications biotechnologiques dont profiteront avant tout la grande entreprise agro-industrielle et les fabricants de facteurs de production agricole. Cet argument peut être considéré comme procédant directement des enjeux relevés plus haut au sujet des collectivités agricoles (section 3.4). Cependant, tout en faisant porter le poids de leurs critiques sur la planification et l’exécution de la recherche agricole financée par le secteur public, les auteurs de l’ouvrage posent des affirmations dont l’importance éthique est sensiblement différente. Leur argumentation rejoint celle des critiques sociaux qui se disent inquiets de voir les intérêts commerciaux acquérir une influence croissante sur l’orientation de la recherche scientifique (voir Krimsky, 1991; Press et Washburn, 2000).

Les questions d’éthique liées à la planification et à l’exécution de la recherche scientifique devraient être envisagées séparément de celles qui ont trait aux incidences du changement technique sur les collectivités rurales. Une personne animée de valeurs qui favorisent généralement le développement de la biotechnologie alimentaire et agricole (croyant peut-être qu’elle réglera le problème de la faim dans le monde) pourrait quand même trouver à redire à la façon dont s’élaborent les programmes de recherche scientifique à l’ère de la biotechnologie. Dans son expression la plus rudimentaire, la préoccupation pourrait être que le financement reçu de l’industrie par les chercheurs pourrait influencer les résultats des recherches destinées à évaluer la sécurité des produits. Une autre crainte, étroitement liée à la première, est celle que le financement par l’industrie, même s’il n’influence pas indûment la conduite du chercheur scientifique, nuise à la confiance du public à l’égard des résultats de la recherche. Toutefois, un tout autre ensemble de questions d’éthique, plus subtiles, est probablement plus indispensable au développement de la biotechnologie alimentaire et agricole.

Les chercheurs universitaires aiment se percevoir comme des scientifiques motivés par la poursuite de la vérité et de la compréhension des processus naturels. Ils se rebiffent souvent à l’idée que leur choix d’objets de recherche puisse être influencé par des questions d’éthique ou d’utilité sociale (voir Grinnell, 1992). Il n’en reste pas moins évident que les scientifiques ne peuvent pas mener des recherches sans disposer de sources de financement qui dépassent de loin leur rémunération de professeurs de collège ou d’université. L’une des critiques les plus persistantes adressées à la biotechnologie alimentaire et agricole est que relativement peu de fonds sont consacrés à l’examen des incidences environnementales et du contexte écologique de la biotechnologie, alors que l’affluence règne dans le milieu de la recherche pouvant servir à l’élaboration de produits commercialisables. Les critiques craignent aussi que, comme dans le cas des médicaments dits « orphelins », les technologies agricoles peu porteuses de profit financier soient à peine financées malgré les avantages qui pourraient en découler pour la société. Étant donné que les fonds consentis par les gouvernements et par les fondations sont explicitement réservés à la poursuite d’objectifs d’intérêt public, la crainte est légitime que ces fonds soient détournés pour servir de contre-partie au financement versé par l’industrie ou pour appuyer des recherches à objets brevetables qui assureront aux universités des sources permanentes de soutien financier (voir Busch et al., 1991).

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4. Réponses aux problèmes d’éthique technologique

La présente section ira un peu plus loin dans l’éthique philosophique afin d’examiner trois réponses qui recouvrent les trois zones d’incidences abordées dans la section précédente. Le première partie de la section porte sur le principe de précaution, une notion nouvelle servant à traiter les questions d’incertitude scientifique. La deuxième présente une analyse de l’étiquetage et des décisions de consommation. La troisième partie offre un aperçu de la distinction philosophique entre les démarches conséquentialistes et non conséquentialistes de l’éthique appliquée. Chacun de ces propos amène l’auteur à s’avancer graduellement plus à fond dans l’expression d’une opinion et d’une analyse critiques de la biotechnologie alimentaire et agricole, ce qui n’était pas le cas dans les sections précédentes.

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4.1 Incertitude scientifique et principe de précaution

Nous l’avons vu plus haut, il y a toujours de l’incertitude au sujet des conséquence de la technologie. Dans ce contexte, le mot « incertitude » dénote la possibilité de conséquences inconnues et peut-être impossibles à connaître. Ce cas se distingue de celui dans lequel il est possible d’estimer la probabilité que telle ou telle conséquence se produira, ou de mesurer la fréquence à laquelle une conséquence se produira selon un certain nombre d’éventualités. Cette deuxième démarche peut servir à estimer, par exemple, la morbidité et la mortalité associées à l’utilisation des pesticides. Les estimations obtenues sont souvent traitées comme un « coût » de l’utilisation des pesticides, une notion pouvant être jugée acceptable par certains sur le plan de l’éthique lorsque le coût en question est compensé par des avantages économiques. Ce genre de compromis de rentabilité soulève, en lui-même, une controverse de nature éthique, mais les enjeux de l’incertitude sont entièrement différents.

Pour simplifier le problème de l’incertitude, commençons par le segmenter en ses éléments. D’abord, il y a une forme d’incertitude statistiquement mesurable qui est reliée à des estimations calculées à partir de données scientifiques. En recherche scientifique générale, les chercheurs essayant de prouver qu’une substance cause tel ou tel effet doivent établir que les données démontrent le lien de cause à effet avec un taux de confiance de 95 p. 100. Un taux de 80 p. 100 serait considéré comme la manifestation d’un lien causal incertain, non confirmé. Le taux élevé qui est exigé montre que les scientifiques sont très prudents et ne déclarent pas facilement qu’un résultat est « connu ». Par ailleurs, certains prétendent qu’en ce qui concerne la santé humaine, une prudence encore plus grande s’impose, et dans la direction opposée, c’està- dire que personne ne devrait être exposé à une substance dans l’air, dans l’eau ou dans les aliments à moins d’un taux de confiance de 95 p. 100 n’assure que la substance en question n’est pas cause de morbidité ou de mortalité.

En deuxième lieu, quelle que soit l’activité humaine envisagée, il y a toujours l’éventualité que les personnes qui la mettent à exécution n’aient pas pensé à certains de ses effets ou de ses résultats. Lorsqu’il s’agit d’une activité complètement nouvelle, le manque relatif d’expérience ouvre la possibilité que la pratique de cette activité cause des dommages par des moyens encore inconnus. Dans une telle situation, l’importance d’une démarche prudente pourrait bien peser plus lourd dans la balance que toute nouveauté à espérer.

En troisième lieu, il existe un autre ensemble de circonstances, et c’est lorsqu’il y a controverse scientifique quant aux conséquences possibles d’une pratique ou à la probabilité que ces conséquences se produisent. Dans ce cas, il peut s’avérer difficile de déterminer exactement ce que la précaution demande en fonction de la nature du différend et des problèmes d’éthique plus vastes qui sont en jeu.

Dans les trois situations, on peut dire qu’il y a de l’incertitude. Le principe de précaution n’est pas tellement un principe ou une règle décisionnelle singulière qu’il faut observer, mais plutôt une philosophie générale dictant l’adoption de la réponse la plus prudente possible dans chacun des trois cas. En outre, le principe de précaution est souvent utilisé comme motif pour rejeter des pratiques dont les conséquences seraient impossibles ou difficiles à renverser ou à atténuer. Dans les débats sur la biotechnologie agricole, il arrive fréquemment que le principe de précaution soit opposé au « processus décisionnel axé sur le risque », selon lequel, dans certaines situations, le bien public est favorisé par l’acceptation d’un certain degré de risque connu ou d’incertitude. De fait, le principe de précaution et le « processus décisionnel axé sur le risque » font l’objet tous les deux de si nombreuses définitions différentes que la bataille entourant les définitions risque d’éclipser les enjeux philosophiques fondamentaux.

À titre d’exemple, les critiques du principe de précaution le caractérisent comme une règle de décision qui permet à de simples perceptions de danger de prendre la priorité sur des preuves documentées de non-danger en ce qui concerne la réglementation et l’exécution des accords internationaux (voir Gray, 1993). Certains auteurs décrivent le principe de précaution comme une simple préférence pour des preuves statistiques et des témoignages probants qui favorisent les intérêts de la santé publique et environnementale au détriment des intérêts commerciaux et industriels dans les cas où le consensus scientifique est maigre au sujet du degré de risque lié à une pratique (voir Cranor, 1999; Ozonoff, 1999). D’autres auteurs identifient le principe de précaution à l’intégration des facteurs d’éthique aux processus de prise de décisions relatives à la réglementation (voir O’Riordan et Jordan, 1995; Bernstein 1999). Suivant la même ligne de pensée, d’autres encore prétendent qu’une démarche basée sur le principe de précaution pour aborder l’incertitude exigerait une participation plus vaste des citoyens à la prise de décisions relatives à la réglementation (Carr et Levidow, 2000)10. Devant l’immense éventail des opinions sur la signification elle-même du principe de précaution, le mieux à faire est probablement de le considérer comme une étiquette rattachée à une discussion philosophique incessante. Ainsi, le principe de précaution n’est plus vraiment une position ou un principe bien défini, et il devient plutôt une recherche de la réponse qui convient à l’incertitude et à l’indétermination qui règnent dans les caractérisations scientifiques du risque.

Les débats au sujet du principe de précaution font intervenir au moins trois préoccupations d’ordre éthique distinctes. La première est l’affirmation selon laquelle il faut prévoir de loin les dommages qui menacent les personnes et l’environnement et prendre les mesures nécessaires pour prévenir ces dommages. C’est un thème qui revient souvent dans les énoncés du principe de précaution, mais il n’est pas, en réalité, une opinion qui serait contestée par les partisans du principe opposé, celui « axé sur le risque ». La démarche axée sur le risque peut contenir un engagement ferme à prendre des mesures préventives lorsque les preuves le justifient. La deuxième préoccupation d’ordre éthique est la crainte que des intérêts industriels et commerciaux puissants n’influencent les hypothèses servant de base aux évaluations scientifiques du risque. C’est également une crainte reprise souvent par ceux qui réclament l’abandon de l’évaluation du risque et son remplacement par une mise en œuvre plus objective du processus décisionnel axé sur le risque (voir Graham, Green et Roberts, 1988; Mayo, 1991; Brunk, Haworth et Lee, 1991). Par conséquent, il est probable qu’au moins une part de la prétendue incompatibilité entre le principe « axé sur le risque » et celui « de précaution » ne soit que terminologique et rhétorique. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de ces deux préoccupations d’ordre éthique, bien au contraire; à vrai dire, cette importance est mise en évidence par le simple fait que les deux sont depuis longtemps parties intégrantes de la tentative visant à élaborer une méthode d’évaluation du risque technologique.

Une troisième préoccupation d’ordre éthique intervient tout spécialement en appliquant le principe de précaution à la biotechnologie alimentaire et agricole. Certaines des applications les plus convaincantes de ce principe concernent des situations dans lesquelles il est relativement évident que l’activité humaine nuit à des processus écosystémiques qui fonctionneraient sans problèmes si ce n’était de l’intervention humaine. Ce modèle convient aux cas flagrants de pollution chimique de l’air et de l’eau et à ceux où l’écologie marine est touchée par les activités des pêches ou de l’industrie, des cas où l’option implicite « d’interdire toute activité humaine » semble vraiment concrétiser le principe de précaution. Il est difficile de voir, cependant, comment ce modèle pourrait s’étendre à l’agriculture, un domaine où la solution de rechange à la biotechnologie se traduit par toute une gamme de pratiques agricoles où l’activité humaine a déjà des incidences de vaste portée sur les processus écologiques.

Il est permis de remettre en question l’affirmation voulant que la biotechnologie menace de déstabiliser un circuit alimentaire écologiquement durable en agriculture. Les pratiques agricoles à caractère industriel font déjà appel à des facteurs chimiques de production, à des moyens mécaniques de culture, de récolte et d’irrigation, à la consommation de carburants fossiles et au transport à grande échelle de substances nutritives et de ressources génétiques. Bien que le point soit contesté, il n’est pas sûr du tout que le système industriel actuel soit écologiquement viable, qu’il vaille la peine de le préserver ou que la biotechnologie agricole accentuerait la déstabilisation du système. Il semble donc que l’application du principe de précaution à l’agriculture pourrait nécessiter une analyse plus complexe de l’applicabilité et du bien-fondé de méthodes de rechange de production alimentaire qui réduisent les intrants chimiques, énergétiques et mécaniques mais n’ont pas recours à la biotechnologie (voir Kirschenmann, 1999).

Le principe de précaution intervient aussi dans le discours public sur la biotechnologie alimentaire et agricole lorsque les opposants à la technologie ont recours à des motifs présumés de protection de la santé des humains, des animaux et des végétaux pour élever des obstacles de fait aux échanges commerciaux. On en trouve l’exemple paradigmatique dans un différend commercial qui a opposé les États-Unis à plusieurs pays européens. Du point de vue américain, le conflit venait du refus des Européens d’acheter la viande de bœuf provenant des États-Unis sous prétexte que la salubrité des hormones contenues dans cette viande reste douteuse. Les détails techniques de nature scientifique et juridique de ce conflit sont complexes, et le présent aperçu de la question les simplifie à l’extrême, mais ce qui est important, du point de vue de l’éthique, c’est qu’aux yeux des producteurs de bœuf américains, l’insistance des Européens pour acheter uniquement du bœuf sans hormone constituait une pratique commerciale déloyale conçue dans le but de protéger les producteurs de bœuf européens contre la concurrence. Les fonctionnaires américains du commerce international ont toujours soutenu qu’une opposition à l’achat de bœuf hormoné qui serait fondée sur des motifs de salubrité devrait obligatoirement s’appuyer sur des études scientifiques solides. C’est là un exemple de la démarche « axée sur le risque » décrite plus haut. Selon le point de vue contraire, associé au principe de précaution, le fardeau de la preuve ne devrait pas incomber à ceux qui s’opposent à l’ajout d’hormones dans les aliments du bétail; ce sont plutôt les producteurs américains qui devraient être tenus de faire la preuve de la salubrité du bœuf hormoné.

Jusqu’à maintenant, une grande part du débat public au sujet de la biotechnologie alimentaire et agricole s’est fondée sur la prévision voulant que la controverse provoquée par l’utilisation d’hormones dans l’alimentation animale se répéterait pour les OGM. Lors d’une réunion tenue à Montréal au début de l’an 2000, les négociateurs commerciaux des États-Unis ont accepté à contrecœur la proposition européenne de recourir au principe de précaution pour évaluer les OGM. La composante éthique de ce différend scientifique, juridique et économique complexe a trait aux normes à mettre en application en usant d’études scientifiques pour justifier les décisions réglementaires. Et il ne s’agit seulement des décisions relatives aux risques en matière d’environnement, mais aussi de celles concernant la façon d’interpréter l’affirmation selon laquelle les produits alimentaires non traditionnels sont « substantiellement équivalents » aux produits traditionnels et ne devraient donc pas faire obligatoirement l’objet d’un examen réglementaire pour des questions de salubrité alimentaire.

Le fait que le principe de précaution soit devenu un point crucial des négociations commerciales a certainement contribué à rendre plus complexe le discours éthique pratique sur les enjeux soulevés par la comparaison entre le processus décisionnel de précaution et celui axé sur le risque. Les négociateurs commerciaux, qu’ils représentent l’État ou des intérêts privés, semblent adopter des positions qui leur permettront de tirer des avantages stratégiques du débat, abstraction faite des questions de base ou même de la signification des termes eux- mêmes. Aux États-Unis, les porte-parole de l’industrie de la biotechnologie et de nombreux scientifiques universitaires s’opposent au principe de précaution, sans réellement tenir compte, des postulats soutenus par chacune des parties en cause. Entre-temps, les intervenants dont les intérêts économiques sont opposés à ceux des industriels et des exportateurs américains de l’alimentation semblent disposés à recourir de façon opportuniste à la rhétorique de la prudence. Il n’en reste pas moins là des problèmes d’éthique difficiles et importants à régler et, dans les circonstances actuelles, il apparaît juste de réclamer une analyse et un débat plus poussés au sujet du principe de précaution, même si ce n’était que pour déterminer les éléments qui sont réellement en jeu.

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4.2 Consentement, étiquetage et décisions de consommation

Comme nous l’avons vu à la section 3.2, l’un des éléments clés du conflit entourant les OGM est le rôle à donner à l’étiquetage et au droit du consommateur à choisir. La question du choix va cependant plus loin que la salubrité alimentaire, en raison de la possibilité que les consommateurs refusent les OGM pour des motifs de répulsion ou de croyance religieuse (sections 2.3 et 2.4) ou pour manifester leurs convictions morales au sujet des animaux, de l’écologie, de la mondialisation ou des fermes familiales (sections 3.1, 3.3, 3.4 et 3.5). Certains prétendent qu’il ne faut pas mettre le simple consommateur dans une position où il sera incapable de se fonder sur ses valeurs propres pour décider d’utiliser ou de rejeter les produits de la biotechnologie. D’autres soutiennent que le recours ou non à la modification génétique dans la production d’un aliment est sans rapport avec les valeurs essentielles (surtout celle de la salubrité alimentaire) qui fondent les décisions de consommation. Ils affirment que le fait même d’informer les consommateurs au sujet des aliments GM induirait les consommateurs en erreur en les poussant à des choix basés sur des motifs n’ayant rien à voir avec ceux pour lesquels on achète et on consomme des aliments.

Nous sommes ici en présence d’une question d’éthique, et non pas d’un simple différend au sujet de la salubrité des produits de biotechnologie alimentaire et agricole, parce qu’un des deux points de vue donne toute l’importance à l’autonomie et au consentement individuels alors que l’autre le donne à l’optimalisation rationnelle. La tension qui existe entre ces deux façons d’énoncer les normes les plus fondamentales de la prise de décision a pris des proportions endémiques dans certains des plus interminables débats d’éthique des 200 dernières années. Les tenants de l’école utilitaire de l’éthique philosophique soutiennent que le choix engendrant les meilleures conséquences est toujours le meilleur, alors que les adhérents de la perspective kantienne affirment qu’à tout prendre, une conduite rationnelle exige le respect de l’autonomie d’autrui même si le choix opéré risque de ne pas produire les conséquences les meilleures. Bien qu’il ne soit pas plausible de supposer que les gens ordinaires prennent, en matière d’éthique, un engagement systématique à l’endroit soit d’une théorie utilitaire, soit d’une théorie axée sur l’autonomie, la prise en compte de ces deux philosophies opposées peut jeter un éclairage utile sur les enjeux des décisions de consommation. Les questions d’éthique en présence sont probablement parmi les plus mal comprises des scientifiques et des décisionnaires responsables de l’élaboration des politiques visant la biotechnologie. L’interprétation constamment fautive des questions d’éthique reliées au consentement du consommateur est sans aucun doute à l’origine de certains des problèmes les plus persistants qui entourent la biotechnologie alimentaire et agricole11.

Le problème vient de ce que les tenants implicites d’une éthique d’optimalisation rationnelle (ou d’utilitarisme) interprètent le choix du consommateur d’une manière qui fausse la position éthique de base des partisans de l’autonomie et du consentement. Selon la théorie utilitaire de l’éthique, les gens rationnels cherchent à maximaliser leur satisfaction personnelle en optant pour la ligne de conduite qui offre les meilleures chances de produire un résultat qui concorde avec leurs préférences personnelles. Les préférences susceptibles d’amener les consommateurs à opter pour les aliments non GM pourront comprendre des réactions émotionnelles non rationnelles, une aversion à l’égard des dangers associés à la présence possible d’allergènes ou une inquiétude relative aux questions non encore réglées de salubrité alimentaire. Par ailleurs, il est important que les consommateurs aient des options (un choix) qui leur permettent d’agir selon leurs préférences, quelles qu’en soient les motivations. Si certaines personnes préfèrent les produits dits non GM (des produits exempts de tout ingrédient émanant de la biotechnologie alimentaire et agricole), les préférences des consommateurs seront mieux servies par des circuits alimentaires qui permettent le choix que par ceux qui le refusent (voir Sherlock et Kawar, 1990; Nestle, 1998).

Cette analyse des décisions de consommation justifie un étiquetage qui permettrait aux consommateurs aimant mieux les aliments non GM d’exprimer leur préférence tout en la mettant sur le même pied que les autres préférences de consommation, par exemple, celles animées par le désir d’obtenir des aliments savoureux et peu coûteux. De fait, on pourrait soutenir, en s’appuyant sur de tels arguments, qu’un circuit alimentaire ne permettant pas aux partisans des aliments GM d’agir selon leur préférence serait tout aussi problématique, sur le plan de l’éthique, qu’un circuit alimentaire ne permettant pas de choisir des aliments non GM. Il est possible également que la confusion produite par un système complexe d’information et d’étiquetage réduise considérablement la capacité des consommateurs à satisfaire leurs préférences. Bien plus, si les étiquettes décrivant un produit comme non GM en venaient à être interprétées comme une mise en garde en matière de salubrité alimentaire, cette interprétation pourrait aussi amener les consommateurs à prendre des décisions moins rationnelles que s’il n’y avait pas d’étiquette du tout. C’est pourquoi, avant d’adopter une démarche utilitaire pour aborder la question du choix et de l’étiquetage, il faudra procéder à une évaluation comparative complexe des coûts et des avantages de l’étiquetage.

Voilà qui donne une image biaisée des questions d’éthique envisagées du point de vue de l’autonomie et de la liberté de choix du consommateur. Dans le cas qui nous occupe, l’enjeu essentiel est que les consommateurs ne soient pas mis dans une position où ils sont incapables d’agir en fonction des valeurs fondamentales qui façonnent leur identité personnelle et leur vision du monde. Pour que tienne une telle opinion, il est essentiel que les convictions relatives au caractère convenable et normal de tel ou tel aliment soient une composante intégrante des systèmes personnels de croyances qui sont protégés par les principes de la tolérance religieuse (voir la section 2.3). Un système de choix qui restreindrait la capacité d’une personne d’agir en fonction de ses convictions religieuses ou métaphysiques menacerait le principe d’autonomie d’une manière dont ne le ferait pas, hypothétiquement, un système refusant la possibilité de choisir des aliments savoureux et peu coûteux.

Pour analyser le choix du point de vue de l’autonomie et du consentement, il faut trouver des arguments prouvant que les choix relatifs aux aliments représentent effectivement des valeurs d’une importance profonde pour les individus, une importance qui s’élève au rang des valeurs protégées par la liberté de conscience. Puisque les religions et les cultures sont imprégnées de croyances au sujet des aliments, les arguments sont faciles à trouver. Bien sûr, presque tout le monde déroge souvent aux croyances dictées par la religion ou par la culture en matière d’alimentation. Un tenant de l’éthique utilitariste pourrait interpréter ces comportements comme autant de preuves de la faiblesse des préférences en question. Selon la position opposée, les gens doivent être libres de se conformer ou de désobéir aux valeurs fondamentales de leur identité culturelle. Que des individus choisissent librement d’enfreindre leurs propres croyances, c’est une chose; c’en serait une tout autre si la société leur dictait un système de pratiques qui les force à commettre ce genre d’infraction (voir Thompson, 1997; Chadwick, 2000; Rippe, 2000; Zwart, 2000).

Il y a évidemment conflit pour ce qui est de déterminer laquelle de ces deux démarches – l’optimalisation utilitaire rationnelle ou le respect de l’autonomie et du consentement – devrait primer relativement aux questions de structure du marché, d’étiquetage et de décisions de consommation. Toutefois, le fait que les enjeux de l’autonomie et du consentement continuent d’être interprétés erronément – même par ceux qui essaient de donner un aperçu équilibré des problèmes d’ordre social et éthique associés à la biotechnologie agricole – laisse entrevoir une autre préoccupation. Une tendance irréfléchie (et probablement non intentionnelle) à réfuter les enjeux dans un contexte utilitaire pourrait être en soi une source d’inquiétude de nature éthique à l’endroit de la biotechnologie alimentaire et agricole. S’il en est ainsi, il est permis de croire que non seulement les questions liées au consentement des consommateurs, mais aussi celles ayant trait à la justice sociale, à l’environnement et même à l’éthique touchant les animaux, sont envisagées avec un préjugé utilitaire afin d’encadrer les questions d’éthique dans une réflexion purement utilitariste et axée sur la rentabilité. Dans un tel cas, nous serions forcés d’admettre que la pensée relative à la biotechnologie est marquée d’une sorte d’injustice et peut-être même d’une cécité voulue par rapport à l’éthique. La possibilité de tels défauts mène directement au problème de confiance, qui fera l’objet de la section 5.

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4.3 Méthodes et démarches de l’éthique appliquée

Nombreux sont les philosophes, les théologiens et les bio-éthiciens qui aimeraient élargir le genre d’analyse présenté à la section précédente et l’appliquer aux questions d’éthique en biotechnologie. C’est une question théorique susceptible d’intéresser plutôt les éthiciens professionnels, les théoriciens de la prise de décision et les analystes de la politique que les citoyens ordinaires ou même les scientifiques et les fonctionnaires. La précision et la clarté logiques obtenues au moyen d’un cadre théorique plus rigoureux pourraient être sensiblement contrebalancées par la difficulté supplémentaire à laquelle se heurteraient les lecteurs non familiers de la terminologie philosophique. Les idées développées tout au long du présent rapport de travail sont déjà assez difficiles à assimiler. Néanmoins, il pourrait être utile de faire quelques remarques au sujet de l’éthique appliquée, quand ce ne serait que pour préparer les lecteurs désireux de s’informer plus avant sur certains des enjeux qui sont abordés dans les écrits parus sur la bio-éthique et le risque.

Il y a des milliers d’années que les être humains poursuivent des débats sur les questions d’éthique, et les experts en la matière ont élaboré un cadre afin de classifier les types d’argument les plus couramment invoqués dans ces débats. Deux modèles d’argumentation en particulier se distinguent nettement. Les arguments conséquentialistes déterminent le caractère de rectitude éthique d’une action d’après les conséquences ou résultats amenés par l’action. La démarche utilitariste décrite à la section 4.2 est la forme la plus courante d’argumentation conséquentialiste, mais il y en a d’autres12. Les arguments néokantiens (parfois appelés « déontologiques ») déterminent la rectitude éthique d’une action en fonction de la conformité de cette action à des lois ou règles dérivées d’une analyse abstraite ou conceptuelle de ce que veut dire agir moralement. Ces arguments accordent souvent une importance relativement beaucoup plus grande à l’attitude ou à l’intention de la personne agissante. Ils ont aussi tendance à engendrer une adhésion absolue à certaines règles de morale sans tenir compte des conséquences qui peuvent s’ensuivre.

Bien des philosophes et des théologiens formés à la théorie de l’éthique adoptent un engagement théorique envers l’une ou l’autre de ces deux démarches générales, et une grande quantité de travaux savants en éthique en viennent ainsi à fournir une explication complète et un examen minutieux de chacune. En conséquence, l’éthique appliquée en arrive à être comprise comme l’application de l’une des deux démarches en vue d’aborder les problèmes d’éthique concrets. À la question : « Comment devrions-nous réagir aux risques reliés à la biotechnologie agricole? », le philosophe conséquentialiste répondra par des arguments fondés surtout sur la prévision et l’évaluation des conséquences possibles; le philosophe néokantien, quant à lui, usera d’arguments donnant l’importance aux droits ou règles individuelles, par exemple, le consentement éclairé. Si jamais les deux philosophes se rencontrent, ils critiqueront réciproquement leurs méthodes et chacun défendra la sienne en fonction des points faibles décelés par l’autre.

Ce genre de débat entre défenseurs de démarches philosophiques particulières peut constituer un moyen fort utile pour amener les problèmes à la surface et pour clarifier ce qui est important du point de vue éthique au sujet d’une pratique envisagée. Au fur et à mesure qu’ils s’investissent personnellement dans l’une ou l’autre démarche, les philosophes et les théologiens professionnels deviennent experts dans l’art de mettre à profit les principes et les modèles de logique de la démarche qu’ils privilégient. Les défenseurs du conséquentialisme et du néokantisme se sont révélés exceptionnellement habiles à faire ressortir et à expliquer certains des principaux enjeux d’éthique propres au soins médicaux et à la recherche en médecine. Les lecteurs du présent rapport qui suivent de près le débat dans les écrits des spécialistes de la génétique y trouveront de nombreuses manifestations de ces deux démarches.

Toutefois, pendant que les facultés universitaires de philosophie, de théologie et de bioéthique en venaient à être dominées par des chercheurs gagnés à l’une ou l’autre de ces deux démarches, il est apparu également une tendance à inscrire de force les enjeux dans la dichotomie conséquentialisme/néokantisme. C’est une dichotomie qui se retrouve dans une bonne part des questions abordées ici, mais il est possible que la polarisation des discussions sur ces deux démarches philosophiques ne favorise pas une compréhension juste et entière des enjeux concernant l’environnement, la transformation de la nature, les changements imposés aux collectivités rurales et la confiance en la science. Il existe d’autres démarches utilisables, notamment celles qui mettent l’accent sur les concepts de conduite vertueuse et de solidarité communautaire. En outre, tel que déjà mentionné, les chercheurs engagés à l’endroit d’une ou de l’autre des deux démarches exposées ici ont tendance à se créer des langages théoriques élaborés qui, à toutes fins pratiques, excluent de leur discours tous les non-spécialistes. L’éthique du discours, décrite à la section 1, offre une solution de rechange aux éthiques appliquées conséquentialiste et néokantienne, une solution différente mais qui permet de reconnaître les deux démarches à leur juste valeur.

L’éthique du discours n’est pas sans ses limites, tant réelles que perçues. Il est clair que toute tentative de discours éthique pratique est limitée non seulement par le temps et les ressources disponibles, mais aussi par l’imagination et la sensibilité de ses participants. Ce problème n’est pas unique à l’éthique du discours et il se produit dans tous les essais d’applications de l’éthique. L’éthique du discours est parfois l’objet de critiques injustes lui reprochant d’exclure les intérêts des minorités et des autres groupes qui se retrouvent en marge de la vie politique d’une société, ou de ne pas tenir compte des intérêts des êtres sans parole, qu’il s’agisse des créatures animales non humaines, de la nature ou des générations à venir. En réponse à ces critiques, il convient de souligner que l’éthique du discours ne prétend pas que les participants au discours défendent autre chose que leurs propres intérêts. Bien au contraire, l’allégation selon laquelle seraient lésés les intérêts des parties ne prenant pas concrètement part au discours est précisément le genre d’allégation qui doit être prise très au sérieux par quiconque prône l’adoption du discours éthique pratique. Par ailleurs, il est exact que le discours éthique pratique peut effectivement être influencé de façon disproportionnée par le fait que les savants et les spécialistes ne font peut-être pas valoir les intérêts réels des absents au débat ni ceux, bien évidemment, du grand public. La dépendance à l’égard des défendeurs fait intervenir un autre problème, celui de la possibilité que le processus de va-et-vient incessant des objections et des réactions ne soit pas utilisé dans un but de débat sérieux, de respect mutuel et de compréhension, mais comme une tactique dilatoire visant la réalisation de fins égoïstes ou purement stratégiques.

Tout en admettant ces limites, il ne faut pas oublier que le point de vue de quiconque, y compris celui des citoyens ordinaires, est susceptible de s’affiner ou de se modifier à la faveur de discussions dont les participants cherchent à respecter le plus possible l’idéal de l’éthique du discours. Une critique plus grave à son endroit tient au fait que l’éthique du discours, en ellemême, n’offre guère d’orientation concrète quant aux sources dont tirer des normes et des valeurs. Pour les besoins de notre propos, nous supposerons que les participants au discours éthique pratique puisent leur inspiration et leurs sentiments moraux de base à des sources nombreuses et diverses comme la religion, l’expérience, la vie familiale et aussi les visions conséquentialiste ou néokantienne de la théorie de l’éthique. L’éthique du discours n’est pas présentée à titre de remplacement mais plutôt de cadre permettant d’élaborer sur ces points de départ, et dans un contexte ouvert et public13.

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5. Confiance et assurance à l’égard de la science

Même s’il est indubitable que les questions abordées jusqu’ici dans le présent rapport sont celles qui prennent le plus d’importance dans l’esprit du public en général, le débat sur la biotechnologie alimentaire et agricole englobe aussi des enjeux d’éthique non négligeables qui sont reliés à la conduite des scientifiques et des administrateurs des questions scientifiques. À vrai dire, ces préoccupations sont susceptibles de répercussions profondes puisqu’elles ne portent pas seulement sur l’expansion du développement de la biotechnologie alimentaire et agricole, mais aussi sur d’autres réalisations de grande envergure telles que la nanotechnologie et les systèmes Internet. De plus, la façon dont les scientifiques réagissent ou non aux questions d’éthique déjà abordées (ou aux rapports du même genre que celui-ci), est en soi une question d’éthique lourde de conséquences pour ce qui est de convaincre le public que la biotechnologie est gérée d’une manière judicieuse sur le plan de l’éthique.

Depuis 1989, le National Agricultural Biotechnology Council (NABC), un consortium d’établissements à but non lucratif du Canada et des États-Unis qui se consacrent à la recherche en biotechnologie alimentaire et agricole, tient une conférence annuelle sur les questions méritant examen. Chacun des rapports de ces réunions du NABC souligne le besoin de renforcer la confiance du public à l’endroit de la technologie14. Les rapports du NABC préconisent l’amélioration des communications avec le public et la mise en œuvre de programmes d’information et de sensibilisation à la biotechnologie. Le NABC reconnaît ainsi que les personnes qui comprennent mal la biotechnologie ont toutes les raisons de craindre son application au circuit alimentaire. De fait, de nombreux auteurs font remarquer que l’attitude des gens ordinaires et leur méfiance à l’égard de la biotechnologie ou des sciences en général constituent le principal obstacle à son acceptation par le marché et à sa réussite commerciale (voir Boulter, 1997; Rubial-Mendieta et Lints, 1998; von Wartburg et Liew, 1999).

Les ouvrages de sciences sociales sur la confiance du public envers les sciences font ressortir plusieurs des points analysés dans les sections précédentes du présent rapport, notamment les incidences environnementales, l’incertitude, les droits des animaux, la justice sociale et le consentement du consommateur. Les auteurs laissent entendre que le public ne se fie pas aux intervenants qui prônent la biotechnologie alimentaire et agricole, parce que ces promoteurs se sont déjà rendus coupables de manquements à l’éthique au sujet d’un ou de plusieurs des points mentionnés ci-dessus (voir Frewer et al., 1997; Brom, 2000). L’influence des intérêts commerciaux sur la conduite des activités scientifiques est un souci qui se manifeste fréquemment (voir Martin, 2000). Pour certains auteurs, cette méfiance et ces craintes laissent entrevoir le besoin de mener une campagne de relations publiques conçue de façon à faire pencher la masse des citoyens en faveur d’un point de vue plus compatible avec l’acceptation de la biotechnologie alimentaire et agricole. Une campagne de ce genre écartera probablement toute discussion sérieuse des enjeux, s’efforçant plutôt d’associer un produit ou une personne à des images favorables ou d’associer les opposants à des images défavorables. Les organisateurs de campagnes de ce type usent de stratégies pour traiter la question qui suscite des craintes chez la population, et l’expression discours stratégique peut servir à décrire toutes les formes d’activités de communication ou d’information du public qui visent, de façon efficace et efficiente, à rehausser l’appui des citoyens à un objectif (ou à faire taire leur opposition à cet objectif). Le trait caractéristique de toute forme de communication stratégique réside dans le fait que son critère dominant de succès est la modification ou la manipulation effective des attitudes et des comportements de son public cible.

Les débats sur la biotechnologie alimentaire et agricole deviennent de plus en plus politiques et prennent la forme de luttes publiques opposant les groupes d’activistes antitechnologie aux porte-parole de l’industrie et de l’État, ce qui tend à donner un caractère stratégique grandissant au discours public sur la biotechnologie. Les campagnes lancées pour faire pencher l’opinion publique du côté de la biotechnologie ne sont pas la seule forme de discours stratégique. Les opposants à la biotechnologie usent aussi de méthodes stratégiques. Peu importe qui en est à l’origine, les campagnes de communication destinées uniquement à modifier l’opinion publique recourent volontiers à des astuces rhétoriques pour provoquer des inférences injustifiées de la part de l’auditoire visé et elles peuvent parfois donner voix directement à des déclarations de fait erronées. Toutes les parties en cause relient leurs messages à des images (négatives ou positives) propres à susciter des réactions affectives sans transmettre aucune information de fond.

Bien que le terme d’ « éthique » soit inévitablement invoqué lorsqu’il est question de la confiance du public, il ne faudrait pas croire que le lien entre la confiance et l’éthique est simple et net. Il apparaît probable qu’un certain nombre de facteurs culturels et psychologiques ont une influence importante pour ce qui est de déterminer quand et si la science est digne de confiance et, naturellement, la plupart des recherches en sciences sociales sur la confiance accordent une attention spéciale à ces facteurs. La question qu’il convient de poser relativement à l’éthique est quelque peu différente. Il faudrait se demander, par exemple, si le public est justifié d’avoir confiance en la biotechnologie, non seulement dans ses techniques de laboratoire ou dans ses produits eux-mêmes, mais aussi dans l’ensemble des chercheurs industriels et universitaires, des organes gouvernementaux de réglementation et des administrateurs de la recherche qui ont piloté les techniques de l’ADN recombinant depuis la recherche fondamentale jusqu’au lancement du produit. Le devoir de l’éthique est de veiller à ce que le questionnement reste axé sur son objet pertinent, à savoir si, par leur conduite, les intervenants en biotechnologie alimentaire et agricole méritent la confiance du public, et non pas s’ils se sont effectivement acquis cette confiance.

Il y a un point évident qui n’en demande pas moins un commentaire explicite : le discours stratégique n’est jamais la réponse qui convient à un enjeu d’éthique. Aucune des questions d’éthique abordées dans les sections 2 et 3 n’est essentiellement liée de par sa définition ou son importance à une opposition politique active à la biotechnologie. Chacune d’entre elles demeurerait un enjeu d’éthique même si à peu près personne ne se souciait assez de la biotechnologie agricole pour défiler avec des pancartes, rédiger des lettres indignées ou élaborer des pages Web afin de faire connaître une analyse précise de ces questions tout en recrutant des sympathisants. Une question ne prend pas un caractère éthique simplement à cause de sa popularité, mais parce que des différences profondes et systématiques concernant les valeurs et les interprétations ouvrent la possibilité d’une incompatibilité des actions qui s’imposent. Tout au long de l’histoire de l’humanité, il est souvent arrivé qu’une petite minorité, parfois même une seule personne, se saisisse d’une différence vitale pour s’opposer au point de vue d’une majorité puissante. Il n’est pas nécessaire, et de fait, l’histoire l’a prouvé à maintes reprises, que ces opinions minoritaires représentent quoi que ce soit qui s’approche même de loin d’un doute ou d’une opposition du public au point de vue dominant. Il ne faudrait surtout pas mettre sur le même pied une réaction à un problème d’éthique et une réaction à une préoccupation du public. Le discours stratégique, parce qu’il ne valorise pas suffisamment la compréhension mutuelle, manque de respect envers les gens dont les valeurs et les opinions ne s’accordent pas aux siennes. Tel que mentionné à la section 1, le présent rapport part de l’hypothèse que le discours éthique pratique est la réaction qui convient aux préoccupations d’ordre éthique.

Il n’en reste pas moins possible, cependant, d’examiner un peu plus à fond le rapport entre l’éthique et la confiance. Le discours stratégique et le discours pratique présentent des analogies avec les critères sur lesquels nous nous appuyons pour déterminer si une personne est digne de confiance. Les personnes dignes de confiance manifestent de la réflexion dans leurs objectifs ainsi qu’une capacité évidente d’attention aux intérêts de ceux qui leur font confiance. Nous ne nous fions pas aux gens qui semblent rappeler sans arrêt leurs objectifs immédiats et leurs intérêts personnels (voir Baier, 1994). Si nous étendons ces critères aux responsables du développement de la biotechnologie alimentaire et agricole, ceux qui paraissent ne jamais délaisser le discours stratégique au profit d’un discours pratique sérieux ne sont pas dignes de confiance. Il ne s’agit pas là d’un jugement posé sur le caractère moral des personnes en cause. Il peut fort bien arriver que des gens personnellement vertueux se lient à des groupes ou associations qui ne sont pas dignes de confiance en raison du fait qu’ils recourent rarement à un discours sérieux au sujet des questions d’éthique.

Cette conclusion donne à penser que les communications stratégiques émanant des porte-parole de la science sont plus problématiques que celles provenant des groupes d’activistes et des représentants de l’industrie. Les porte-parole de l’industrie ont un intérêt évident à promouvoir leurs produits, et quant aux groupes d’activistes, il est de plus en plus clair que la défense efficace de leurs causes (ainsi que le succès de leurs efforts de recrutement) dépend de la couverture médiatique qui leur est accordée. Le public s’attend donc généralement à ce que les activistes et les industriels offrent des messages présentant leurs enjeux propres dans l’optique la plus favorable possible, qu’ils soient portés à exagérer et à ce qu’il faille, par conséquent, accueillir leurs propos avec un certain scepticisme15. S’il faut s’attendre à ce que les groupes d’activistes et les groupes industriels traitent les enjeux de façon stratégique, il s’ensuit que les forums scientifiques et gouvernementaux devraient être le lieu d’un discours non stratégique axé non seulement sur les questions de fait liées à santé humaine et à l’environnement, mais aussi sur les jugements de valeur. Tel que mentionné plus haut, les jugements de valeur sont intrinsèques à la définition des options-clés, au traitement de l’incertitude, à la hiérarchisation des résultats (y compris les effets sur les créatures animales non humaines et sur la société) et à l’élaboration des stratégies de gestion du risque. Il est impossible d’exclure l’analyse des jugements de valeur sans inclure du même coup certains éléments stratégiques (des éléments qui présentent un point de vue sans le défendre) à l’analyse du risque.

Le refus ou l’incapacité d’exercer un discours éthique pratique au sujet des questions de valeur entourant le risque pourrait fort bien se révéler le souci éthique prédominant relié à la confiance du public envers la science. La crainte d’une influence indue des intérêt commerciaux s’éveille en présence de la volonté de cultiver un discours éthique pratique. Il s’agit de la crainte que des forums nommément voués au discours non stratégique soient effectivement influencés par des considérations stratégiques. Par ailleurs, il se peut que l’incapacité au discours sur les valeurs soit un problème plus insidieux. Un certain nombre d’auteurs (dont moi-même en 1997) laissent entendre que l’incapacité à exercer le discours éthique pratique est tout particulièrement flagrante dans la conceptualisation de réactions rationnelles au risque. Les gens font instinctivement et rationnellement peu de cas de la qualité et de l’exactitude des communications stratégiques. En l’absence de canaux de communication faisant la distinction entre le discours stratégique et le discours éthique, les efforts consentis pour informer et sensibiliser le public au sujet de la biotechnologie pourraient bien se retourner contre leurs auteurs. La tendance à ne pas tenir compte des communications stratégiques faisant valoir la sécurité de la biotechnologie pourrait amener les gens à conclure que la biotechnologie est, au contraire, passablement dangereuse.

Ce point est également lié aux préoccupations concernant la partialité et le préjugé utilitariste des déclarations à la défense ou en faveur de la biotechnologie. Même les intervenants convaincus de la nécessité d’aborder les enjeux au moyen d’une évaluation comparée des avantages et des dangers de la biotechnologie devraient reconnaître qu’il existe une démarche de rechange pour le traitement du risque, c’est-à-dire, la démarche qui envisage les enjeux du point de vue de l’obtention du consentement individuel, de la négociation d’un consensus social et de la restriction des pouvoirs des classes d’élite (y compris la classe scientifique) en vue de façonner la culture et les lignes de conduite (voir von Schomberg, 1995; Brom 2000; Mepham, 2000). Le défaut de reconnaître la gamme entière des points de vue éthiques peut produire l’impression que les communications favorisent la soumission du processus décisionnel éthique à une méthodes reposant sur le compromis utilitaire. Cette impression nous éloigne de l’objectif d’une audience juste et ouverte de tous les points de vue motivés par l’éthique.

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6. Conclusion

Le présent rapport n’avait pas pour objet d’analyser les politiques et autres mesures pertinentes à prendre en réponse aux préoccupations d’ordre éthique exposées plus haut. Il semble probable que certaines des préoccupations d’ordre éthique soulevées en rapport avec la biotechnologie alimentaire et agricole se révéleront hors de notre propos. Il y a lieu de s’attendre à ce que les oppositions à la biotechnologie qui seraient fondées sur ces préoccupations se résorberont lorsque les choses seront plus claires et que seront en place les canaux de communication nécessaires. Il semble probable aussi que certains compromis, une réglementation bien coordonnée ou d’autres initiatives d’orientation pourraient accommoder d’autres inquiétudes, en particulier celles qui ont trait à l’environnement et aux décisions de consommation. D’autres craintes se manifesteront par des différences philosophiques profondes et durables dont l’expression se retrouve dans les divisions politiques qui sont endémiques dans une société démocratique, et il faut s’attendre à ce que ces différends perdurent. Il est difficile de déterminer la façon d’aborder d’autres préoccupations encore, notamment celles liées à l’incertitude et à la prudence. Il faut donc les considérer comme non réglées et ayant grand besoin d’un dialogue plus structuré et plus sérieux.

Il convient cependant de souligner que toutes ces possibilités présupposent que des ressources – le temps, les fonds et la volonté nécessaires à la tenue d’un dialogue – sont consacrées à un approfondissement des études et à un discours éthique pratique sur les questions relevées. Les inquiétudes relatives à la confiance du public à l’égard des institutions faisant la promotion des sciences et de la régie de la biotechnologie alimentaire et agricole signalent un besoin généralisé d’élaborer des méthodes plus efficaces pour aborder les questions d’éthique soulevées dans le corps du présent document. Le devoir de traiter les questions d’éthique d’une manière sérieuse et systématique est en lui-même la principale préoccupation d’ordre éthique concernant la biotechnologie alimentaire et agricole.

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1 Un droit ou une obligation prima facie, c’est un droit ou une obligation que nous devrions reconnaître comme ayant une force morale et comme étant exécutoire en l’absence de considérations compensatoires. Toutefois, dans des cas particuliers, une revendication prima facie pourra être neutralisée par d’autres considérations jugées plus impérieuses.

2 Note de l’auteur : Certains critiques du livre blanc ont contesté ce jugement. Il y a sans aucun doute, en Amérique du Nord, des philosophes et des écologistes activistes qui ont consacré une énergie monumentale à ces questions, d’ailleurs je fais moi-même partie du nombre. Néanmoins, à mon avis, lorsque des conséquences écologiques ne menacent pas des zones sauvages ou protégées, il est peu probable qu’elles soient jugées importantes sur le plan éthique au Canada et aux États-Unis.

3 De fait, il est possible d’y arriver au moyen des techniques conventionnelles d’élevage, et ce genre de modification ne devrait donc pas être associé uniquement à la manipulation génétique.

4 Le mot « intervenant » sert ici à dénoter les particuliers, les entreprises, les organismes gouvernementaux et les organismes sans but lucratif et non gouvernementaux, lesquels incluent les groupes d’intérêt public, les universités et les sociétés scientifiques.

5 Parmi les principaux travaux dans cette veine, mentionnons ceux de Kloppenburg (1984) et de Kalter (1985). Thompson (1997) offre une analyse de ces écrits sur la biotechnologie dans le contexte des questions d’éthique faisant intervenir la justice sociale. Dans Schor (1994), on trouve l’historique des premières réflexions critiques sur la signification sociale de la biotechnologie, tout particulièrement aux États-Unis.

6 Le rapport du Nuffield Council on Bioethics (1999) présente un examen excellent et concis des dimensions sociales du débat.

7 On trouve dans Brown et Shue (1977) et dans Aiken et LaFollette (1993) une sélection d’articles exprimant les diverses perspectives philosophiques en rapport avec le développement agricole international. Persley (1990) présente une description équilibrée et quand même optimiste des possibilités d’utiliser la biotechnologie dans le développement agricole. Peritore et Galve-Peritore (1995) proposent un choix d’auteurs qui font une évaluation moins optimiste de la situation.

8 Cette situation est maintenant au cœur du conflit au sujet de la biotechnologie et de la propriété intellectuelle – un thème qui dépasse l’objet du présent rapport (voir Juma, 1988).

9 Cette tendance critique s’exprime clairement dans deux collections d’essais déjà publiées par Mies et Shiva (1993) et Shiva et Moser (1995).

10 Ce thème est traité à la section 3.5 et reviendra plus loin, à la section 5.

11 Les rapports du Parliamentary Office of Science and Technology (1998), du U. S. Congressional Research Service (Vogt, 1999) et du Nuffield Council on Bioethics (1999) sont trois des documents récents qui abordent la question du choix, mais aucun n’arrive à énoncer clairement un argument qui serait fondé sur l’autonomie.

12 L’un des examinateurs du présent rapport fait remarquer que les philosophes canadiens préfèrent l’appellation « conséquentialiste » à « utilitariste ». Si j’ai conservé celle d’« utilitariste » c’est pour deux raisons. D’abord, elle est plus facile à saisir par le profane, même si elle est également plus susceptible d’être mal comprise. Deuxièmement, les principaux problèmes abordés dans ce rapport ont trait aux règles de décision qui maximalisent le bien-être, des règles qui sont tout spécialement caractéristiques des formes utilitaristes de l’éthique conséquentialiste. On trouve une analyse de ce point dans Sen (1987), page 39.

13 Dans la mesure du possible, le présent rapport fait état de caractérisations de la préoccupation d’ordre éthique qui sont tirées de textes publiés provenant d’auteurs dont il est permis de supposer qu’ils croyaient participer à un discours éthique pratique. Les citations et les références sont là non pas pour créer une aura de respectabilité et d’autorité savantes, mais pour permettre aux lecteurs de retracer les manifestations existantes du raisonnement, du dialogue et du discours pratique sur la biotechnologie. Dans quelques-unes des sections du présent document, des points relativement peu développés concernant les préoccupations d’ordre éthique sont élargis et interprétés afin de permettre l’expression d’un énoncé plus précis et plus convaincant des fondements de ces préoccupations. Il reste hypothétique que ces élaborations et interprétations puissent représenter avec exactitude les opinions ou sentiments de telle ou telle personne ordinaire, mais la recherche empirique pourrait permettre de déterminer la mesure dans laquelle elles correspondent à cette réalité. Il n’est pas essentiel, cependant, qu’une quelconque préoccupation d’ordre éthique concorde exactement avec les opinions réelles d’une part substantielle du public. Les énoncés de préoccupation d’ordre éthique élaborés dans les présentes définissent des fardeaux de preuve que devrait se sentir forcé d’assumer quiconque est responsable de la pratique ou de la coordination de la biotechnologie alimentaire et agricole. Notre objectif déterminant n’est pas simplement de répondre aux inquiétudes du public (bien qu’il s’agisse là d’un élément intégrant d’une pratique responsable), mais d’établir le rapport entre cette sensibilité et les causes légitimes de préoccupation. L’histoire donne maints exemples de situations dans lesquelles le grand public est resté inattentif aux soucis d’ordre éthique les plus impérieux.

14 Pour de plus amples renseignements au sujet du NABC, voir son site Web, nabc@cornell.edu.

15 La recherche en sciences sociales permet de constater un degré élevé de variabilité en ce qui concerne la foi accordée aux messages des groupes d’activistes. Selon certains sondages, les organismes non gouvernementaux seraient parmi les sources d’information les plus dignes de confiance pour certaines sous-populations (voir Durant, Bauer et Gaskell, 1998).

http://cccb-cbac.ca


    Création: 2006-07-07
Révision: 2006-07-07
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